Le public fantôme – Walter Lippmann (1924)

Après quelques extraits de The Good Society dans le billet précédent, voici quelques extraits d’un autre ouvrage de Walter Lippmann, publié en 1924. Il s’agit des tous premiers paragraphes du livre.

Le citoyen aujourd’hui se sent comme un spectateur sourd assis au dernier rang : il a beau être conscient qu’il devrait prêter attention aux mystères qui se déroulent là-bas sur la scène, il n’arrive pas à rester éveillé. D’une façon où d’une autre, ce qui se passe le concerne, il le sait bien. Qu’il s’agisse des règles et règlements omniprésents, des impôts à payer chaque année ou des guerres qui surviennent à l’occasion, tout conspire à lui rappeler qu’il est pris de toute part dans le cours des événements.

Et pourtant, comment se convaincre que les affaires publiques sont aussi les siennes ? L’essentiel lui en demeure invisible. Les lieux où tout se passe sont des centres lointains d’où des puissances anonymes tirent les ficelles derrières les grandes scènes publiques. En tant que personne privée, notre citoyen ne sait pas vraiment ce qui s’y fait, ni qui le fait, ni où tout cela le mène. Aucun des journaux qu’il lit ne décrypte ce monde de manière à le lui rendre intelligible ; aucune école ne lui a appris comment se le représenter ; bien souvent, ses idéaux sont en décalage avec lui ; et ce n’est pas d’écouter des discours, d’énoncer des opinions et de voter qui le rendent capable pour autant de tenir les commandes, il s’en aperçoit bien. Il vit dans un monde qu’il ne peut voir, qu’il ne comprend pas et qu’il est incapable de diriger. […]

Passé l’âge des élans romantiques, quand son oreille s’est lassée des slogans politiques enflammés et que le voilà calmé et dégrisé, la question de son rôle dans les affaires publiques semble bien surfaite au citoyen — il la juge mineure et sans importance. […]

Tout le monde sait bien que le peuple tout entier ne prend pas part comme un seul homme aux affaires publiques. Aux États-Unis, moins de la moitié des électeurs se rendent aux urnes, même pour les présidentielles. Pendant la campagne de 1924, un effort tout particulier a été fait pour attirer davantage d’électeurs. Ils ne sont pas venus. Pourtant : constitution, nation, système des partis, succession à la présidence, propriété privée, le danger était censé rôder partout. Un des partis agitait le spectre du péril rouge, un autre celui de la corruption, un autre encore celui de la tyrannie et de l’impérialisme si les électeurs ne se déplaçaient pas en nombre. La moitié des citoyens n’a pas bougé.

Les choses ont-elles vraiment changé depuis 1924 ? Voici les résultats du scrutin d’hier en France et en Bretagne donnés en pourcentage des inscrits (qui ne tiennent évidemment pas compte de ceux qui ne sont même pas inscrits) :

Et voici de nouveau Lippmann :

Il n’y a donc rien de bien neuf dans ce désenchantement qu’exprime le citoyen en s’abstenant, en ne votant que pour la tête de liste, en ne se déplaçant pas pour les primaires, en ne lisant ni discours ni documents, et j’en passe : la liste de ses péchés par omission pour laquelle on le dénonce est longue. Ne comptez pas sur moi pour le dénoncer davantage. Je suis avec lui de tout cœur, car j’estime qu’on fait peser sur ses épaules le poids d’une tâche impossible et qu’on exige de lui la réalisation d’un idéal inaccessible.

Faut-il alors se résoudre à la loi d’airain des oligarchies dont parlait Michels ? Faut-il s’en remettre au gouvernement des experts et à l’human engineering ? Faut-il compter sur la dramatisation des enjeux autour d’un personnage, homme ou femme, à prétention providentielle, qui incarnera la « rupture » et sauvera la France et le monde grâce à ses multiples cerveaux bien irrigués, ses petits poings et ses petits muscles (oups, j’ai dit une bêtise là ?), telle que la permet chez nous l’élection à la Présidence de la République ? Faut-il compter sur quelque miracle des technologies de l’information et de la communication qui, de Facebook à Twitter, enverront quasi instantanément et en n’importe quel point du monde, sur le smartphone du wired citizen, les data lui permettant de se forger une opinion immédiate sur n’importe quelle question  ?

Vous en saurez peut-être un peu plus en lisant le livre de Walter Lippmann…

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2 réponses à Le public fantôme – Walter Lippmann (1924)

  1. Enclume des Nuits dit :

    Disons que le drame de l’affaire, c’est que dès lors qu’un consensus s’établit dans le sens d’une réforme du système de vote, ce sont les élus qui se chargent de réformer et de s’assurer que la réforme à venir ne met pas en péril leur main-mise.

    Lorsqu’il est flagrant que les dés sont pipés, qui s’empresse de jouer ?

    On a coutume de dire que voter est un devoir civique. N’est-ce pas à un aveu à demi-mot de l’incapacité actuelle de transformer le vote en potentiel de changement ?

    Mon propos peut sembler vain, sans proposition. J’en reste sur une position qui est mienne depuis bien des années : le principe même de profession politique est en cause. On ne devrait pas pouvoir faire carrière, on ne devrait pas pouvoir être réélu pour quelque mandat que ce soit. Le renouvellement systématique de la vie politique aurait sans doute bien à apporter que l’expérience d’une classe dirigeante en place depuis trop longtemps. Il est anormal d’avoir des élus ignorant le prix d’une baguette de pain. Il est anormal d’avoir des élus circulant dans des véhicules munis de plaques police et de gyrophare bleus. Il existe une chape de passe-droit hors de propos, sans fondement démocratique, entrenant une méconnaissance du monde de la part de ceux qui prétendent le gouverner.

    Et je dois dire qu’à défaut de changement en ce domaine, l’intérêt du vote est moindre. Tout le drame, c’est que ceux qui sont en moyen de changer cette situation sont ceux qui ont le moins d’intérêt à le faire.

  2. nv dit :

    Douces et justes paroles. Je crois que le concert de dénonciations des abstentionnistes est un des trucs les plus désagréables à entendre les lendemains de vote. Comme si.

    Et le Lippmann est vraiment un plaisir, lucide. Même quand on veut croire un peu à la démocratie, qui est aussi, dans son imperfection, un rempart contre les autres dérives du gouvernement des experts. Aussi un rappel aux technophiles béats, qui croient que la technologie change tout à cela… Latour a remis au goût du jour un éclairant pour nos jours…

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