Ferdinand de Saussure et la valeur en économie

Une petite réflexion à la va-vite : Ferdinand de Saussure définissait la valeur, à un premier niveau de généralité, comme « système d’équivalence entre des choses d’ordre différent » (travail/salaire, signifié/signifiant). Ainsi, la valeur d’une action, comme celle d’un mot, est d’abord définie de façon négative ou relationnelle, par tout ce qui l’entoure (l’action n n’est pas l’action n+1 et dans un capital divisé en 1000 actions, la valeur de chacune est 1/1000e alors que dans le même capital divisé en 10 000 actions, la valeur de chacune est 1/10 000e). Cette valeur au sens saussurien est seulement le rapport de la partie à l’ensemble. Mais cette valeur relative ou structurale n’est pas la seule, bien entendu, qui inquiète le détenteur d’actions : il ne s’inquiète pas seulement de savoir s’il détient 1/10 000e ou 1/100 000e du capital de l’entreprise X ; il s’inquiète aussi de connaître la valeur vénale, « absolue », de ses actions au fil du temps, soit ce que vaut telle action en monnaie à l’instant T (de même que le locuteur ne s’inquiète pas seulement – pour ne pas dire pas du tout – du fait que le passé simple tient sa valeur sémiologique de son opposition à l’imparfait, mais s’intéresse surtout à l’effet de sens qu’il veut produire au moment où il parle). On peut tenir le même raisonnement pour les unités monétaires, qui ont toujours une valeur relative ou structurale (par rapport à l’ensemble de la masse monétaire) et une valeur « absolue » (ce que chacune peut payer à l’instant T), en tenant compte d’ailleurs du fait que l’évolution de la valeur relative a une influence sur la valeur « absolue »1 tout comme l’évolution du système de la « langue » a une influence sur les effets de sens.

Il est possible que ces considérations semblent assez triviales. Il est peut-être un peu moins trivial de remarquer qu’on est là dans un système, au sens structural, tout à fait analogue à celui de la « langue » (contrairement d’ailleurs à ce que pensait de Saussure, qui le croyait seulement partiellement analogue). L’unité de capital (l’action) ou l’unité monétaire se définit d’abord négativement (l’unité monétaire a – ainsi cette pièce d’un euro – n’est pas l’unité monétaire b – ainsi cette deuxième pièce d’un euro), ainsi qu’en termes de rapport à un ensemble. Mais cette unité abstraite, négative, formelle, structurale, prend un contenu particulier dans telle ou telle conjoncture (tout comme le mot, unité abstraite de signification, fait sens dans un contexte).

Est-ce que j’enfonce des portes ouvertes ? F. de Saussure, selon les notes ajoutées par Tullio de Mauro au Cours de linguistique générale, était attentif aux débats de l’économie politique de son temps entre l’école historique de Gustav von Schmoller et l’école théorique de Carl Menger. Il semble qu’il ait pris connaissance du Manuale di economia politica de Vilfredo Pareto (publié en 1906 et traduit en français en 1909). La réciproque est-elle vraie ? Des économistes se sont-ils déjà intéressés à la définition saussurienne de la valeur linguistique pour la réutiliser dans leur domaine  ?

  1. Il doit bien déjà exister, chez les économistes, dans les travaux sur la monnaie et l’inflation, une terminologie plus adaptée, mais je n’ai pas le temps de chercher. []
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