Le crépuscule de la philosophie

Ce que j’avais lu dans la presse ne m’avait pas donné envie de lire le livre de Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne, d’autant plus que je répugne en général à me laisser imposer mes lectures par les médias. Mais il se trouve que le livre figurait en bonne place sur le présentoir des nouvelles acquisitions à la bibliothèque universitaire. Un peu étonné d’ailleurs, j’ai fini par céder à la curiosité, face à un livre qui a suscité quelque brouhaha médiatique ces derniers mois : je l’ai emprunté. Je n’ai pas été déçu : c’est encore pire que je ne le pensais ! Et Elisabeth Roudinesco a été bien gentille de lui faire autant de publicité. Je ne crois pas exagérer en disant que sur près de 600 pages, Onfray ne fait qu’enchaîner des attaques ad hominem : Freud était cocaïnomane, Freud trompait sa femme avec sa belle-sœur, Freud était superstitieux et adepte de l’occultisme, Freud était un faussaire, Freud était avide de gloire et d’argent, Freud n’avait qu’une petite puissance sexuelle, Freud avait une psyché incestueuse, Freud était onaniste, Freud souffrait de « névrose intestinale » (sic), Freud était un conservateur « ontologique » et « sexuel », respectueux des dictateurs, etc. En bref, Freud était un être en proie à toutes sortes de fantasmes, plein de « zones obscures », qui a pris son cas (pathologique) pour une généralité (c’est l’argument massue d’Onfray — qui reconnaît au moins, ce faisant, que les désirs et les fantasmes existent et qu’ils peuvent jouer un rôle déterminant dans une existence !).

Non pas qu’il ne soit légitime d’aborder de façon critique Freud et la psychanalyse. Bien au contraire. Mais on chercherait en vain dans ce livre une critique philosophique ou épistémologique qui relevât un peu le niveau. Sur le concept d’inconscient par exemple. Onfray a raison de dire que ce concept n’était pas propre à Freud. Il y a longtemps déjà (1992) que Marcel Gauchet, pour ne citer que lui, a montré que le concept d’inconscient était déjà présent chez les neurologues avant Freud. Mais justement, le véritable travail épistémologique consisterait à montrer pourquoi ce concept apparaît nécessaire à un certain nombre de chercheurs ou penseurs du XIXe siècle, en quoi il participe de l’épistémé de l’époque. Rien, absolument rien, de ce genre chez Onfray qui se contente de compiler quelques-unes des définitions que Freud donne de l’inconscient en omettant bien d’ailleurs celle de Métapsychologie, où l’inconscient est défini comme une hypothèse nécessaire et légitime pour rendre compte de toute une série de phénomènes comme les actes manqués, les rêves et certains symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels. Dans le même ordre d’idées, il est possible de relativiser l’originalité de la psychanalyse en montrant qu’elle participe finalement du même corps de paradigmes que les sciences cognitives, avec lesquelles elle s’affronte dans un débat sans issue tant que l’on ne change pas de paradigme. Rien de cela non plus chez Onfray, qui serait sans doute bien incapable d’une telle discussion. Aucune critique non plus de la théorie des stades (oral, anal, génital) et de son évolutionnisme foncier. Aucune critique de la nosographie freudienne ternaire qui oppose les névroses aux perversions et aux psychoses, quand l’introduction d’un quatrième groupe de pathologies, les psychopathies, permet de construire un tableau plus cohérent. Aucun repérage de la dérive sociologique de Freud qui, engagé initialement dans une tentative d’élaborer une théorie des affects (dans L’Esquisse d’une psychologie scientifique de 1895), y échoue très largement, rate une possible axiologie et se condamne, sous l’influence d’ailleurs de l’esprit de son temps, à une fuite en avant dans une sorte de sociologie du désir, qui, curieusement, laisse dans l’ombre les fondements du désir et de son inhibition.

Bref, je ne reprocherai pas à Onfray d’avoir voulu critiquer Freud. Une telle critique, encore une fois, est parfaitement légitime, les raisons en sont nombreuses (le paragraphe ci-dessus en a donné un aperçu) et d’excellents travaux, au terme desquels il ne reste peut-être plus grand chose de la lettre de la psychanalyse freudienne, se sont déjà engagés en ce sens. Ce que je reproche à Onfray, c’est plutôt son refus de s’engager dans une critique digne de ce nom. Même quand on se veut le disciple du philosophe au marteau, taper presque uniquement en dessous de la ceinture et dénoncer les fantasmes pour mieux choquer le bourgeois dans une optique in fine très moralisante et puritaine1, ne saurait tenir lieu de « philosophie ». Le bouquin se veut une « psychobiographie nietzschéenne de l’inventeur de la psychanalyse » (p. 94). J’aimerais voir ce que donnerait une telle « psychobiographie nietzschéenne » de Nietzsche lui-même ! On y insisterait surtout sur les soupçons de Richard Wagner quant à l’onanisme qui pourrait bien avoir joué un grand rôle dans la vie de Nietzsche, comme il « pourrait bien avoir joué un grand rôle dans la vie de Freud » (Onfray, p. 162 — je souligne) ? Ah ! ces intellectuels qui se masturbent !

Mais le plus grave est qu’en dehors de ce travail de basse démolition, Onfray, bien qu’il insiste à juste titre sur l’importance de l’Esquisse d’une psychologie scientifique parmi les ouvrages de Freud et qu’il laisse entendre (p. 113) qu’il pourrait exister une « psychanalyse scientifique » distincte de la « psychanalyse littéraire » et philosophique de Freud, n’a pas grand chose à proposer pour rendre compte du psychisme sinon quelques vagues références à la biologie et aux neurones2. C’est un peu court, jeune homme ! Le philosophe aurait-il été convaincu par Nicolas Sarkozy à l’occasion d’un fameux débat de 2007 lors duquel il offrit au futur Président de la République un exemplaire de Totem et tabou ? Le nietzschéen de gauche, fossoyeur des sciences humaines et allié objectif3 d’une domination sans partage de l’industrie pharmaceutique et des DSM successifs (lire ici) ? Quelle ironie !

  1. Onfray se range ainsi du côté de madame Freud qui voyait, paraît-il, dans les théories de son mari, « une forme de pornographie » — p. 242. []
  2. S’appuyant sur des textes comme Métapsychologie, La technique psychanalytique et l’Abrégé de psychanalyse, Onfray croit repérer un grand écart chez Freud entre une « extrême abstraction conceptuelle » et l’hypothèse d’un « avenir dans lequel la chimie rendrait la psychanalyse caduque » (p. 256). « La parole datée de Freud pour le verbe et contre le médicament ? Ou sa proposition prospective pour le médicament contre le verbe ? Le divan ou les neuroleptiques ? Le texte de Freud peut légitimer les deux… » (p. 256). Onfray est incapable de sortir de cette alternative dans laquelle il tranche d’ailleurs pour « le médicament ». []
  3. Onfray écrit quand même que « les médecines de la folie furent longtemps folles et [que] nous regarderons probablement un jour les nôtres avec le même regard amusé que celui avec lequel nous envisageons aujourd’hui les émétiques et les saignées de Diafoirus » (p. 264 — Je souligne.). Mais là encore, c’est un peu court ! []
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6 réponses à Le crépuscule de la philosophie

  1. Malaguarnera dit :

    J’annonce la parution aux éditions ILV-Edition de mon ouvrage en réponse à M. Onfray : Critique du Crépuscule d’une idole de M. Onfray.
    Voici la présentation de l’ouvrage :

    Après quelques jours de la parution du Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne de M. Onfray, Serafino Malaguarnera (psychologue clinicien et psychanalyste, auteur de plusieurs écrits et ouvrages), a réagi avec deux vidéos où il a présenté une critique serrée de ce brûlot. Après quelques semaines, Serafino Malaguarnera nous propose un ouvrage (paru aux éditions ILV-Edition), conçu comme une partition en quatre mouvements, qui démantèle d’une manière plus articulée, systématique et serrée l’ouvrage de M. Onfray. Dans le prélude, l’auteur nous situe, avec un peu d’humour, le Crépuscule d’une idole sur un axe historique et critique sous forme allégorique. Dans le premier et deuxième temps, les points majeurs des critiques qui lui ont été avancés sont déployés avec précision. Dans le troisième temps, l’auteur nous offre un commentaire critique sous forme de dialogue, percutant, serré, facile à lire des thèses sur lesquelles est bâti le Crépuscule d’une idole et des quatre premiers chapitres. En évitant toute démarche ad hominem, Serafino Malaguarnera préfère empoigner les outils propres à l’argumentation : la logique et la dialectique.

  2. Jean-Michel dit :

    C’est gentil d’utiliser mon blog pour faire l’auto-promotion de votre livre, mais un peu cavalier quand même !

  3. David dit :

    Je trouve qu’en présentant Michel Onfray comme un allié de l’industrie pharmaceutique vous le diffamez, il a l’avantage de ne pas avoir un point de vue hautain en excluant pas que les médecines actuelles puissent devenir caduques dans un temps futur. Parmi ses cours dans le séminaire sur Freud il propose de présenter une psychanalyse non freudienne dans des voies tels que la psychanalyse existentielle et le freudo-marxisme. D’autre part vous ignorez les démentis de Michel Onfray à se présenter sous l’angle d’une morale moralisatrice parce que derrière ces affirmations de cocaïnomane, de liaison adultère, il veut surtout dire que son article « sur la cocaïne » est un mensonge car Freud sait que la thérapie qu’il propose ne marche pas et que contrairement à ce que Freud écrit de lui-même il n’a pas renoncé à la sexualité pour pouvoir effectuer son auto-analyse. Vous écrivez « le véritable travail épistémologique consisterait à montrer pourquoi ce concept apparaît nécessaire à un certain nombre de chercheurs ou penseurs du XIXe siècle, en quoi il participe de l’épistémé de l’époque. » cela aurait plongé le travail dans le hors-sujet car on n’y traite pas de l’inconscient mais de Freud et la psychanalyse.

  4. Jean-Michel dit :

    Je ne présente pas Onfray comme un allié de l’industrie pharmaceutique. Je me demande s’il n’en est pas un « allié objectif » (« allié involontaire » serait une expression sans doute encore plus exacte). C’est différent. Je précise d’ailleurs bien en note sa remarque sur « les saignées de Diafoirus ».

    Pour le reste, vous avez le droit de défendre Onfray. Pour ma part, son livre ne m’a pas convaincu pour toutes les raisons exposées ci-dessus.

  5. El antifaz dit :

    « Freud était cocaïnomane, Freud trompait sa femme avec sa belle-sœur, Freud était superstitieux et adepte de l’occultisme, Freud était un faussaire, Freud était avide de gloire et d’argent, Freud n’avait qu’une petite puissance sexuelle, Freud avait une psyché incestueuse, Freud était onaniste, Freud souffrait de « névrose intestinale » (sic), Freud était un conservateur « ontologique » et « sexuel », respectueux des dictateurs, etc. »

    Ce qui est assez frappant, c’est l’incohérence (logique) de cette énumération d’anomalies. On pourrait reprocher à M. Onfray -outre ses attaques ad hominem et son argumentation épistémologiquement pauvre- ce que les rédacteurs des DSM savent très bien faire, c’est-à-dire signaler des écarts par rapport aux normes; l’une des conséquences de cette posture est un discours « normalisant ». Il aurait été intéressant(chose peut-être impossible!?) de rechercher une systématicité(pathologique?) dans les « comportements » de Sigmund Freud. On peut retrouver dans les conceptualisations de Rousseau, Comte et même de Nietzsche la systématicité de leurs hypothétiques troubles. Cela peut apporter un éclairage non négligeable dans la compréhension des « modèles explicatifs » proposés par chacun. Mais disqualifier l’auteur comme tend à le faire M. Onfray, c’est rechercher un handicap(une « mise en marge » ou une exclusion sociale) chez Freud plutôt qu’un trouble(une explication logique). Finalement, là où la mise en exergue d’anomalies « concrètes » aurait pu être le point de départ d’une explication elle est pour Onfray le point de départ d’une disqualification sociale où l’on apprend « bizarrement(!) » que Freud n’était pas comme nous!

  6. Jean-Michel dit :

    Très juste. Et j’en profite pour saluer cette excellente initiative qu’est le Club MÉD ;-), que je découvre par la même occasion. Il faudra le signaler aussi sur la liste de diffusion.

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