Une autre dette grecque

Entre novembre 1907 et février 1908, Max Weber rédige pour le Handwörterbuch der Staatswissenschaften — une encyclopédie des sciences économiques dont la plupart des auteurs sont recrutés parmi les membres du Verein für Sozialpolitik — la troisième version de son article sur les « conditions » ou « structures » agraires dans l’Antiquité (Agrarverhältnisse im Altertum, 1909). Le texte est disponible en français depuis une bonne douzaine d’années, grâce à la traduction de Catherine Colliot-Thélène et François Laroche (Économie et société dans l’Antiquité, La Découverte/Poche).

À l’époque, Max Weber est connu comme l’un des meilleurs spécialistes des questions agraires de l’Antiquité depuis sa thèse d’habilitation en droit sur L’histoire agraire romaine dans sa signification pour le droit public et privé (Die römische Agrargeschichte in ihrer Bedeutung für das Staats- und Privatrecht, 1891). Mais il s’est également construit une réputation dans le domaine des questions agraires contemporaines grâce à l’enquête menée pour le Verein für Sozialpolitik sur la condition des ouvriers agricoles à l’est de l’Elbe (Die Verhältnisse der Landarbeiter im ostelbischen Deutschland, 1892). Ces questions n’ont jamais cessé de l’intéresser comme le montre cette troisième version des Agraverhältnisse im Altertum, rédigée après L’éthique protestante (1904-1905) et Les sectes protestantes (1906). Et de la même manière qu’il reprend et développe en 1909 les Agraverhältnisse, il remaniera et augmentera considérablement L’éthique protestante pour l’édition de 1920.

Les Agrarverhältnisse, même en traduction française, ne sont pas simples à lire aujourd’hui. En spécialiste de l’Antiquité, Max Weber y mobilise en effet une érudition « technique » mais aussi une connaissance générale de l’Antiquité qui était beaucoup plus répandue dans le public cultivé de son époque que dans le public (même cultivé) actuel, où latinistes et hellénistes se font rares. (Remarque : Dans son introduction à la traduction française, Hinnerk Bruhns précise que la première traduction des Agrarverhältnisse fut une traduction en russe de 1925. De même la première traduction du court texte de Weber sur Les causes sociales du déclin de la civilisation antique (1896) fut une traduction russe de 1904. Weber fut donc connu — et surtout traduit — en Russie avant de l’être en France. Le tout premier texte de Weber traduit en langue étrangère, celui sur La Bourse publié en 1894 et 1896 dans la Bibliothèque ouvrière de F. Naumann, le fut d’ailleurs en russe dès 1897. Dans le cas présent, on peut sans doute mettre cela en lien avec le haut niveau dans les études antiques que la Russie avait atteint en 1910, niveau que souligne Natalia Gamalova dans un article de la dernière livraison de la revue Connaissance hellénique et qui s’effondra après la révolution et plus encore avec le stalinisme.)

Dans la dernière édition des Agrarverhältnisse, Weber commence par proposer une théorie économique générale des États antiques avant de s’intéresser à l’histoire agraire de chacune des grandes civilisations de l’Antiquité (Mésopotamie, Égypte, ancien Israël, Grèce et Rome).

Il est hors de question dans ce billet de faire une synthèse de l’ensemble du livre. Je me contenterai de rendre compte de la façon dont Weber expose les évolutions sociales qui, à la fin de la période archaïque de l’histoire grecque, conduisent Solon, élu archonte à Athènes en 594-593, à décider d’une σεισάχθεια (seisachtheia ou sisachtie)1 , au sens littéral d’un « rejet du fardeau », consistant dans l’annulation des dettes des paysans et la libération des esclaves pour dettes2.

Weber relève que l’on ne trouve chez Hésiode [Les travaux et les jours]

aucune trace d’une oppression féodale du paysan libre, travaillant avec un petit nombre de valets et de journaliers pour les récoltes. Seuls font l’objet de plaintes généralisées les abus judiciaires, l’intégration inévitable, temporaire ou définitive, dans la clientèle des riches afin de pouvoir ester en justice, et le droit de la dette. (p. 214)

Il ajoute que « ce dernier point est le point décisif » :

À l’opposé des États spartiate et crétois, et d’autres États féodaux reposant sur la conquête, l’asservissement des populations rurales est, partout où il se produit, régulièrement un asservissement pour dettes, à côté duquel régresse partout de plus en plus la clientèle de non-possédants (ainsi à Athènes les pelatai), alors qu’à l’origine elle était un phénomène allant de soi. (p. 214)

Une noblesse urbaine (Weber développe la thèse, pour l’Antiquité, d’un « féodalisme urbain » [Stadtfeudalismus]) tire ses revenus d’une abondante main d’œuvre d’hommes libres déchus, devenus esclaves pour dettes, à une époque où l’esclavage par achat n’est pas encore développé.

Ce qu’on trouve partout, particulièrement au Moyen Âge grec, c’est le fermage non libre ou semi-libre d’esclaves pour dettes ou débiteurs hypothécaires en cours de rachat. La relation d’endettement entre les deux couches de la propriété foncière : paysans et gros propriétaires de terres, de bétail et d’argent, est déjà caractéristique des premiers âges de l’Antiquité, et c’est elle qui différencie si profondément les conflits « sociaux » de cette époque de ceux de la nôtre : il faudrait pouvoir se représenter nos Junkers comme des créanciers, les paysans comme leurs débiteurs, et imaginer les Junkers résidant en ville, pour recréer cette situation dans notre contexte. (p. 216)

Comme on le voit, Weber, lorsqu’il étudie l’Antiquité, ne perd jamais de vue les questions qui lui sont contemporaines. L’histoire antique n’est pas une partie annexe de son œuvre : elle participe d’une problématique générale visant à comprendre et expliquer ce qui caractérise le capitalisme moderne. Mais cette étude érudite de l’Antiquité met aussi Weber à l’abri des analogies historiques rapides et abusives, qui conduisent inévitablement à dire des âneries.

Comment se met en place cet esclavage pour dettes ?

Les lignages [nobles] des cités grecques, poursuit Weber, surtout des cités maritimes sont toujours partie prenante de la possession de navires, et souvent, comme Solon, ils participent directement au commerce. En tant que principaux propriétaires de céréales, ce sont eux qui prêtaient aux paysans chaque année de disette. (p. 216)

Par ailleurs, alors que la monnaie a fait son apparition (elle n’existait pas dans les temps homériques), la participation des lignages urbains au commerce leur permet de développer une fortune en argent.

La cité archaïque entre alors en crise.

La différenciation des revenus introduite par l’économie monétaire créa des parvenus et des hommes libres sans biens, elle ruina des lignages nobles et introduisit les oppositions les plus passionnées dans la polis. […] La domination de la ville sur la campagne ne pouvait plus être maintenue là où la classe possédante commençait à être traversée par des oppositions violentes. (p. 218)

Weber observe en effet qu’au sein de la ville elle-même, l’ancienne noblesse agraire est concurrencée par une bourgeoisie d’artisans (dêmiourgoi) et de commerçants enrichis. (Remarque : Une telle explication en termes de lutte de classes — l’expression revient souvent sous la plume de Weber dans les Agrarverhältnisse — suffit à réfuter l’identification que fait Louis Chauvel de la conception wéberienne des classes avec une conception « nominaliste » dans laquelle « la classe sociale n’est pas autre chose, a priori, que la somme des individus […] que le chercheur décide d’assembler selon ses critères propres ». De la même façon que le mot chien ne mord pas, de simples agrégats statistiques contruits par les chercheurs ne luttent pas les uns contre les autres.).

Une partie de la noblesse va alors chercher une solution de compromis avec les paysans, solution d’autant plus urgente à trouver que « l’esclavage pour dette des paysans [menace] à présent la capacité militaire de l’État et sa position de pouvoir » (p. 217).

Le radicalisme paysan engendré par la privation de droits politiques, par le déclassement social et par la menace économique pesant sur les propriétaires fonciers aptes à l’hoplitat était le danger politique le plus grave pour la noblesse.

Il faut en effet tenir compte également des transformations de l’art militaire. L’armée des nobles qui vont au combat sur leurs chars, accompagnés de fantassins, est remplacée par l’armée des hoplites.

La « mesure révolutionnaire de la seisachtheia » prise par Solon représentera justement à Athènes cette solution de compromis. Elle répond à l’exigence par la paysannerie et la petite bourgeoisie montante « économiquement en mesure de porter les armes » d’une

élimination de l’asservissement personnel pour dettes, mais surtout de la pression des dettes d’argent et de sa conséquence : le déclassement des petits propriétaires, par l’élimination de l’esclavage pour dettes, par une limitation de l’intérêt et du regroupement des terres. (p. 219)

La seisachtheia de Solon annule les dettes des paysans, libère les esclaves pour dettes demeurés dans l’Attique et rachète ceux qui avaient été vendus à l’extérieur. Elle répond donc « de la manière la plus large aux souhaits des paysans » et correspond bien

à l’esprit politique du processus : le maintien de l’armée des hoplites, sur laquelle repose désormais exclusivement la puissance militaire de l’État.

Une autre seisachtheia, plus limitée, eut lieu à Mégare, où les paysans imposèrent l’annulation des intérêts payés au créanciers.

Même si la tendance ne fut « ni continue, ni régulière », la voie était ouverte pour la formation de la cité de l’âge classique.

Ce n’est évidemment pas un hasard si certains en Grèce aujourd’hui demandent une nouvelle seisachtheia. Les peuples ne cessent de relire leur histoire afin d’y trouver des moyens de penser et d’agir au présent.

Le « savant », par contre, mettra en garde contre la tentation de rechercher dans l’histoire des analogies exactes avec les problèmes sociaux actuels et des solutions toutes faites à ces problèmes. Comme le souligne Hinnerk Bruhns, cette mise en garde est bien celle de Weber. Dans la conférence de 1896 sur Les causes sociales du déclin de la civilisation antique, Weber tient à le dire au préalable à son public :

Les problèmes sociaux qui nous occupent aujourd’hui n’ont rien ou très peu à tirer de l’histoire de l’Antiquité. […] Nos problèmes sont radicalement différents ; la pièce que nous suivons n’a qu’un intérêt historique, mais c’est une des plus singulières qui soient : l’autodissolution d’une vieille civilisation.

L’érudition, avec son exigence de précision, peut d’ailleurs être considérée aussi comme précaution méthodologique contre ce type d’analogies hâtives.

Insistant […] fortement sur la distance qui nous sépare de l’Antiquité, tout en fondant l’acte de recherche sur la comparaison systématique, Weber faisait monter radicalement l’exigence d’explication rationnelle (Hinnerk Bruhns, p. 58).

Si une analogie terme à terme est donc évidemment exclue entre les problèmes sociaux du temps de Solon et ceux de la crise actuelle, une analyse de la crise actuelle de la dette en termes de classes et de lutte de classes entrerait en revanche parfaitement dans la perspective wéberienne.

* *

Petite remarque finale. Au tout début de sa conférence sur Les causes sociales du déclin de la civilisation antique, Weber affirme sans nuances que « dès le début du IIIe siècle, la littérature romaine était devenue stérile » et que « la langue latine se mit bientôt à dépérir complètement ». Qu’en aurait pensé le regretté Lucien Jerphagnon, éditeur dans la Bibliothèque de la Pléiade des Œuvres complètes de saint Augustin ? C’est aussi poser la question de la place de Weber dans l’historiographie de l’Antiquité, de sa redécouverte mais aussi de son dépassement par ses successeurs.

  1. De σείω, « secouer, ébranler, agiter » — cf. le français « séisme » — et ἄχθος, « charge, fardeau ». []
  2. La question de l’esclavage pour dette est également traitée par Weber dans Le judaïsme antique, où il retrouve l’équivalent d’une seisachtheia dans certains passages du livre de l’Alliance (Le Judaïsme antique, 1998, p. 94-95) []
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2 réponses à Une autre dette grecque

  1. Eugène dit :

    Effacer les abus de rente au détriment des peuples … Une telle disposition ne pourrait-elle pas être prévue dans les constitutions?

    Comment travailler avec les tunisiens confrontés à la mise au point de la leur? Légaliser le légitime me parait une position laïque apte à neutraliser des abus de charia, non?

  2. Anthropiques dit :

    Je ne suis pas sûr que le problème actuel de la dette s’analyse seulement comme un abus de rente au détriment du peuple, ni que Weber l’aurait analysé ainsi ! D’autant moins que, dans le cas grec, parmi les rentiers (et les créanciers), il y a aussi les retraités qui sont par ailleurs… une des composantes du peuple ! (Voir aussi ici et notamment le commentaire 8.) En tout cas, le principe d’une σεισάχθεια partielle, pour reprendre ce terme, est acquis aujourd’hui, le problème semblant être justement de faire accepter aux créanciers le fait de renoncer à plus de 50 % de leurs créances.

    C’est ce que je me suis dit aussitôt après avoir écrit et publié ce billet : parler de classes et de lutte de classes risquait, malgré la référence explicite à Weber, de renvoyer à des schémas binaires dans le style de Marx. Or Weber nous permet justement d’aller au-delà. Mais ce n’est sans doute pas suffisant. Au même titre que le concept d’ouvrier, des concepts comme celui de « rentier » demandent sans doute à être analysés en termes de statut, de position (notabilité), de fonction et de rôle. Sans oublier la relation contribution-rétribution (salaire, rente, retraite…). Sans oublier non plus, bien sûr, les différences historiques : le « citoyen-rentier » antique (la rente est ce qui permet l’otium de l’homo politicus) n’est pas le « retraité-rentier » d’aujourd’hui…

    Quant à la question de la légitimité, c’est un autre problème. Mais je ne crois pas que l’inscription dans la constitution d’une quelconque « règle d’or » (pas forcément celle défendue — et déjà abandonnée ? — par V. Pécresse) suffise à la garantir.

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