Le consommateur (vraiment) rationnel est-il un rat ? (suite)

Quelques notes supplémentaires à la suite du précédent billet :

L’expérience menée avec des rats dont parlait Krugman était vraisemblablement celle ayant donné lieu à un article dans le Quarterly Journal of Economics, car cet article est également cité dans un autre manuel de microéconomie.

D’autres passages du manuel de Krugman montrent qu’il ne parvient pas à sortir d’une conception étroite de la rationalité.

C’est le cas au chapitre 16 qui traite de la concurrence monopolistique et de la différenciation des produits. Krugman y explique que sur un marché de concurrence parfaite, les producteurs doivent prendre les prix comme une donnée : ils n’ont aucun pouvoir de marché (ils ne peuvent pas augmenter leur prix au-delà du prix du marché) et n’ont aucun intérêt à faire de la publicité. En situation de concurrence monopolistique, par contre, les producteurs peuvent acquérir un certain pouvoir de marché en différenciant leurs produits et gagnent souvent à faire de la publicité pour ces produits différenciés. Il reste à comprendre, écrivent les auteurs, pourquoi la publicité fonctionne. Cela ne leur paraît pas compliqué toutes les fois où la publicité apporte des informations sur l’existence même des produits et sur leurs caractéristiques : le consommateur a besoin de ces informations pour choisir (marché de l’automobile ou de l’immobilier par exemple). Par contre, les cas comme ceux dans lesquels une firme fait appel à une célébrité pour vanter un produit leur semblent plus problématiques. Ils ne sont pas loin de dire que ces cas échappent à la rationalité :

Pourquoi les consommateurs sont-ils influencés par des publicités qui ne fournissent pas réellement d’information sur le produit ? Une réponse possible est que les consommateurs ne sont pas aussi rationnels que le supposent les économistes. Peut-être que le jugement des consommateurs, où même leurs goûts, peuvent être influencés par des choses que les économistes considéreraient comme sans pertinence, telles que le fait qu’une compagnie a utilisé une célébrité très charismatique pour vanter les mérites de son produit. Et il y a sûrement du vrai là-dedans. La rationalité du consommateur est une hypothèse de travail utile ; ce n’est pas une vérité absolue. (730-731)

Une hypothèse de travail encore plus utile serait celle de l’existence d’une pluralité de rationalités. Mais Krugman et Wells ne semblent pas pouvoir l’envisager : ne sont rationnels pour eux que les comportements jugés tels par les économistes. S’il apparaît que le comportement du consommateur échappe tant soit peu à cette rationalité, c’est que « les consommateurs ne sont pas aussi rationnels que le supposent les économistes ». A moins que l’on ne puisse retrouver cette rationalité unique en faisant par exemple l’hypothèse de « signaux » indirects interprétés par les consommateurs :

Une autre réponse est que la réaction des consommateurs à la publicité n’est pas entièrement irrationnelle, puisque les campagnes publicitaires peuvent servir de « signaux » indirects dans un monde où les consommateurs ne sont pas bien informés sur les produits. Pour prendre un exemple courant, supposez que vous ayiez besoin de faire appel à un service local que vous n’utilisez pas régulièrement – une réparation sur votre voiture ou un déménagement. Vous allez dans les pages jaunes où vous allez trouver une liste de numéros, dont certains sont accompagnés de placards publicitaires. Vous savez que ces publicités sont là parce que des firmes ont payé pour qu’elles y soient ; et pourtant, il peut être rationnel d’appeler une des firmes ayant un placard publicitaire. Après tout, la publicité signifie probablement qu’il s’agit d’une entreprise de taille relativement importante et ayant pignon sur rue – autrement, cette compagnie n’aurait pas trouvé intéressant de dépenser de l’argent pour faire de la publicité. (731)

Il n’est pas impossible en effet que, confronté par exemple au fait de devoir choisir un couvreur à partir de la liste des pages jaunes, le consommateur tienne un raisonnement économique plus ou moins proche de celui qu’imagine Krugman, qui le conduit à appeler d’abord l’entreprise dont le placard publicitaire est le plus voyant. Mais il se peut aussi que ce choix soit simplement dû justement au caractère plus voyant du placard en question (police de caractère de plus grande taille, usage de la couleur, etc.) et cela indépendamment de tout raisonnement économique : c’est l’impact perceptif seul qui a alors joué. Seule une enquête empirique permettrait, dans chaque cas, d’en décider. Pourtant, c’est en faisant l’hypothèse d’un tel raisonnement que Krugman et Wells parviennent à faire entrer au moins partiellement dans leur cadre conceptuel les cas de publicités faisant appel à des célébrités :

Le même principe peut expliquer en partie pourquoi les publicités font appel à des célébrités. Vous ne pensez pas réellement que le top model préfère cette montre ; mais le fait que le fabricant de cette montre veuille et soit capable de payer le top model vous indique qu’il s’agit d’une compagnie importante qui est probablement à la hauteur de son produit. Selon ce raisonnement, une publicité prestigieuse sert à établir la qualité du produit d’une firme aux yeux des consommateurs. (731)

Il n’est pas impossible, encore une fois, que certains consommateurs tiennent un raisonnement de ce type face, par exemple, à un spot publicitaire pour une marque de café dans lequel joue George Clooney. Mais, comme l’indiquent les auteurs eux-mêmes, cela n’explique sans doute qu’en partie l’impact positif pour une firme d’une telle publicité (qui pourrait croire que c’est ce raisonnement que tinrent la majorité des consommateurs américains en voyant Bob Dylan dans ce spot pour Victoria’s Secret ?). Et ce qui est contestable, surtout, c’est de laisser croire qu’en dehors de ce raisonnement, l’impact de la publicité reposerait sur des facteurs irrationnels. Une hypothèse utile, pour parler comme nos auteurs, est qu’il existe peut-être d’autres rationalités que la rationalité économique : les jeux d’identification (y compris à une célébrité quelconque) et de différenciation – y compris les jeux de distinction dont parlait Bourdieu – sont peut-être tout aussi rationnels, même s’ils le sont autrement et sur un autre plan (si nous posons ainsi la question, c’est parce que nous y avons répondu ailleurs positivement).

De la même façon, les auteurs se demandent si « la préférence des consommateurs pour des marques connues [n’est pas] le reflet de leur irrationalité » (732). Seul le fait que la marque soit porteuse d’information économique leur semble pouvoir dans ces cas sauver la rationalité (information sur la qualité du produit ou du service, réputation de l’entreprise à défendre…). Le succès de la vodka Absolut décrit par James B. Twitchell dans Twenty Ads That Shook the World leur apparaît du coup comme un exemple d’irrationalité : voici en effet un cas dans lequel la publicité est parvenue à faire croire en l’existence d’une différence entre les produits là où il n’existe pas de différence réelle (en Suède, où la publicité pour l’alcool est interdite par la loi, les consommateurs ne manifestent aucune préférence pour Absolut par rapport à des marques moins chères). Il ne leur reste plus alors qu’à poser une question qui relève selon eux de la « métaphysique » :

si le goût de l’Absolut n’est pas réellement différent de celui des autres marques, mais que la publicité parvient à convaincre les consommateurs qu’ils détiennent un produit distinct, qui sommes-nous pour dire qu’ils se trompent ? La distinction n’est-elle pas dans l’esprit de celui qui consomme ? (733)

« Économistes, encore un effort !», sommes-nous alors tentés de dire. Car avec cette dernière phrase Krugman et Wells frôlent, sans bien sans rendre compte sans doute, l’hypothèse d’une rationalité incorporée et pourquoi pas d’une pluralité de rationalités incorporées aux produits par ceux qui les consomment.

Ils sont bien loin de franchir le pas cependant et restent dans leur modèle à rationalité unique.

Bref, bien qu’il ne soit certainement pas le plus borné des économistes, Krugman n’a toujours pas intégré ne serait-ce que l’enseignement de Max Weber qui distinguait, on le sait, les actions rationnelles en finalité (zweckrational) et les actions rationnelles en valeur (wertrational).

L’un des problèmes, avec une conception de la rationalité qui reste aussi étroite que celle de Krugman, c’est que l’on tend à rejeter dans l’irrationnel une bonne partie des comportements humains, s’exposant ainsi à n’y rien comprendre. Cela n’est peut-être pas sans danger d’un point de vue politique quand on sait que le savoir économique (de plus ou moins bonne qualité il est vrai) est au cœur de la formation des « élites », peu préparées de ce fait à affronter ce que Julien Freund appelait « l’essence du politique ».

Ce contenu a été publié dans Axiologie, Sciences humaines, Sociologie, avec comme mot(s)-clé(s) , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Le consommateur (vraiment) rationnel est-il un rat ? (suite)

  1. Eugène dit :

    C’est bien le pb de la rationalité! Qu’est ce qu’il faut mettre sous ce concept si l’on ne veut pas que l’économie devienne ou reste le garant de l’immondialisation?

    Tu avais pointé la différence choix/décision dans le billet précédent. Je pense qu’il faudrait que tu développes.

Les commentaires sont fermés.