Pôle, pool et autres métaphores

Il y avait les pôles nord et sud. Il y a désormais une multitude de pôles (dont au moins un autre nord, à Tours). Rien que dans mon université, une recherche avec le mot pôle sur le site web permet d’en trouver un grand nombre : pôle budget et dépenses, pôle opérations pluriannuelles et recettes, pôle commandes publiques, pôle pilotage, pôle école doctorale, pôle soutien aux recherches, pôle LANSAD, pôle SFC, etc. Mais Rennes 2 n’est pas seule concernée. Une même recherche sur les sites de l’UBO et à Paris 8 (pour prendre deux exemples au hasard) en donne d’autres occurrences. Et ce serait sans doute vrai d’autres universités. Les collectivités territoriales ne sont pas en reste : pôle associatif, pôle enfance, pôle d’échange multimodal, pôle d’activité et de soins adaptés, sont quelques-unes des occurrences que l’on peut trouver, par exemple, via le site de Rennes Métropole. Le site du Conseil général d’Ille-et-Vilaine permet d’ajouter un «pôle d’enseignement supérieur, de recherche et d’innovation de premier ordre» que possède le département, mais aussi un pôle Bioagropolis (à Fougères) dont le département entend développer la coopération avec les autres «pôles d’excellence» du département, dont le Biopôle rennais. On y apprend aussi que la prosaïque «gare» de Rennes, «entame sa mutation» pour «devenir le pôle d’échanges multimodal local et régional» (c’est quand même autre chose qu’une banale gare qui rappelle le garage et sa voie). Ceux qui souhaitent se procurer le Guide pratique pour les personnes en situation de handicap peuvent, quant à eux, s’adresser au pôle solidarité du Conseil général. Quant au nouveau stade départemental d’athlétisme, il se trouve à proximité du pôle recherche et santé, voisin de l’université. Le Conseil régional semble un peu plus chiche en pôles, du moins si l’on en croit le moteur de recherche interne de son site web (aucune occurrence). Mais Google permet de combler le vide: pôle fruitier régional, pôle images et réseaux, pôle d’excellence cyber, pôles de compétitivité… Nul doute qu’une recherche dans d’autres collectivités, d’autres régions, permettrait d’accroître la moisson (dans laquelle on trouverait bien évidemment Pôle emploi succédant à l’ANPE et aux Assedics). Le succès de ce mot pôle témoigne d’une évolution de la langue administrative qui était déjà amorcée au XXe siècle. Selon le Trésor de la langue française informatisé, le sens figuré de «point central qui exerce une attraction, un rayonnement» serait dérivé du sens qu’a le mot en électricité (pôles positif et négatif) et surtout en magnétisme (avec les deux pôles d’un aimant). Le même dictionnaire nous donne quelques occurrences du mot au sens «social» chez Maurice Barrès et Roger Martin du Gard :

Le syndicat tend à apparaître comme le pôle d’attraction le plus efficace, le plus ardent centre de vie (BARRÈS, Cahiers, t.5, 1907, p.90). Le café-tabac constitue, avec la poste et la mairie, le troisième et principal pôle attractif de la place (MARTIN DU G., Vieille Fr., 1933, p.1029).

Mais le sens administratif actuel semble être apparu un peu plus tardivement, comme peuvent en témoigner deux autres citations, l’une de François Perroux, l’autre d’un journaliste du Point, qui reprend sans doute le vocabulaire utilisé dans l’entreprise :

ÉCON. POL., GÉOGR. HUM. Pôle de croissance, d’équilibre. La création d’un pôle de développement augmente dynamiquement le taux d’accroissement de la productivité dans un ensemble d’activités du pays qui en bénéficie (PERROUX, Écon. XXes., 1964, p.605). Matra renforce sa position à Europe 1, rachète une part de Manurhin et veut simultanément créer un grand pôle français de composants électroniques. Pourquoi? (Le Point, 13 nov. 1978, p.123).

Le monde de l’entreprise et de l’industrie pourrait avoir joué un grand rôle dans cette évolution linguistique. Cet article de Jocelyne Barreau et Jean Le Nay dans la Revue d’économie industrielle (1982) montre que le mot au sens actuel semblait déjà d’usage courant dans l’industrie (pôle électronique, pôle téléphonie…) au début des années 1980.

Une question possible à ce stade est celle du lien entre le succès de cet usage du mot pôle et l’émergence d’une «cité par projets», caractéristique selon Luc Boltanski et Eve Chiapello du «nouvel esprit du capitalisme» (il faudrait pour cela s’intéresser aux mots que «pôle» est venu remplacer). Je me contenterai, au moins pour l’instant, de m’être posé la question.

Là où les choses se compliquent, c’est quand un document ou un locuteur parle de pool au lieu de pôle. Je n’ai pas retrouvé le document où apparaissait ce mot, qui m’a donné l’idée de ce billet. Mais le web nous en livre quelques occurrences : ce pôle d’excellence fromagère qui est aussi bien un «pool de structures d’enseignement, recherche-développement et d’analyses dédiées à une précieuse ressource locale : le lait et ses dérivés» ou encore ce «pool enfance-jeunesse» évoqué par le maire de Notre-Dame-des-Landes. La confusion ou l’usage de ces deux termes comme synonymes s’explique sans doute par leur quasi-homophonie. Mais n’est-ce pas aussi parce que pôle, à partir de son sens «magnétique» de «pôle d’attraction», est venu traduire l’anglais pool, un terme de jeu de cartes qui, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, est devenu aussi un terme de la langue des affaires, au sens de groupement de partenaires économiques (pool bancaire…) puis de groupe de personnes travaillant à une même tâche (pool de dactylos…) ? Je ne suis pas certain de la réponse, mais il y a là une hypothèse à vérifier.

Je ne maîtrise pas suffisamment l’anglais pour en être tout à fait sûr, mais il ne me semble pas en tout cas que cette langue utilise pole au sens «social» et administratif qu’a pris le mot dans le français d’aujourd’hui (l’Oxford English Dictionnary ne donne aucune définition s’en rapprochant). Ce qui est sûr c’est que l’origine des deux mots, pôle et pool, est différente. Le latin polus (lui-même du grec πόλος: pivot, axe du monde) pour pôle (et anglais pole). Le français poule pour l’anglais pool, un terme de jeu désignant la «quantité d’argent ou de jeton qui résulte de la mise de chacun des joueurs et qui appartient à celui qui gagne le coup», dont les dictionnaires ne donnent pas d’occurrence avant le XVIIe siècle. Ces mêmes dictionnaires précisent qu’il s’agit d’un terme d’argot dont l’étymologie est obscure, peut-être un sens dérivé du nom de l’oiseau. Dans ce cas, l’étymologie lointaine serait le latin pulla, féminin de pullus (petit d’un animal, poussin, poulain), apparenté au grec πῶλος (poulain, jeune animal), pour lequel Chantraine propose une origine indo-européenne.

Mais la nouvelle langue administrative ne fait pas seulement un abondant usage du mot pôle.

Plus récemment, c’est le terme écosystème qui est entré dans l’usage administratif. Son étymologie est bien connue : il s’agit d’un néologisme créé en 1935 par le botaniste britannique Arthur George Tansley qui a un sens précis en écologie. Sans lien direct avec la science écologique, il apparaît à 5 reprises dans le «document d’orientation stratégique» de la Communauté d’Universités et Établissements de Bretagne et Pays-de-la-Loire qui nous a été transmis récemment, sans jamais être défini. C’est que tout le monde, je suppose, est censé savoir ce qu’il signifie. C’est pourtant loin d’être le cas: si son sens en écologie est à peu près clair, son sens métaphorique dans la nouvelle langue administrative m’échappe à peu près complètement. Cette façon d’utiliser des mots aussi nouveaux que chics sans jamais les définir me semble caractéristique des processus de constitution d’une doxa. L’important n’est pas ce que les mots veulent dire. L’important est seulement de les utiliser pour montrer que l’on fait partie des gens dans le coup, ceux qui vont dans le sens du mouvement et ne font qu’un avec l’air du temps. Dans cette acception doxique, les écosystèmes sont préférentiellement «d’excellence» (clic). Mais ça veut dire quoi en écologie un «écosystème d’excellence» ?

Autre expression rencontrée dans le même document : celle de «masse critique» (2 occurrences). Elle est aussi dans l’air du temps. Il s’agit de l’«atteindre» par toutes sortes de regroupements. Elle est censée se conjuguer avec l’«excellence» pour permettre le «développement de projets d’envergure». Chacun sait (mais peut-être pas en fait) que cette expression trouve son origine dans la physique nucléaire où «la masse critique d’un matériau fissile est la quantité de ce matériau nécessaire au déclenchement d’une réaction nucléaire en chaîne de fission nucléaire» (clic Wikipédia). Parler de masse critique en matière de politique de recherche veut dire que l’on assimile par métaphore le processus de découverte et de création scientifique au processus de fission nucléaire. Les deux processus fonctionneraient de manière analogue. Dans les deux cas, il faudrait réunir une quantité suffisante (de matériau fissile ou de chercheurs) pour que la réaction (la fission, la découverte) se déclenche. D’autres, avant moi, ont souligné que cette métaphore n’était qu’une idée reçue, sans aucun fondement empirique. Les utilisateurs de l’expression pourront répondre que ce n’est justement qu’une métaphore. Il n’empêche qu’elle laisse croire, sans plus d’examen, à l’existence d’une relation de causalité quasi-mécanique entre quantité, regroupement plus ou moins bureaucratique d’une part et créativité scientifique de l’autre, et qu’elle témoigne d’une absence totale de réflexion épistémologique sur ce qui fait la spécificité des processus humains et sociaux impliqués dans la recherche scientifique (relire à ce sujet ne serait-ce que les livres de Bachelard, à commencer par La formation de l’esprit scientifique : «Une science qui accepte les images est, plus que tout autre, victime de métaphores. Aussi l’esprit scientifique doit-il sans cesse lutter contre les images, contre les analogies, contre les métaphores» – p. 38).

Bourdieu, il est vrai, empruntait le concept de champ à la physique et n’hésitait pas, dans ses premiers travaux, à écrire que le «champ intellectuel, à la façon d’un champ magnétique, constitue un système de ligne de forces» («Champ intellectuel et projet créateur», Les temps modernes, 246, 1966). Mais son emprunt du concept de «champ» à la physique n’en était pas moins un minimum contrôlé (ce qui ne l’empêche pas d’être critiquable, cf. Le Bot, 2010, p. 279-280). Ce n’est absolument pas le cas de l’usage que font nos gentils organisateurs de la métaphore de masse critique, censée aller de soi et valoir explication. Les «SHS», ça sert à quoi ?

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