Cabu, Les années 70 (1969-1979)

Quand j’ai appris la mort de Cabu, le 7 janvier dernier, ma première réaction a été de sortir de ma bibliothèque l’album Les années 1970 qui reprend quelques unes de ses meilleurs planches publiées entre 1969 et 1979. cabu Or il se trouve que je suis également depuis décembre, grâce au web, les séminaires de Marcel Gauchet à l’EHESS dans lesquels il est justement question de ces années 1970, qui furent selon Gauchet celles de la sortie définitive de la religion ou, plus précisément, de la structuration hétéronome des collectivités humaines, de façon particulièrement nette en Europe. L’album de Cabu en témoigne à sa façon. Mais le recul du temps permet d’aller un peu plus loin : c’est que ses cibles favorites dans ces années-là apparaissent aujourd’hui bien dérisoires. Cabu ne risquait pas grand-chose de l’ombre du Général, ni de Malraux, ni des Pompidou, ni de Bigeard, ni de l’armée française en général, ni du patron de bar de Châlons-sur-Marne, archétype selon lui du « Beauf », ni des bonnes sœurs, ni de Marcellin, ni des jeunes giscardiens, ni des CRS, ni même de Philippe Clay. Il ne pouvait sans doute pas l’imaginer à l’époque, mais les objets de sa dérision, dont certains n’existaient déjà plus qu’à l’état de vestiges – dès 1938, dans un article de L’Encyclopédie française sur l’institution familiale, le psychanalyste Jacques Lacan observait par exemple le déclin de l’imago paternelle -, dessinaient un monde dans lequel il pouvait encore rire en toute insouciance. Le tournant des années 1970, pour parler comme Marcel Gauchet, celui de l’effacement définitif d’un mode d’autorité et des institutions correspondantes, héritées de l’ancienne France, a certainement représenté une libération pour la génération de Cabu. Mais il fut immédiatement suivi d’évolutions, dans d’autres régions du globe, qui créaient un monde à bien des égards plus dangereux que celui des sixties et des seventies. La planches les plus récentes de l’album datent de l’année 1979. Or ce ne fut pas une année banale. Comme le soulignait Gauchet, dans la séance de séminaire du 26 novembre, cette année 1979 est marquée par toute une série d’événements de portée mondiale, dont les contemporains, sur le coup, ne comprirent sans doute pas toute l’importance. Le discours de Deng Xiaoping au 11e Congrès du Parti communiste chinois, le 28 décembre 1978, annonce le lancement des « Quatre modernisations » qui vont faire de la Chine la puissance économique mondiale que l’on connaît (associées à l’invention américaine du conteneur, un peu plus de vingt ans auparavant). Fin janvier 1979, l’ayatollah Khomeiny quitte sa résidence d’exil française de Neauphle-le-Château (je me souviens vaguement en avoir vu des images à la télévision). Il arrive le 1er février à Téhéran pour prendre la tête de la Révolution islamique, dont l’influence sera considérable sur la montée du fondamentalisme musulman en général. Ce début d’année est aussi marqué par le deuxième choc pétrolier, lié bien évidemment aux événements en Iran. Le 4 mai voit l’arrivée de Margaret Thatcher au poste de premier ministre de Grande-Bretagne. La victoire des conservateurs britanniques ouvre pour l’Europe, l’ère des politiques dites « néo-libérales ». En attendant l’élection de Ronald Reagan aux USA, le nouveau président de la FED, Paul Volcker, nommé par le président Jimmy Carter en août, annonce lors d’une conférence de presse du 6 octobre que son institution, afin de juguler l’inflation, va s’attacher désormais à contrôler la masse monétaire en laissant flotter les taux d’intérêt (à l’inverse de ce qu’elle faisait précédemment). Associée à une augmentation du volume des emprunts privés comme publics à partir du début des 1980, cette nouvelle politique monétaire est l’un des facteurs du boom du secteur financier – et notamment du marché des obligations – dont va s’inspirer Oliver Stone pour Wall Street quelques années plus tard (voir à ce sujet le livre témoignage de Michael Lewis, Liar’s Poker, 1989). Et il nous faut évidemment clore cette série d’événements internationaux par l’entrée des troupes soviétiques en Afghanistan dans la nuit du 24 au 25 décembre, qui marquera le début de la fin pour l’URSS (et pour les partis communistes alignés sur Moscou, dont le PCF, une autre des cibles favorites de Cabu). Les rebelles islamistes afghans déclarent aussitôt la guerre sainte contre l’envahisseur (le mot arabe moudjahidine entre alors dans le vocabulaire occidental) et vont bénéficier d’une aide saoudienne (dont celle d’un certain Oussama ben Laden) ainsi que celle des USA jouant avec le feu. Bref, de très nombreuses bases de notre « mondialisation », avec ses promesses mais aussi ses dangers ont été posées cette année-là. L’histoire s’accélérait à un moment où l’Europe voulait en sortir, comme l’avait écrit Raymond Aron en conclusion de son livre sur Clausewitz paru trois ans auparavant. Un Eschyle ou un Sophocle arriverait peut-être à nous convaincre à partir de là que le destin de Cabu était joué dès ce moment. Les conditions, en tout cas, étaient en place pour que des « réseaux » ou des « cellules » se réclamant ouvertement d’une idéologie ennemie puissent, plus de trois décennies plus tard, se former et opérer sur notre sol. Pour autant, il semble que nous n’avons toujours pas compris – et je me mets dans ce nous – la nature de ce tournant et donc celle de la mondialisation, avec ce qu’elle peut encore nous réserver comme surprises, pas forcément agréables (le séminaire de Gauchet proposant quelques clefs pour sortir de cette incompréhension, qui doit beaucoup selon lui à l’économicisme ambiant).

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