Quelques réflexions au sujet de la nouvelle affaire Maffesoli

Le lecture du point de vue de Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin dans Le Monde de ce jour (1er avril) au sujet des réactions de Michel Maffesoli à leur canular du début de cette année, m’a conduit à lire l’interview de Maffesoli dans Le Monde du 18 mars. Quinon et Saint-Martin en retiennent principalement l’absence de réponse sur le fond à leur analyse de sa «sociologie», l’accent mis sur leurs prétendues «motivations» et surtout l’affirmation selon laquelle la sociologie n’est pas une science mais une simple «connaissance intuitive», fondée sur la «compréhension». Cette affirmation de Maffesoli (la sociologie n’est pas une science mais une connaissance qui fait appel à l’intuition) est particulièrement agaçante, du fait des confusions qu’elle introduit, pour un enseignant-chercheur comme moi dont l’une des tâches est d’inviter des étudiants non-spécialistes (AES) à développer un regard sociologique minimal sur les réalités sociales. Si même un sociologue célèbre comme Maffesoli dit que la sociologie est affaire d’intuition, pourquoi, pourraient demander les étudiants, ne pas se contenter d’intuitions et donc de dire simplement «ce qu’on pense» dans nos devoirs ? J’ajouterai cependant quelques nuances et quelques précisions à ce que disent Quinon et Saint-Martin.

Je fais partie pour ma part des gens qui pensent que la sociologie et avec elle les sciences humaines n’ont pas encore complètement trouvé les critères de leur scientificité. Ce n’est pas très original. C’était déjà ce que pensait Lévi-Strauss (je n’ai pas de citation sous la main dans l’immédiat, mais il y en a, que je pourrai retrouver) ou encore Dumézil, que j’écoutais hier soir interrogé par Bernard Pivot dans l’émission Apostrophes du 18 juillet 1986. Vers la quarante-sixième minute de l’entretien, Dumézil déçoit un peu un Pivot en quête de certitudes en déclarant que «les sciences humaines ne sont pas mûres» ajoutant que son propre travail n’aura été qu’une «contribution humble, élémentaire à une étude du fonctionnement de l’esprit humain». Pour une étude plus complète de ce dernier, Dumézil passait la main à Changeux. Deux des trois grands maîtres de l’anthropologie structurale française (le troisième étant Benvéniste) étaient donc à peu près d’accord sur cette question. Pourquoi les citer eux, plus particulièrement, au sujet de cette nouvelle affaire Maffesoli ? Pour une raison parfaitement contingente d’abord. Il se trouve que j’ai voulu relire ces deux auteurs dans le cadre des travaux préparatoires au Congrès de mon laboratoire, l’an prochain, dont le thème central sera la notion de structure. L’autre raison est que ces deux auteurs, qui restaient très modestes au sujet de la scientificité actuelle des sciences humaines, n’en adoptaient pas moins une attitude scientifique rigoureuse dans l’étude de leurs objets respectifs. Les sciences humaines, dont la sociologie, étaient pour eux des sciences en devenir. Et l’adoption d’une attitude scientifique rigoureuse était la condition, depuis le départ, de ce devenir. D’où la réflexion que je me faisais en écoutant Dumézil hier soir : toute la différence entre Lévi-Strauss et Dumézil d’une part et Maffesoli de l’autre est que les premiers ont travaillé à étudier scientifiquement les mythes (amérindiens pour l’un, indo-européens pour l’autre), tandis que Maffesoli et ses élèves se contentent de propos largement mythiques sur le social (avec par exemple le dualisme dionysiaque/apollinien, emprunté au Nietzsche de Naissance de la tragédie). La «connaissance» qu’ils produisent, autrement dit, n’est pas scientifique (ce que Maffesoli assume), mais elle pourrait, en tant qu’ensemble de mythes contemporains, faire l’objet d’une analyse scientifique (je ne préjuge pas, en disant cela, de ce que révélerait une telle analyse au sujet de la richesse de ces mythes).

Maffesoli, dans Le Monde, déclare qu’il ne veut pas être un scientifique, puisque précisément, «la sociologie n’est pas une science, mais une « connaissance ». Une connaissance bien sûr rigoureuse, mais dont le paradigme n’est pas la mesure». Je passe sur la question de la rigueur. Quinon et Saint-Martin me semblent avoir démontré qu’il n’est pas nécessaire d’être si rigoureux que cela pour écrire un article accepté dans une revue maffesolienne. Ce qui m’arrête, c’est l’assimilation de la science et de la mesure. Voilà une épistémologie très vieux jeu et en même temps très actuelle, avec laquelle Maffesoli donne paradoxalement raison à certains de ces adversaires. Car il ne manque pas de gens pour penser, comme lui, que la science, c’est la mesure. D’où la profusion d’études quantitatives en tout genre, y compris en sociologie. Je ne vais pas, bien sûr, soutenir la thèse inverse. La mesure fait assurément partie de la boîte à outils scientifique. Mais la mesure en elle-même ne garantit absolument pas la scientificité de la démarche. On peut mesurer – et on mesure de fait – à peu près tout et n’importe quoi. Ce qui donne parfois des connaissances certes quantitatives, mais pas moins mythiques que les connaissances de la sociologie maffesolienne. Pour ne fâcher personne, je ne prendrai que deux exemples anciens. L’anthropologie physique de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle s’attachait à mesurer avec précision l’indice céphalique, et discutait à partir de là de l’existence de différentes races gauloises, l’une brachycéphale, l’autre dolichocéphale, avec entre les deux des individus dits mésocéphales (exemples 1 et 2). Tout cela n’a plus guère de pertinence scientifique aujourd’hui (voir à ce sujet Simon, 1999, p. 55, qui précise que l’existence, mesurée, de trois races bretonnes – les «brachycéphales alpins», les «petits dolicocéphales» dits des Beaumes-Chaudes et les «grands nordiques mésocéphales» – était encore enseignée au début des années 1960 au Musée de l’Homme dans les cours d’anthropologie physique1 qui comptaient pour le Certificat d’ethnologie délivré par la Sorbonne). Il ne fait guère de doute que certaines mesures actuelles, qui sur le moment font scientifique (clic), auront de même perdu toute pertinence dans quelques décennies. Deuxième exemple, plus proche. Bourdieu avait exposé, au début des années 1970, les raisons qui lui faisaient dire que l’opinion publique n’existe pas. Elle est un artefact, résultant des mesures produites par les instituts de sondage. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas le mythe ainsi construit de l’opinion publique de produire socialement des effets en application du fameux théorème de Thomas selon lequel « if men define situations as real, they are real in their consequences ».

Il faudrait, pour être complet, montrer comment une connaissance qualitative peut a contrario être scientifique, mais il y a des rayonnages entiers de bibliothèque sur le sujet et ce billet ne prétend pas être un cours d’épistémologie des sciences humaines. Je ne retiendrai que quelques points à ce sujet, de l’interview de Maffesoli. Se défendant de faire de la «mauvaise philosophie», il rappelle que «nombre des pères fondateurs de la sociologie – Auguste Comte, Marcel Mauss, Max Weber, Georg Simmel… – n’ont jamais fait d’enquête, n’ont jamais fait de questionnaires, mais nous ont transmis une connaissance de la société dans laquelle ils vivaient et des méthodes de compréhension que nous utilisons encore». La dernière partie de la phrase est parfaitement juste. Le début, néanmoins, appelle quelques remarques. Il y a d’abord une différence entre l’époque d’Auguste Comte (la première moitié du XIXe siècle) et celle des Mauss, Weber et Simmel, qui étaient à peu près de la même génération, celle qui a vécu le passage du XIXe au XXe siècle (le plus âgé d’entre eux, Simmel, était né en 1858, le plus jeune, Mauss, en 1872). C’est là une évidence, mais qui méritait d’être rappelée pour d’éventuels lecteurs non-sociologues, car l’usage que la sociologie contemporaine fait de ces différents fondateurs de la discipline n’est pas le même : les sociologues de la génération des Simmel, Weber et Mauss continuent d’inspirer directement la discipline ; c’est beaucoup moins vrai pour Auguste Comte (ce qui n’empêche pas que toute une part de la sociologie reste, sans le savoir, comtienne, et cela d’autant plus fortement que Comte n’est plus guère lu ; mais c’est une autre question, partiellement discutée ici). L’autre remarque c’est que la documentation de Maffesoli sur ces auteurs ne semble pas tout à fait à jour. Contrairement à ce qu’il affirme, Weber a fait des enquêtes. Il peut même être considéré comme un pionnier dans ce domaine, avec des enquêtes mêlant approche qualitative et approche quantitative (la grande enquête de 1892 sur les travailleurs agricoles à l’est de l’Elbe ou celle de 1908-1909 sur le travail industriel). De plus, l’absence d’enquête de première main ne veut pas dire absence d’enquête tout court. Tous ces auteurs furent des enquêteurs très pointilleux, dans le domaine de la documentation historique pour Weber (avec les grands travaux de sociologie des religions), dans celui de la documentation ethnographique pour Mauss (qui depuis Paris se tenait au courant de tout ce que produisait l’ethnographie sur ses différents terrains). D’apparence plus éclectique, Simmel n’en était pas moins très documenté. Il est trompeur de laisser croire que ces auteurs se contentaient d’intuitions. Il est trompeur aussi de laisser croire que la compréhension, associée à la sociologie de Weber, se réduit à «des formes d’observation plus empathique» (je dois me contenter ici, de nouveau, de dire qu’il y a des rayonnages entiers au sujet de cette questions de la «compréhension»). Un auteur comme Weber pouvait certes trouver une partie de son inspiration théorique chez Nietzsche (comme le fait à bon droit Maffesoli pour la distinction dionysiaque/apollinien). Mais c’était à condition de mettre les intuitions nietzschéennes à l’épreuve de la critique et de la documentation empirique (voir sur ce sujet W. H. Hennis, La problématique de Max Weber, Paris, PUF, 1996).

Dernier point. Pour justifier sa «sociologie», «qui fait appel à l’intuition, à la compréhension», Maffesoli rappelle aussi qu’il a été formé à la sociologie par Julien Freund : «Pour lui, il y avait deux approches possibles de la réalité sociale : essayer d’expliquer les phénomènes en identifiant des causalités, des déterminismes ; ou décrire le réel». C’est peut-être le souvenir que Maffesoli garde de Freund. Mais ce que je viens de dire des sociologues du tournant du XXe vaut aussi pour Freund. Dans L’essence du politique, son ouvrage majeur, Freund distingue bien deux méthodes dans l’étude des phénomènes politiques. Mais ce ne sont pas exactement celles que distingue Maffesoli. La première méthode, selon Freund, est celle de la justification. Elle «consiste à reconstruire idéalement la société», pour «justifier une certaine politique ou un régime social déterminé» (et donc, du même coup, condamner une autre politique ou un autre régime social). Elle correspond à peu près à ce que Boudon appelait le genre critique, dans ce texte de 2002. La seconde méthode est celle de la démonstration. Elle passe par la description, qui implique toujours bien sûr des choix théoriques, en évitant la moralisation ou l’historicisme pour adopter une attitude «plus froide» et «plus détachée». C’est le seconde méthode qu’adoptait Freund. Elle l’éloignait très fortement d’une connaissance faisant appel à l’intuition et à l’observation empathique. Dans son travail sur l’essence du politique (voir aussi ma présentation de ce livre ici), Freund s’appuyait assez classiquement sur tout un corpus de grandes œuvres politiques, de Thucydide aux auteurs du XXe siècle (dont Lénine), en passant par Machiavel et Hobbes. L’enquête était principalement livresque, mais il y avait bien une enquête.

  1. Cours de Raoul Hartweg []
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2 réponses à Quelques réflexions au sujet de la nouvelle affaire Maffesoli

  1. Ce que je retiens de cette faire, c’est qu’en dépit de querelles épistémologiques, il y a parmi ces trois personnes au moins un menteur. Lorsque Maffesoli affirme que le canular provient d’un de ses anciens étudiants que les auteurs du canular affirment le contraire, c’est bien qu’il y a quelqu’un qui ne s’encombre aucunement de vérité. Ca me semble dramatique et sans appel.

    Peut-il y avoir science, ou connaissance, peut importe les pirouettes, sans recherche de la ou les vérités ?

    Quant à savoir si les sciences humaines sont scientifiques, il faut bien considérer que cela ne s’observe pas au résultat (les sciences dites exactes ne sont pas achevées) mais à la méthode – méthode d’acquisition et de validation des connaissances. Si Maffesolli estime que ses connaissances sont hors de la science, se pose la question de savoir ce qu’elles viennent faire à l’Université. Tout le monde s’accorde à ce que la société rémunère des savants – des philosophes de café du commerce sans doute bien moins.

  2. Albéric Magnard dit :

    @Marcel Patoulatchi : sur le mensonge, ou du moins les approximations de M. Maffesoli, voir l’interview de Quinon et Saint-Martin pour Vice : http://www.vice.com/fr/read/blague-sociologie-affaire-maffesoli-238
    Pour le reste, bien d’accord avec vous !

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