Lecture de Soljénitsyne

L’un des attraits des romans de Soljénitsyne tient au style particulier de l’écrivain, bien décrit par Georges Nivat au sujet du Premier Cercle : « il présente chaque personnage de l’intérieur, dans une sorte de monologue intime présenté au style indirect »1. À ce procédé, conscient et réfléchi, qui combine, sans exiger d’effort particulier de la part du lecteur, les interventions du narrateur, les dialogues en style direct et ces transcriptions en style indirect de ce que Soljénitsyne lui-même appelait le « dialogue intérieur »2, vient s’ajouter tout le travail sur ce que l’écrivain désignait comme le « fonds linguistique » des personnages (leur vocabulaire, leur syntaxe, chaque « personnage dict[ant] lui-même son propre fonds »). Il y a là sans doute l’un des secrets de la réussite soulignée par Georges Nivat à propos d’Une journée d’Ivan Denissovitch : « Soljénitsyne a ici réussi ce dont rêvait Tolstoï, mais que Tolstoï n’a pas vraiment réussi : donner la parole à un personnage qui ne soit pas de sa classe sociale, de son éducation. Dostoïevski également avait eu cette ambition, et y était sans doute mieux parvenu que Tolstoï » (ibid., p. 33-34). L’autre secret vient peut-être de cette kénose, de cet «anéantissement» ou «dépouillement» de soi, pour mieux épouser la condition humaine, qui joue un grand rôle dans la foi orthodoxe, mais dans laquelle Jean Gagnepain voyait la définition même de la personne, son « absence ». Plusieurs passages de L’Archipel, cet « essai d’investigation littéraire », m’ont toujours frappés à cet égard à commencer par celui dans lequel l’auteur raconte son propre examen de conscience après son arrestation. Que se serait-il passé si j’avais porté, au moment de la guerre, « des carrés sur pattes de col bleues3. Que serais-je devenu ? […] sur le châlit de la prison, je me suis mis à examiner mon passé réel d’officier et j’ai été saisi d’effroi ». Et de conclure, comme souvent, par un proverbe: « le cœur s’empâte d’orgueil comme le cochon de lard »4. Нарастает гордость на сердце, как сало на свинье.

En attendant un éventuel développement de ces quelques réflexions, il reste à poursuivre la lecture de La Rouge rouge en appréciant la façon dont les traducteurs ont réussi à faire passer tout cela dans la version française. Un exemple, pour terminer. Tiré du chapitre 44 de Novembre seize, dans lequel nous accompagnons Lénine à la bibliothèque centrale de Zurich, Zähringerplatz. Le chapitre accorde une large place au monologue intérieur :

On ne réussit jamais à parfaitement polariser son effort ; il se découvre toujours quelque adversaire sur une voie latérale qui semble négligeable (toutes n’ont-elles pas leur importance ?), mais qui le moment venu deviendra l’avenue principale: aussi convient-il dès aujourd’hui de faire front en montrant les dents à ses attaques latérales. Il n’y avait pas que les « Japonais » (Piatokov et sa Bosch, depuis qu’ils s’étaient enfuis de Sibérie par le Japon), il y avait aussi Boukharine. N’ayant pas un grain de cervelle, ils en arrivaient, Radek et lui, à la sottise groupusculaire, au comble de l’idiotie – c’était tantôt l’« économisme impérialiste », tantôt l’autodétermination des nationalités, tantôt la démocratie. À l’intérieur du parti, toute cette génération de jeunes gorets était très imbue d’elle-même, pleine d’assurance et prête à tout moment à prendre la relève de la direction. Alors qu’au moindre changement de ligne, ils se flanquaient dans le décor, aucun n’ayant la souplesse assez prompte pour prendre instantanément ou parfois négocier prospectivement les virages, ici à droite et là à gauche, en devinant à l’avance à quel endroit de sa route flexueuse la révolution risquait de décliner. Certes, les marxistes ont toujours dit que les nations doivent dépérir, et qu’il ne saurait être question d’« autodétermination ». Pourtant, l’état de fait dans lequel nous venons d’entrer est fort complexe. Aussi devons-nous, pour le moment, admettre l’autodétermination afin de nous faire des alliés. Mais ces jeunes gorets, comment réussiraient-ils à prendre le virage ?

Никогда не удаётся все усилия собрать только в одном главном направлении, всегда открываются противники на побочных, сейчас как будто бы совсем неважных, но неважных не бывает, наступит момент, когда и эти побочные направления станут главными, — и приходится теперь же оборачиваться и с полной энергией огрызаться на эти побочные укусы. Не «японцы» одни (Пятаков со своей Бошихой, с тех пор как бежали из Сибири через Японию), с ними и Бухарин. Не имея ни капли мозгов, доводили себя вместе с Радеком до групповой глупости, до верха глупизма — то на «империалистическом экономизме», то на самоопределении наций, то на демократии. Все эти молодые поросята, новое партийное поколение, очень самодовольны, самоуверенны и готовы брать руководство хоть сегодня, а срываются и срываются на любом повороте любого вопроса, ни у кого нет готовной гибкости — на этих поворотах мгновенно, предусмотрительно тормозить, иногда брать где влево, а где вправо, заранее предвидя, куда угрожает ссунуть извилистая дорога революции. Да! Вообще всегда говорили марксисты, что нациям предстоит отмереть и не надо никаких «самоопределений». Но! — сейчас мы вошли в сложную обстановку. И! надо пока допустить «самоопределение», чтоб иметь союзников. А поросята — не успевают повернуться.

  1. Georges Nivat, Sur Soljénitsyne. Essais, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1974, p. 102. []
  2. extrait du livre de Claude Durand, Agent de Soljénitsyne, dans G. Nivat (dir)., Soljénitsyne. Le courage d’écrire, Paris, Édition des Syrtes, 2011, p. 491. []
  3. insignes d’officier subalterne du NKVD []
  4. L’Archipel du Goulag, I, Paris, Seuil, 1974, p. 123-124 []
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