Vladimir Vernadski, quelques notes à partir de ses séjours en Bretagne

NB. Une version beaucoup plus développée de cet article a été publiée en décembre 2018 dans le n° 230 de la revue Les cahiers de l’Iroise.

Minéralogiste de formation, avec une thèse de doctorat soutenue à l’université de Saint-Pétersbourg en 1897, Vladimir Ivanovitch Vernadski (1863-1945) est mondialement connu comme l’inventeur du concept de «biosphère». Il expose sa conception dans un livre, La biosphère, d’abord publié en russe en 1926 puis dans une traduction française en 1928. Mais c’est dans un article ultérieur publié par la revue American Scientist en janvier 1945 sous le titre «The Biosphere and the Noösphere» que Vernadski expose l’idée, dans laquelle on peut voir une préfiguration de celle d’anthropocène, selon laquelle « la noosphère est un nouveau phénomène géologique sur notre planète. Avec elle, l’homme est devenu pour la première fois un phénomène géologique à une grande échelle» (Ноосфера есть новое геологические явление на нашей планете. В ней впервые человек становится крупнейшей геологической силой). En 1989, sous le titre La biosphère et la noosphère (Биосфера и ноосфера), l’Académie des sciences d’URSS a publié une réédition du livre de 1926 accompagné de la version russe de l’article de 1945, publié pour la première fois dans sa langue d’origine. En France, c’est à Jean-Paul Deléage, historien de l’écologie, que nous devons une réédition en 1997 du livre de 1926 (sans l’article de 1945). Depuis 2002, elle est disponible aux éditions du Seuil (points sciences, n° 147). Dans la préface à cette édition française, Jean-Paul Deléage souligne le caractère prémonitoire de la «vision» de Vernadski. Ce dernier commence en effet par nous proposer de contempler la Terre depuis le Cosmos :

La face de la Terre, son image dans le Cosmos, perçue du dehors, du lointain des espaces célestes infinis, nous paraît unique, spécifique, distincte des images de tous les autres corps célestes. La face de la Terre révèle la surface de notre planète, sa biosphère, ses régions externes, régions qui la séparent du milieu cosmique. Cette face terrestre devient visible grâce aux rayons lumineux des astres célestes qui la pénètrent, du Soleil en premier lieu.

Своеобразным, единственным в своем роде, отличным и неповторяемым в других небесных телах представляется нам лик Земли — ее изображение в космосе, вырисовывающееся извне, со стороны, из дали бесконечных небесных пространств.
В лике Земли выявляется поверхность нашей планеты, ее биосфера, ее наружная область, отграничивающая ее от космической среды. Лик Земли становится видным, благодаря проникающим в него световым излучениям небесных светил, главным образом Солнца.

Pour nous qui écrivons après le programme Apollo et les nombreux programmes ultérieurs, cette vision de la Terre depuis l’espace est devenue familière.  Mais en 1926 personne n’avait encore vu la Terre depuis l’espace telle que la décrit Vernadski. L’imagination scientifique a devancé les possibilités techniques de fabrication d’images telle que celle prise en 1972 par l’équipage de la mission Apollo 17:

L’une des notions clefs, dans la description que donne Vernadski du fonctionnement de la biosphère, est celle de matière vivante. Le rôle de cette matière vivante dans la production de la biosphère elle-même, que l’on retrouve dans l’hypothèse Gaïa de James Lovelock et Lynn Margulis, est exposé par Vernadski au §. 19 de son livre de 1926:

La biosphère est la région unique de l’écorce terrestre occupée par la vie. Ce n’est que dans la biosphère, mince couche extérieure de notre planète, que la vie est concentrée; tous les organismes s’y trouvent et sont toujours séparés de la matière brute ambiante par une limite nette et infranchissable. Jamais organisme vivant n’a été engendré par de la matière brute. Lors de sa mort, de sa vie et de sa destruction, l’organisme restitue à la biosphère ses atomes et les lui reprend incessamment, mais la matière vivante pénétrée de la vie puise toujours sa genèse au sein de la vie elle-même. […] Il n’est pas de force chimique sur la surface terrestre, plus immuable, et par là plus puissante en ses conséquences finales, que les organismes vivants pris dans leur totalité. À mesure qu’on étudie les phénomènes chimiques de la biosphère on se convainc de plus en plus qu’il n’existe pas de cas où ces phénomènes soient indépendants de la vie.

Биосфера — единственная область земной коры, занятая жизнью. Только в ней, в тонком наружном слое нашей планеты, сосредоточена жизнь; в ней находятся все организмы, всегда резкой, непроходимой гранью отделенные от окружающей их косной материи. Никогда живой организм в ней не зарождается. Он, умирая, живя и разрушаясь, отдает ей свои атомы и непрерывно берет их из нее, но охваченное жизнью живое вещество всегда имеет свое начало в живом же. […] На земной поверхности нет химической силы, более постоянно действующей, а потому и более могущественной по своим конечным последствиям, чем живые организмы, взятые в целом. И чем более мы изучаем химические явления биосферы, тем более мы убеждаемся, что на ней нет случаев, где бы они были независимы от жизни.

L’un des biographes russes de Vernadski, Guennadi Aksionov, nous apprend que cette conception de la matière vivante est exprimée pour la première fois dans une lettre écrite depuis la Bretagne par Vernadski au minéralogiste Iakov Vladimirovitch Samoïlov (1870-1925).

Ainsi, c’est en Bretagne, écrit Aksionov, pendant l’été 1908, qu’a surgi le nouveau concept de matière vivante. Vernadski n’a pas inventé le terme. Il existait depuis longtemps (comme désignation générale du tissu vivant). Mais il lui donna un contenu tout à fait nouveau en fondant la géochimie: la supposition de sa quantité constante sur la Terre. Ce qui signifie: ne «se produisant» jamais, éternelle, égale à la matière et à l’énergie, qui ne peuvent provenir de rien, comme on le pense de la vie.

Так летом 1908 года в Бретани возникло новое понятие живое вещество. Вернадский не придумал термин заново, он существовал давно (как общее обозначение живой ткани), но наполнил его совершенно новым содержанием теперь, когда создал геохимию: догадкой о постоянстве его количества на земле. И значит — никогда не «происходившим», вечным, равным самой материи и энергии, которые не могут ни из чего происходить , как думают о жизни.

Vernadski a fait au moins un second séjour estival en Bretagne, en août 1924, mais à Roscoff cette fois. Aksionov le précise, indiquant aussi que sa fille Nina l’y a rejoint en provenance de Prague. Il existe un livre publié en 2007 par les éditions Vagrius, Пережитое и передуманное (Vécu et pensé), qui semble être une édition des notes pour l’autobiographie à laquelle Vernadski travaillait depuis la fin des années 1930, qu’il n’avait pas achevée et qui n’avait jamais été publiée en URSS. Pour l’année 1924, on y trouve deux passages écrits à Roscoff. Ils ne portent pas sur les travaux scientifiques auxquels est occupé Vernadski cette année-là mais sur la situation politique en Russie. Vernadski écrit par exemple ceci :

Безумие многих — думать, что старое, может, вернется. Ничтожно и серо большинство теперешних властителей России — но они всюду опираются на мировые политические силы, связанные с социализмом и рабочими организациями, — у них есть воля и энергия работы, моральная беспринципность и жестокость. Эта жестокость была и у прежних. Но разница рабочего и белоручки барина. Барин поищет палача — а найти не всегда сумеет, интеллигент — социалист сам, раз иначе нельзя, станет палачом. Как стали ими многие из идейных людей, постепенно морально опустившихся…

La folie de beaucoup est de penser que l’ancien peut revenir. Insignifiante et médiocre est la majorité des dirigeants actuels de Russie, mais ils s’appuient partout sur des forces politiques mondiales liées au socialisme et aux organisations ouvrières. Ils ont la volonté et l’énergie du travail, l’absence de principes moraux et la cruauté. Les précédents aussi avaient cette cruauté. Mais la différence de l’ouvrier et du barine qui ne fait rien de ses mains. Le barine cherche un bourreau et ne peut pas toujours le trouver. L’intellectuel, le socialiste, puisque ce n’est pas possible autrement, devient lui-même bourreau. Comme le sont devenues beaucoup de personnes à idées, s’étant peu à peu affaissées moralement.

On comprend que cette autobiographie soit restée «dans le tiroir» d’autant que Vernadski, qui avait été membre du comité central du parti Constitutionnel démocrate (КД) et avait siégé au Conseil d’État pendant les années 1906-1911, n’a jamais changé d’avis sur ce sujet.

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