Sociologie et neurosciences (1)

J’avais annoncé dans un précédent billet un article sur le sujet « sociologie et neurosciences ». L’actualité m’amène à aborder la question un peu plus rapidement que prévu.

Une pétition lancée le 11 septembre dernier a recueilli à ce jour (20 septembre) plus de 400 signatures dont celles de certains de mes collègues directs, y compris ceux auxquels je dois le plus et avec lesquels j’éprouve le plus d’intérêt et de plaisir à travailler. Cette pétition s’intitule « les sciences sociales ne sont pas solubles dans les sciences cognitives ». Elle dénonce la référence exclusive aux sciences cognitives dans le domaine « cognition et comportement » du projet d’Institut national des sciences humaines et sociales (INSHS) du CNRS.

De quoi s’agit-il ? Lors du conseil d’administration du CNRS du 1er juillet 2008, il a été décidé de transformer le département sciences humaines et sociales du CNRS en Institut national des sciences humaines et sociales. Le projet d’institut en est maintenant à sa version 4. Il propose de regrouper les différentes disciplines des SHS en actuellement représentées au CNRS en trois grands domaines :

  1. un domaine « cultures et sociétés dans l’histoire » (anthropologie sociale et historique, histoire, archéologie, philologie, histoire et théorie des arts, histoire des sciences et de la philosophie, langues et civilisations, littérature),
  2. un domaine « hommes, sociétés et environnement » (sociologie, sciences politiques, droit, économie, gestion, géographie, urbanisme, architecture, anthropologie biologique, préhistoire, paléo-environnement),
  3. un domaine « cognition et comportement » (sciences du langage, psychologie, logique, philosophie cognitive, économie, anthropologie cognitive, neurosciences cognitives, informatique).

Évidemment, ce regroupement de disciplines en grands domaines est purement administratif. Il est vain d’y rechercher une réelle cohérence scientifique. L’histoire, par exemple, se trouve séparée de la sociologie, associée par contre à la géographie. Cette répartition est purement arbitraire puisque l’histoire et la géographie (humaine en tous cas) ne sont finalement que deux façons particulières de considérer les sociétés : dans la dimension temporelle pour l’histoire et dans la dimension spatiale pour la géographie. Histoire, géographie et sociologie auraient donc très bien pu (cela eut été cohérent d’un point de vue scientifique) se retrouver dans le même domaine. Cette répartition des disciplines n’est d’ailleurs pas une invention du CNRS. Le projet d’INSHS s’inspire pour la constitution de ses « domaines » des « panels » de l’European Research Council qui, au nombre de 6 pour les « sciences sociales et les humanités », associent également la sociologie et la géographie, mais rangent l’histoire dans un panel particulier. Tout ceci encore une fois n’est pas d’une grande cohérence scientifique, mais il faut bien que les bureaucrates bureaucratisent. Là n’est pas la question.

La pétition évoquée plus haut évoque seulement le domaine « cognition et comportement » sans faire mention des deux autres. Une lecture hâtive de cette pétition pourrait laisser croire que le projet d’INSHS exclut complètement des disciplines comme la philosophie des sciences non naturaliste, la sociologie, l’histoire, l’anthropologie et les sciences politiques. En réalité, ces disciplines sont présentes dans le projet, mais seulement dans les deux autres domaines. Le fait que la pétition ne le dise pas est un peu gênant. Son exigence finale n’en aurait été que plus claire :

Nous exigeons donc la réintroduction explicite, dans la mission confiée au pôle « Cognition et comportement », des disciplines qui en ont été exclues, la sociologie, l’histoire, l’anthropologie, la philosophie, l’économie (qui n’est pas une neuroéconomie, pour la plupart des chercheurs) et les sciences politiques afin, tout simplement, que la liberté et la qualité de la recherche soient préservées au sein de l’Institut.

Venons en au cœur du sujet : la crainte d’une domination des sciences cognitives et les rapports entre ces dernières et la sociologie. Les sciences cognitives sont identifiées ici au neurosciences. Le texte de la pétition est très clair là-dessus :

Peut-on encore sérieusement affirmer que la connaissance du « substrat cérébral » soit la principale chose à considérer pour traiter des questions d’éducation, de santé ou d’organisation du travail ? Les meilleurs spécialistes des neurosciences eux-mêmes s’en gardent bien, et nombreux sont ceux qui souhaiteraient un dialogue approfondi avec des historiens, des sociologues ou des philosophes, précisément sur ces points, afin de procéder à l’indispensable analyse conceptuelle des termes en question : esprit, cerveau, connaissance, comportement.
Le privilège accordé aux approches neuroscientifiques pour parler du comportement relève d’une politique de recherche à courte vue. Une telle approche idéologique ne saurait fonder une politique scientifique digne du futur Institut. S’agit-il de convertir de force la communauté scientifique en sciences humaines et sociales au paradigme cognitiviste ? Nous ne sommes pas appelés à devenir des neurosociologues, des neurophilosophes, des neuroanthropologues ou des neurohistoriens. L’examen concret de la normativité de la vie sociale découverte par l’École sociologique française (Durkheim et Mauss) et la sociologie allemande (Weber) n’est pas une illusion destinée à être remplacée par l’étude de la connectivité cérébrale. C’est un niveau autonome et irréductible de la réalité humaine.

Le texte ainsi formulé me semble entretenir (volontairement ?) une certaine confusion. Il est possible et même probable que la connaissance du « substrat cérébral » ne soit pas la principale chose à considérer pour traiter des questions d’éducation, de santé ou d’organisation du travail. Mais le projet d’INSHS affirme-t-il quelque chose de ce genre ? Affirme-t-il que les neurosciences se réduisent à l’étude de la connectivité cérébrale ? Peut-on ignorer surtout que ces neurosciences se divisent en neurosciences cellulaires et moléculaires (qui étudient en effet le substrat cérébral : canaux ioniques, neurones, synapses, ainsi que sa connectivité) et neurosciences cognitives qui étudient le fonctionnement global du cerveau et sa décomposition en « unités cognitives » ? Dans ce dernier cas, il s’agit ni plus ni moins de dissocier les processus élémentaires nécessaires par exemple à la réalisation d’un plan d’action, à la formation d’une intention, à la reconnaissance d’un visage… Pour cela, les neurosciences cognitives tirent parti des lésions pathologiques, mais aussi de la neuro-imagerie fonctionnelle. La démarche n’est pas très différente de celle de Freud qui proposait d’utiliser la pathologie pour repérer les clivages constitutifs du fonctionnement normal : « là où elle nous montre une brisure ou une cassure, il peut y avoir normalement une articulation » (Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933). C’est la fameuse métaphore du cristal brisé. Elle n’est pas si différente que cela non plus de celle de Jean Gagnepain, distinguant une capacité de signe et une capacité d’outil, en s’appuyant sur le fait qu’une lésion qui se traduit par une aphasie n’entraîne pas nécessairement une atechnie (et inversement). Écoutons ce que dit Marc Jeannerod :

« Ce qui distingue l’émotion des fonctions cognitives, ce sont des propriétés fonctionnelles, elles-mêmes fondées sur une organisation anatomique, ce qui fait que la réponse émotionnelle et la réponse cognitive à une même situation sont souvent dissociées (je souligne). A la suite d’une lésion cérébrale, par exemple, la capacité d’évaluer la signification émotionnelle d’un stimulus peut être abolie alors que la capacité d’évaluer ses autres propriétés (perceptives) est conservée » (La nature de l’esprit, Paris, Odile Jacob, p. 38).

Cette dissociation entre « émotion » et « fonctions cognitives » (on peut bien sûr discuter de la pertinence de ces termes) n’est pas indifférente pour le sociologue ou l’anthropologue : elle vient conforter la différence que fait, par exemple, Raymond Boudon, entre rationalité axiologique et rationalité cognitive, ou encore la différence que fait Jean Gagnepain entre plan de la norme et plan du signe (même si des divergences existent et si cela demande à être précisé, retravaillé).

Écoutons encore Marc Jeannerod :

« Alors que dans le cas de l’autisme infantile, par exemple, les neurosciences moléculaires traquent la cause ultime du désordre synaptique qui provoque l’ensemble des symptômes de la maladie, les neurosciences cognitives y voient avant tout un modèle, un paradigme, pour comprendre le fonctionnement de l’esprit : si un patient porteur de cette maladie ne comprend pas les actions des autres et ne peut en inférer leurs intentions, c’est qu’il existe, à l’état normal, un module cognitif qui rend possible cette compréhension chez chacun de nous » (La nature de l’esprit, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 204).

Là encore, on peut discuter du vocabulaire (esprit, module cognitif). Mais enfin, chacun essaie d’exprimer sa pensée ou ses découvertes comme il peut, avec les mots dont il dispose. Ce qui compte, c’est surtout la démarche. Or il n’est pas indifférent pour le sociologue de repérer ces « modules cognitifs » (où, si l’on préfère, ces « processus élémentaires », ces « facultés », ces « capacités » – le mot, après tout, n’a pas tant d’importance) qui conditionnent la relation à l’autre, de même qu’il n’est pas indifférent de savoir que, si l’anatomie générale du cerveau, commune à tous les êtres humains, se forme dans le cadre d’un codage génétique qui est celui de l’espèce, la spécialisation des régions cérébrales, l’expansion et le remodelage synaptique se poursuivent sous l’influence de l’environnement, pour modeler un cerveau qui doit beaucoup à l’éducation, à l’histoire et au parcours de chacun. On peut comprendre ainsi comment se forme un habitus, cet ensemble de dispositions durables, cette « histoire incorporée faite nature » (je souligne), dont parlait Pierre Bourdieu.

« Nous ne sommes pas appelés à devenir des neurosociologues, des neurophilosophes, des neuroanthropologues ou des neurohistoriens ». Sans doute pas en effet. Mais nous ne pouvons pas non plus ignorer ce que disait Freud il y a près d’un siècle : « La biologie est vraiment un domaine aux possibilités illimitées : nous devons nous attendre à recevoir d’elles les lumières les plus surprenantes et nous ne pouvons pas deviner quelles réponses elle donnerait dans quelques décennies aux questions que nous lui posons. Il s’agira peut-être de réponses telles qu’elles feront s’écrouler tout l’édifice artificiel de nos hypothèses » (Au-delà du principe de plaisir, 1920). Nous ne pouvons pas ignorer que Pierre Bourdieu, dans les Méditations pascaliennes (1997), s’appuyait sur les travaux de Jean-Pierre Changeux portant sur l’épigenèse des synapses pour étayer sa théorie de l’habitus. Nous ne pouvons pas ignorer que Raymond Boudon se déclare intéressé par des neurosciences « qui nous apprennent que certaines altérations du cerveau peuvent provoquer une dissociation de la congruence normale entre émotions, jugements et comportements » (Essais sur la théorie générale de la rationalité, 2007, p. 29). L’ignorance délibérée dans laquelle, en raison peut-être de préjugés philosophiques et non parfois sans quelque obscurantisme, se tient aujourd’hui une bonne partie des chercheurs en sciences humaines et sociales à l’égard de la biologie et des neurosciences explique sans doute qu’ils se sentent menacés par ces dernières et contraints d’adopter une position défensive (dont témoigne la pétition en cours). Pourtant, en travaillant à identifier les différents « modules cognitifs » (dans leur vocabulaire) qui composent les comportements humains, les neurosciences apportent une contribution décisive à une théorie de la rationalité dont les sciences humaines, y compris la sociologie, ont le plus urgent besoin. Nous ne deviendrons peut-être pas « neurosociologues », mais nous ne devons pas avoir peur des neurosciences. Ce ne sont pas seulement ces dernières qui ont besoin des historiens, des sociologues et des philosophes « afin de procéder à l’indispensable analyse conceptuelle des termes en question ». Ce sont aussi, inversement, les historiens, les sociologues et les philosophes qui peuvent s’aider des neurosciences pour construire une théorie de l’esprit ou de la raison permettant d’expliquer comment l’homme construit son histoire, ses relations aux autres ou ses représentations1.

  1. Jean Gagnepain allait même jusqu’à dire que l’anthropologie serait nécessairement une anthropobiologie (Raison de plus ou raison de moins. Propos de médecine et de théologie, Paris, Cerf, 2005) []
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3 réponses à Sociologie et neurosciences (1)

  1. Dominique Boullier dit :

    La pétitionnite aigue fait partie des réflexes dont il va falloir trouver la localisation cérébrale sans doute ;-))) mais elle n’aide pas en effet à trouver les bonnes cibles si elle se réduit à des batailles réflexes. Jean-Michel a raison d’introduire de la nuance là dedans. Sans oublier que les psychologues qui font des sciences cognitives se battent eux aussi pour éviter de se faire happer par les neurosciences. Car l’effet inverse est possible: Bourdieu ou Boudon s’appuyant sur Changeux ça ne me dit rien qui vaille, parce que tout cela relève d »un mentalisme furieux qui avait été largement contesté par Tarde ou W James il y a un siècle mais aussi par la cognition distribuée. Nos compétences sociales sont elles vraiment dans le cerveau? Pour moi j’en doute beaucoup car nos appuis techniques externes (dont l’écrit) disparaissent alors de la scène et que le corps se trouve réduit à un cerveau. La théorie de la personne de J Gagnepain porte cette contradiction et se retrouve vite à réduire la personne (qui ne devrait être pensée que relationnellement) à un conditionnement cortical. La théorie de la médiation serait alors beaucoup plus proche des neurosciences cognitives qu’on ne le pense et s’opposerait à toutes les théories situées ou distribuées de la connaissance-action (dont l’enaction par exemple). Mais je mets le conditionnel car ça mérite débat.

  2. le passant dit :

    Je ne suis pas sûr que du point de vue des médiationnistes historiques, il y ait contradiction. C’est du moins ce que j’en ai compris. D’une part la personne est une faculté psychique et comme telle corticalement conditionnée, d’autre part ils conçoivent l’autonomie de la modélisation anthropologique par rapport à la modélisation biologique. Ils renvoient pour cela à l’autonomie de la modélisation biologique par rapport à la modélisation physico-chimique. J’avoue que pour moi c’est un truc un petit peu compliqué à comprendre. Je peux juste remarquer qu’effectivement les biologistes n’ont pas besoin de faire appel aux bosons et aux quarks pour modéliser leur domaine. Mais je suis loin d’être spécialiste.
    Ceci dit, il est évident que cette idée de conditionnement cortical des facultés humaines et sa conséquence qui fait de la clinique le seul champ de réfutation possible de la théorie est un sérieux problème pour la diffusion de la théorie de la médiation dans les disciplines des sciences humaines. On ne peut pas demander à tous les sociologues, archéologues et autres linguistes d’abandonner ce qui fait leur champ de compétence pour se mettre aux chevets des malades :-).

  3. Jean Michel dit :

    Mentalisme furieux, je ne sais pas… Car pour que le cockpit se souvienne des vitesses (titre d’un article fameux d’Hutchins sur la cognition distribuée), il faut effectivement des appuis techniques que, jusqu’à preuve du contraire, seul un humain, doté d’un cerveau humain, est à même de fabriquer… mais aussi sans doute d’utiliser. Je suis à peu près sûr qu’une lésion engendrant une atechnie serait un motif d’inaptitude professionnelle pour le pilote travaillant dans le dit cockpit. Je ne vois donc pas de vraie contradiction entre l’idée d’un conditionnement cortical (commune à la théorie de la médiation et aux neurosciences) et l’existence non seulement d’appuis techniques externes, mais aussi d’institutions (au sens de Durkheim et surtout Mauss). Et c’est justement pour cela que le débat avec les neurosciences (ou plutôt l’opposition aux neurosciences) me paraît mal engagé.

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