Koh-Lanta : petite leçon de sociologie formelle

Si Flaubert complétait aujourd’hui son Dictionnaire des idées reçues, il écrirait peut-être en face de Koh-Lanta : « divertissement vulgaire, à mépriser ». Une telle définition résume sans doute assez bien, en effet, le jugement de la classe intellectuelle face à ce type d’émission. Eh bien, si tel est le cas, la classe intellectuelle a tort.

Car Koh-Lanta (de même sans doute que les autres émissions de télé-réalité — mais je les connais moins bien) peut-être considérée comme une situation quasi-expérimentale de vie sociale, à partir de laquelle il est possible de construire une réflexion sociologique1. C’est ce que je voudrais esquisser dans ce billet, sans prétendre le moins du monde à l’exhaustivité (si je parle dans le titre de « sociologie formelle », c’est, en référence à la Formale Soziologie de Georg Simmel, pour désigner une sociologie attachée à l’étude des formes implicites de la vie sociale, par-delà les différences de « contenu»).

De quoi s’agit-il ? Le concept du jeu est connu. Après avoir été sélectionnés lors d’un casting, des « aventuriers », hommes et femmes, divers par leur âge et leur vie professionnelle, sont conduits sur la plage d’une île réputée déserte, quelque part sous les tropiques. Il s’agit à partir de là pour eux d’organiser leur survie tout en participant à une série d’épreuves : les unes dites de confort permettent une amélioration du quotidien des vainqueurs, les autres dites d’immunité préservent les vainqueurs du devoir d’éliminer l’un des leurs lors des conseils.

Dans une première partie du jeu, les épreuves sont jouées par équipe. Ces équipes, une rouge et une jaune, sont constituées de façon arbitraire peu de temps après l’arrivée sur l’île. D’un point de vue formel, cette répartition des aventuriers entre deux équipes met en œuvre deux principes : un principe de différenciation qui distingue, le temps du jeu, deux identités sociales (rouge ou jaune) et un principe de segmentation qui sépare le groupe initial en deux unités (les deux équipes). Dans le schéma ci-dessous, ces deux principes sont figurés par deux axes (le trait horizontal indique la différenciation d’identités : ici rouge ou jaune ; les deux traits verticaux indiquent la séparation de deux unités : ici deux équipes numérotées 1 et 2).

Les deux couleurs (rouge ou jaune) correspondent à deux statuts sociaux qui viennent s’ajouter, le temps du jeu, aux statuts que chacun des aventuriers a apporté avec lui (masculin/féminin, jeune/vieux, marié/non marié, militaire/non militaire, etc.). Quant aux deux équipes, elles correspondent à deux positions sociales (appartenance à l’une ou l’autre des deux unités constituées par la séparation en deux équipes). Dans le cas présent, statut et position, c’est-à-dire principe de différenciation et principe de séparation, peuvent sembler se confondre, puisque tous les membres d’une équipe, en vertu de la règle du jeu, partagent une même identité de couleur (tous les jaunes sont jaunes, par définition, de même que tous les rouges sont rouges). La confusion n’est d’ailleurs pas liée à ce jeu et à cette règle en particulier. La sociologie, de manière générale, si elle a bien distingué les statuts et les rôles, n’a jamais, à ma connaissance, bien isolé l’analyse différentielle et l’analyse segmentaire. Il s’agit pourtant bien de principes différents, même s’ils se combinent en permanence dans la vie sociale. Ainsi, dans la règle du jeu de Koh-Lanta, il est prévu une combinaison simple qui fait coïncider identité et unité (l’unité jaune correspond à l’identité jaune). Mais on pourrait très bien concevoir une règle du jeu plus complexe qui combinerait autrement ces deux principes. On pourrait par exemple commencer par attribuer une identité jaune ou rouge par tirage au sort (ou tout autre procédé ad hoc) à chacun des aventuriers au moment de l’arrivée sur l’île, puis, par un second tirage au sort, répartir entre les deux équipes les aventuriers jaunes aussi bien que les aventuriers rouges. On se retrouverait ainsi avec deux équipes (unités) mixtes (comportant chacune des jaunes et des rouges). Et on pourrait imaginer que cette distinction entre jaunes et rouges au sein de chaque équipe corresponde à une répartition des rôles : les jaunes au sein de chaque équipe étant chargés de certaines tâches et les rouges d’autres tâches, ce qui obligerait les candidats à gérer au sein de chaque équipe cette distinction des couleurs et des rôles associés. La figure ci-dessous illustre ces deux variantes (cas 1 : combinaison actuelle, cas 2 : autre combinaison possible — pour des raisons de lisibilité, je n’ai fait figurer que deux « individus » dans chaque équipe).

A partir de là, un premier enseignement est que très rapidement les aventuriers s’identifient à leur équipe et à leur couleur (ce qui dans la règle du jeu actuelle revient au même). Bien que la répartition entre équipes et entre couleurs soit parfaitement arbitraire, l’arbitraire semble vite oublié par les joueurs : les jaunes deviennent jaunes et les rouges deviennent rouges. On voit se mettre en place une sorte de « patriotisme » de couleur. Le jeu peut être vu ainsi comme une situation quasi expérimentale de production d’une nouvelle identité sociale.

Mais on constate aussi que cette identité (et l’unité de l’équipe) reste fragile. La cohésion des équipes voudrait que, dans la situation de compétition instaurée par le jeu, la couleur statutaire l’emporte sur les autres statuts que les aventuriers ont amené avec eux sur l’île (les jaunes sont censés se comporter d’abord en tant que jaunes, les rouges en tant que rouges). Mais chaque aventurier conserve toute la gamme de ses statuts : unetelle n’est pas seulement jaune (mais aussi femme/non homme, mère/non sans enfant, plus ou moins jeune, de telle origine ethnique…). Il en résulte que de nouvelles unités ou sous-unités peuvent se construire sur la base d’identités autres que celle (jaune ou rouge) que le jeu met en avant… Et c’est ainsi que se construit l’histoire de chaque saison de Koh-Lanta. Mais j’entends d’ici les demi-habiles et les mékeskidi : « Pff… Quelle sociologie ? Tout ça c’est truqué par la production ». Peut-être. Mais je n’en sais rien. Et surtout, même « truqués », les liens sociaux restent des liens sociaux, que les lois de la vie sociale continuent à structurer… La « prod » ne saurait effacer ni les habitus et statuts que chacun a amené avec lui sur l’île, ni les processus inconscients par lesquels se construit, dans tout collectif, de l’identité par différenciation et de l’unité par segmentation.

  1. Certains parleraient sans doute d’expérience psycho-sociologique, relevant plutôt de la psychologie sociale que de la sociologie, mais je ne vois pas ce que le terme psycho ajoute en l’occurrence, ne comprenant pas bien de surcroît quelle est la véritable validité épistémologique de la différence faite dans nos milieux universitaires entre psychologie sociale et sociologie. []
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4 réponses à Koh-Lanta : petite leçon de sociologie formelle

  1. B.C. dit :

    D’autres se sont intéressé à la géopolitique de la télé réalité
    http://bienbienbien.net/2009/09/23/geopolitique-de-la-real-tv/

  2. anthropopotame dit :

    J’ai un doute. Il est certain que les participants développement une forte identification à leur couleur/équipe (ce n’est pas le syndrome de Stockholm, il faudrait un nouveau nom). Mais ce que tu ne prends pas en compte c’est le rôle que joue l’identification du téléspectateur lui-même avec une équipe en particulier. De ce fait, c’est une micro-société d’un type bien particulier qui se crée, où un regard insaisissable mais omniprésent pèse fortement sur la structuration des liens sociaux (créant des rivalités, des faire-valoir, etc.).

  3. Jean Michel dit :

    Il y a un tas de choses que je ne prends pas en compte. Comme je le disais au début du billet, je n’avais pas la prétention d’être exhaustif. La présence permanente de la caméra et de l’équipe de tournage (que le téléspectateur ne voit pas) matérialise ce regard pas si insaisissable que ça. C’est évidemment un paramètre clef de cette micro-société effectivement d’un type bien particulier. Ça me fait penser tout à coup à Devereux, qui, dans De l’angoisse à la méthode, s’intéressait beaucoup aux interactions entre l’observateur et le sujet dans ce qu’il appelait les « sciences du comportement ». A relire…

  4. Enclume des Nuits dit :

    Je vous remercie de vous être saisi de cette émission comme sujet. Dans cette émission, il est indéniable que les participant constituent une micro-société, ceci étant sans doute induit par la dimension Robinson Crusoe de la situation – ils se doivent d’assurer par eux-même leurs propres besoins vitaux.

    Peut-être n’y a t-il pas d’enseignement à tirer de cette émission. On peut néanmoins y observer des comportements humains spécifiques (entre l’individu qui même insulté, menacé d’être éjecté, continue à voter en faveur de son dominant alors qu’il est en position de l’éjecter lui-même, l’individu intelligent et doué qui se montre systématiquement incapable de faire profil bas à des instants où il est flagrant, même pour lui, que cela s’imposerait et l’individu qui reconnaît qu’un autre est plus méritant que lui et pourtant s’organise pour le faire éliminer de ce fait, etc), des mécanismes de regroupements grégaires, comment le groupe peut être fondamental ou prétexte.

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