Je n’avais pas relu La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, le livre de Richard Hoggart, depuis trois bonnes décennies, depuis le siècle dernier donc, avant la généralisation de l’internet, du Web et des réseaux dits sociaux. La traduction française pour les Éditions de Minuit date de 1970. Mais l’édition anglaise (The Uses of Literacy. Aspects of working-class life with special reference to publications entertainments) était antérieure de plus d’une décennie : elle date de 1957. L’auteur a rédigé le livre dans la première moitié des années 1950 à partir d’observations qui s’arrêtent à cette époque mais remontent parfois aux années 1930 voire aux années 1920. C’est le cas des nombreuses observations qui s’appuient sur l’expérience de Hoggart lui-même, né dans un quartier ouvrier de Leeds en 1918. Beaucoup de choses ont changé, bien sûr, depuis le milieu du vingtième siècle. Il y a plus de 30 ans, quand je lisais ce livre pour la première fois, certaines observations pouvaient déjà me paraître datées. Mais relire Hoggart aujourd’hui, c’est presque à chaque page se demander en quoi le style de vie des classes populaires d’aujourd’hui se distingue de celui des classes populaires décrites par Hoggart. C’est se demander autrement dit ce qui demeure de ses observations et de ses analyses. La conclusion que je crois pouvoir tirer de cette relecture, c’est que, si les contenus ont changé, le style de vie et le rapport à ces contenus reste globalement le même. Mieux, certaines des analyses de Hoggart pourraient s’appliquer presque mot pour mot aux usages actuels. En voici un exemple :
On peut dire ainsi de notre temps qu’il est celui de l’«opinion opiniâtre» (opinionation) : tout un chacun tient à avoir des idées sur tout et ne démordra pas de sa «petite opinion» qui vaut bien celle du voisin, voire du spécialiste. Rares sont les gens qui se donnent la peine de s’informer sur un problème et encore moins d’y réfléchir, mais cela n’empêche personne de tenir que tout problème, si ardu soit-il, peut être réduit à une alternative extrêmement simple du ressort du «sens commun». […] Encore faut-il remarquer que l’«opiniâtreté dans l’opinion», c’est-à-dire le besoin d’avoir un avis sur tout et n’importe quoi, est un défaut moins populaire que petit-bourgeois. Le peu d’intérêt que portent les membres des classes populaires aux questions d’ordre trop général coupe court chez eux à la prétention d’avoir sa «petite idée». Mais la conjonction de la curiosité populaire traditionnellement sautillante et du traitement des nouvelles par la grande presse conduit, par une autre voie, les classes populaires à se délecter d’une information «atomisée», d’un pot-pourri de faits décontextualisés et d’un amalgame de bizarreries, le tout enrobé de la guimauve de l’«intérêt humain» (La culture du pauvre, p. 255-256).
En version originale, c’est plus concis :
It can be said, with some justice, that this is an age of ‘opinionation’, that though few people take the trouble thoroughly to understand any problem, a great many assume that their opinions on almost every general issue will have weight, and that most issues are, or should be, simply explainable even to a poorly-developed or to a lazy mind. […] But ‘opinionation’ is not to any considerable extent a weakness of working-class people; perhaps their lack of interest in general questions impedes its development. The pattern of their interests and the forces of the times cause them to be invited, however, to the enjoyment of ‘fragmentation’, to the ‘dolly-mixtures’ pleasures of a constant diet of odd snippets, of unrelated scrappy facts, each with its sugary little kernel of ‘human interest’. (English edition, Penguin Books, p. 201-202)
Si j’en juge par ce passage, la traduction française édulcore quelque peu l’original, tout en y ajoutant des extrapolations ou des gloses : parler d’esprit « peu développé » ou « paresseux », ce n’est pas la même chose que parler de « sens commun » et Hoggart ne parle pas d’un défaut « petit-bourgeois »1. Peut-être qu’une nouvelle traduction serait utile ?
On peut en conclure en tout cas que les «plateformes» comme X (Twitter), Tik-Tok ou autres, avec leurs algorithmes, n’ont pas créé les phénomènes d’«opinion opiniâtre» (opinionation) ou d’information «atomisée» (fragmentée). Elles leur ont seulement fourni de nouveau vecteurs. Mais ces vecteurs bien sûr ajoutent leurs propres effets: caisse de résonance pour des opinions qui n’auraient peut-être pas dépassé le quartier ou le bistrot du coin, démultiplication, accélération…
- La traduction française a été publiée aux Éditions de Minuit, dans la collection « Le sens commun », créée par Pierre Bourdieu. Elle est due à Françoise et Jean-Claude Garcias, associés à Jean-Claude Passeron. N’ont-ils pas cherché à l’époque à tirer Hoggart dans le sens de Bourdieu ? Je pose la question. Je n’en sais rien au moment de rédiger ce billet. Mais les différences entre le passage ci-dessus en anglais et sa traduction française m’incitent à aller lire la version originale anglaise en entier. [↩]