C’est en suivant le cours de glossologie de Jean-Yves Urien destiné aux étudiants de licence (appellation alors réservée à la troisième année universitaire) tout en me plongeant dans la philosophie de Kant que j’ai découvert et, je l’espère, compris l’intérêt de la théorie de la médiation pour les sciences humaines. Des phrases de Kant comme la suivante :
J’appelle transcendantale toute connaissance qui ne porte point en général sur les objets, mais sur notre manière de les connaître, en tant que cela est possible a priori. (Critique de la raison pure, Garnier Flammarion, p. 73)
paraissaient en effet des plus éclairantes pour celui qui entreprenait en même temps de s’initier à la glossologie.
Et la définition de l’idéalisme transcendantal donnée par Bernard Rousset dans sa présentation de la Critique ne pouvait qu’être lue – rétrospectivement (et sans doute hâtivement mais c’est une autre histoire) – que comme une préfiguration de la dialectique :
les choses connues ne le sont que par l’usage de formes sensibles et intellectuelles de perception et de connaissance, qui ne sont pas des choses, mais des formes subjectives permettant la saisie et la détermination du donné sensible en objet scientifique ; il s’ensuit, évidemment, que les choses ne sont pour nous que telles qu’elles se présentent ainsi à nous, comme phénomènes, et non pas telles qu’elles sont en elles-mêmes, comme chose en soi, alors même que nous tendons à en constituer des représentations indépendantes de ces limites phénoménales, des représentations traditionnellement appelées nouménales : tout juste est-il indispensable de préciser que cette idée nouménale de la chose en soi sert à rappeller que le donné senti et conçu par l’homme ne peut être qu’un phénomène distinct de la chose en soi, en sorte que l’être absolu et total se relègue de lui-même dans l’inaccessible.
(En relisant cela, on se dit quand même que le kantisme reste une bonne propédeutique à l’anthropologie. «S’il est difficile de rester toujours kantien, dit d’ailleurs Bernard Rousset, il est probablement toujours indispensable de commencer par l’être».)
La parenté du kantisme avec la théorie de la médiation me paraissait alors si nette que j’avais envisagé de choisir comme sujet de mémoire de maîtrise de sciences du langage une lecture «médiationniste» de la pensée du philosophe de Königsberg. C’est Jean Gagnepain qui m’en avait dissuadé : il jugeait l’exercice trop académique, à juste titre sans doute… quoique (un commentaire des deux citations ci-dessus ne serait peut être pas sans intérêt : jusqu’où rester kantien ? à partir de quand ne plus l’être ?). En tous cas, mon année de licence, qui était en principe une année de sociologie, fut en réalité l’année de Kant et de la glossologie (celle de la lecture de Bernard d’Espagnat aussi, qui m’avait donné envie de lire Kant).
Si ma découverte de Kant passa par la Critique de la raison pure, elle se fit aussi à travers des ouvrages plus faciles d’accès dont le principal, lu et relu, était la biographie de Kant par un philosophe soviétique d’origine tchèque, Arsenij Gulyga (traduite en français sous le titre : Emmanuel Kant, une vie, mais que je peux désormais relire en russe ici).
Même si en URSS la perestroïka était pleinement engagée, je ne voyais guère alors comment visiter ce qui fut la ville de Kant, l’ex-Königsberg, devenue en 1946 une ville soviétique sous le nom de Kaliningrad. Mais j’en gardais l’idée qui ne m’a jamais quittée jusqu’à ces jours d’août 2006 où j’ai eu l’occasion de découvrir Kaliningrad sans oublier évidemment de faire le pèlerinage sur la tombe du philosophe.
L’URSS est loin et, signe des temps, la société Lukoil, première compagnie pétrolière russe et 6ème compagnie mondiale pour la production d’hydrocarbures, n’hésite pas à utiliser l’image du philosophe sur des affiches vantant ses actions de mécénat (ci-dessous, sur fond de cathédrale, une affiche par laquelle Lukoil annonce aux habitants et visiteurs de Kaliningrad qu’elle contribue au financement du musée Kant aménagé dans la même cathédrale).
Par contre, pour la vérification pédestre de la solution donnée par Euler au problème des septs ponts de Königsberg, il faudra repasser : ce ne sont plus sept ponts mais trois qui relient au reste de la ville l’île où repose Kant…
Diable ! "Une lecture "médiationniste" de la pensée du philosophe de Königsberg" ?
L’exercice aurait beau être académique, j’avoue que j’aimerais tout de même en savoir davantage.
Le blog ne vous paraitrait pas un bon instrument pour n’en présenter, même, qu’une ébauche ?
Pourquoi pas en effet. En attendant un éventuel article en ce sens, j’ai complété un peu l’article initial, en donnant quelques pistes.