Peut-on ne pas humaniser l’animal ?

(Une version abrégée de ce billet est paru dans les pages Rebonds de Libération, le 6 décembre.)
Lu dans Libération, vendredi 24 novembre, la tribune de Pascal-Henry Keller, à la page Rebonds. Sous le titre On n’est pas des bêtes, Keller dénonce deux leurres qui seraient selon lui dans l’air du temps : l’animalité de l’homme et l’humanité de l’animal. Keller refuse ce brouillage des frontières qui fait mine de tenir pour nul et non avenu l’unique témoignage de notre existence humaine : la parole.
Pour un médiationniste, cela renvoie bien évidemment à la question du seuil de l’humain.
Mais les arguments de P-H Keller, qui est professeur de psychologie clinique à l’université de Poitiers, ne sont guère convaincants : tout en cédant au logocentrisme (la différence essentielle entre l’animal et l’homme serait que seul le second possède la parole), il mélange selon moi plusieurs registres.

Selon Keller, l’esprit du temps se caractériserait entre autres par un engouement massif pour la cause animale. En témoignerait tant le souci écologiste d’un partage de la planète avec les autres créatures, que la présence d’animaux parlants sur les écrans de cinéma, les interrogations de philosophes sur la pensée des animaux, les recherches ethologiques ou psychologiques diverses qui prétendent dégager des enseignements sur l’homme à partir d’observations des comportements animaux, les mimiques simiesques des supporters de foot quand des joueurs à la peau foncée marquent un but, etc.
C’est là mettre dans le même sac des choses qui n’ont pas grand chose à voir les unes avec les autres.
Prenons la présence d’animaux parlants au cinéma pour commencer. Cela ne me parait en rien caractéristique de l’esprit du temps. Walt Disney n’a-t-il pas créé Mickey Mouse dès 1928, un filon qui sera exploité par de nombreux autres cartoons ? Le dessin animé d’ailleurs ne faisait que reprendre un phénomène déjà présent dans des contes bien plus anciens (Perrault et son Chat Botté, le loup du Petit chaperon rouge, etc). Moins connue, une légende bretonne disait que les animaux parlaient la nuit de Noël.

Vient ensuite le souci écologiste de préserver les autres espèces vivantes (la biodiversité). Explicitement présent dans le rapport Brundtland qui a lancé la notion de développement durable, il est lié au constat d’une accélération de la disparition des habitats et des espèces qui y vivent (les grands singes par exemple, tant en Afrique qu’en Indonésie sont menacés à court terme désormais par la disparition de la forêt). Or ces espèces font partie d’un patrimoine qu’il serait effectivement dommage, pour tout un tas de raisons, de voir disparaître. En lui-même, le souci de préserver la biodiversité n’est pas du tout synonyme de brouillage de frontières.
Les mimiques simiesques de certains supporters de foot à l’égard de joueurs de couleur relèvent quant à elles de l’ethnocentrisme le plus banal. Rien de nouveau là non plus, ni de particulièrement caractéristique de l’esprit du temps. Lévi-Strauss rappelait dans Race et histoire que beaucoup de peuples se sont eux-mêmes désignés comme les hommes, les humains, tout en qualifiant les autres peuples d’expressions péjoratives comme oeufs de poux, etc. Peut-être aussi, tout simplement, que certains supporters de foot sont de grossiers personnages, manquant de culture et d’éducation…
Restent les travaux scientifiques qui interrogent la frontière entre l’homme et l’animal. Je ne vois pas en quoi ces travaux devraient être disqualifiés en tant que tels. Après tout, cette frontière ou son hypothèse méritent d’être explorées. Nous ne savons pas a priori où se situe exactement ce seuil de l’humain (sauf position philosophique arrêtée d’emblée). Ce qui semble peu crédible par contre c’est de rejeter l’hypothèse même d’un seuil pour tomber dans l’évolutionnisme ou le réductionnisme. Car il n’est nul besoin d’être un grand savant pour constater que les performances humaines, dans tous les domaines, sont sans commune mesure avec les performances animales.
Mais il faut alors rendre compte scientifiquement de ce qui permet ces différentes performances. Conformément à une tradition occidentale qui met l’accent sur le verbe, le logos, Keller insiste sur la parole. D’accord, mais de quoi s’agit-il ? Le fondateur de la linguistique structurale, Ferdinand de Saussure, ne demandait-il pas que l’on distingue entre la langue et la parole ? Pour la théorie de la médiation, ce ne sont ni la langue ni la parole qui sont en cause ici, mais bien la faculté de signe, par laquelle l’homme analyse tant le son que le sens. Le son, du coup, est découpé en phonèmes définis par leur mutuelle opposition. En français, P n’est pas B comme en témoigne l’opposition pas/bas, pont/bon, etc. L’homme ne pouvant faire autrement que phonétiser le son – le découper en phonèmes autonomisables – c’est n’importe quel bruit qui pourra être phonétisé et pas seulement les énoncés verbaux : le chant du coq est phonétisé en cocorico (en français), le bruit de la voiture en vroum vroum, celui de l’horloge en tic tac, etc. Pas étonnant dès lors que l’on puisse prêter à l’animal la parole qui nous caractérise !
Mais l’humain, ce n’est pas seulement le signe. La clinique (neurologique et psychiatrique) permet de dissocier trois autres facultés ou analyses caractéristiques de l’humain au même titre que le signe (sans hiérarchie possible entre elles) : l’outil, la personne et la norme. Je passe sur l’outil et la norme, mon but ici n’étant pas d’exposer ce qu’est la théorie de la médiation. La personne est ce qui caractérise l’être au monde de l’humain. Elle réalise l’unité de nos identifications (unité que redéfait la paranoïa comme l’avait déjà vu Freud) en même temps qu’elle nous permet de nous abstraire, de nous absenter d’un être-là immédiat : chaque enseignant sait que l’étudiant peut être présent en cours (physiquement) sans être pour autant là en personne. Son esprit est ailleurs comme on dit… de même d’ailleurs que l’esprit du prof dans maintes réunions auxquelles il se doit d’assister pourtant – mais chut (bruit phonétisé), ça il ne faut pas le dire. Capacité à s’absenter de l’être-là immédiat, la personne est aussi ce qui nous permet d’envisager l’au-delà, la vie après la mort… et les archéologues concluent, à juste titre sans doute, que les traces de rites funéraires témoignant d’un accompagnement du défunt dans l’au-delà prouvent que l’on a affaire à des hommes et plus seulement à des anthropoïdes.
Cette personne qui nous caractérise on va pouvoir (par projection) la prêter aux autres. Aux autres humains d’abord, dans lesquels on va reconnaître nos semblables (mais on sait que cela ne va pas toujours sans difficultés et qu’après les grandes découvertes des XVe et XVIe siècles on a parfois mis du temps à reconnaître nos semblables dans les sauvages rencontrés). Mais aussi aux autres non-humains. Prêter la personne aux animaux, voire aux plantes ou même aux objets inanimés est une constante de l’humanité. C’est ce que l’on appelle couramment l’animisme. De ce point de vue encore, l’humanisation des animaux n’est pas bien nouvelle (le chat botté présente des caractéristiques sociales d’un gentilhomme de son temps : habit, etc.). En anglais, le bateau n’est-il pas she et non it ? La lune (comme dans le film de Méliés) n’est-elle pas vue parfois comme un visage ? Mais on peut aussi personnaliser sa voiture : combien voient une espèce de visage dans l’avant de la voiture avec ses yeux-phares et sa bouche-grille de radiateur ? (ce dernier exemple m’amène à observer que la chose est sans doute encore un peu plus complexe car cet animisme est présent aussi bien chez l’enfant qui par hypothèse n’a pourtant pas accédé à la personne).
A partir de là, je voudrais revenir rapidement sur ce que dit Ph. Descola dans Par-delà nature et culture (2005). Descola montre que l’opposition nature/culture – qui recouvre grosso modo l’opposition non-humain/humain – n’est pas universelle. Cela n’est guère étonnant. Nature et culture ne sont rien d’autre que des concepts, propres à certaines langues occidentales. Les langues amérindiennes par exemple n’en ont aucun équivalent exact. Mais Descola ne s’arrête pas là et propose quatre ontologies, quatre manière de concevoir les rapports de l’intériorité et de l’extériorité (animisme, totémisme, naturalisme, analogisme). Il faut peut-être voir dans ces ontologies des types idéaux plus que des caractéristiques de certaines aires géographiques ou culturelles. L’aire culturelle occidentale (correspondant initialement, grosso modo, à l’aire géographique européenne) a été caractérisée par l’analogisme puis plus récemment par le naturalisme. Sans doute, mais ne peut-on aussi y trouver au moins des traces d’animisme ? Finalement, les ontologies résulteraient des différentes manières de prêter ou non la personne aux différents existants. Rien d’étonnant donc au fait de trouver de l’animisme chez certains de nos contemporains qui prêtent volontiers aux animaux une intériorité similaire à celle de l’homme. Faut-il y voir pour autant un brouillage des frontières, un mixage ou un leurre ? Et pas plutôt un témoignage supplémentaire de notre humanité ?

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2 réponses à Peut-on ne pas humaniser l’animal ?

  1. le passant dit :

    Ce qui est interessant dans ta démonstration, et ce qui répond peut-être au relativisme radical que développe Dominique Boullier (voir débat sur la liste médiationniste), c’est que dans le savoir médiationiste, la position animiste est réinterprétée alors que dans le savoir animiste, la position médiationniste n’a aucune place.

  2. jean-michel dit :

    C’est sans doute vrai, même si ça ne rend pas le naturalisme "supérieur"… et s’il faut sans doute distinguer historiquement différents naturalismes.

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