Je recopie ici un commentaire que j’ai laissé sur le blog Optimum et auquel je compte donner ici par la suite de plus amples développements.
Peut-on abandonner son chariot sur un parking de supermarché plutôt que de le ranger à l’emplacement prévu ?
Question aussi intéressante qu’apparemment triviale (posée par Optimum) que je me suis souvent posée en faisant les courses. La réponse d’Optimum apporte déjà un éclairage, mais le problème est à mon avis encore plus complexe. La question du coût (temporel ou « énergétique » dans le cas du jeton) intervient assurément (si l’on utilise un nouveau jeton à chaque fois, il faut après s’être garé se déplacer jusqu’à l’accueil, faire éventuellement la queue, puis revenir au parking prendre son chariot : cela représente du temps et de l’effort).
Mais il n’y a pas que le coût. La plupart des sociologues (dont je suis) ajouteraient la notion de contrainte sociale intériorisée, mais cela n’ajoute pas grand chose à l’explication à mon avis (car trop général). Il y a une autre dimension à prendre en compte.
Pour essayer de l’indiquer, je vous propose de quitter le parking pour entrer dans le supermarché. En passant par le rayon viennoiserie, vous êtes attiré par un lot de 10 pains au chocolat que vous mettez dans votre chariot. Vous continuez vos courses et vous approchez des caisses. En traversant le rayon hygiène, vous décidez finalement que vous n’avez pas besoin de vos pains au chocolat. Là, vous avez au moins deux solutions (toutes attestées par l’observation in situ). Vous pouvez abandonner vos pains au chocolat au milieu des tubes de dentifrice. Vous pouvez aussi faire l’effort d’aller les remettre où vous les avez pris. Personnellement, je suis consciencieux et j’opte en général pour la seconde solution. Mais je connais bien des gens qui ne se gênent pas pour adopter la première, sans guère y penser d’ailleurs.
Pourquoi ici rapporter les pains au chocolat ? Il n’y a aucune pièce ni aucun jeton à récupérer. Aucune sanction n’est encourue pour les laisser n’importe où. Le coût de leur abandon est nul.
Le cadre théorique avec lequel je travaille (celui de l’anthropologie clinique de Jean Gagnepain) fait intervenir ici une rationalité que nous appelons « axiologique » et qui vient en quelque sorte filtrer l’analyse coût/avantage.
Cette dernière est passée au crible d’un jugement éthique plus ou moins conscient (la fameuse raison axiologique). Du coup, les comportements se situent entre deux pôles : un pôle que nous appelons « ascétique » qui est, si l’on veut, celui de la rigueur morale et un autre pôle que nous appelons « casuistique », qui est celui d’un certain laisser aller. Rapporter les pains au chocolat alors qu’il ne coûte rien de les abandonner est un comportement plutôt ascétique : un jugement moral fonctionne qui dit que ce n’est pas bien de les abandonner n’importe où et ce jugement s’impose (sous peine d’éprouver un sentiment, même fugace, de culpabilité). Abandonner les pains au chocolat n’importe où, sans le moindre « complexe », sans éprouver la moindre culpabilité, est un comportement plutôt casuistique. Plein d’excuses évitent dans ce cas la culpabilité : ça ne coûte rien, de toutes façons les employés sont payés pour remettre de l’ordre… Ça marche aussi pour le chariot. L’ascète (c’est le terme conventionnel que nous utilisons) n’a pas besoin d’un dispositif contraignant de type pièce ou jeton. Il s’autocontraint sans problème et fait de cette autocontrainte le critère de sa vertu. Le casuiste au contraire à besoin d’une contrainte extérieure. Evidemment, ce sont là deux pôles et nous pouvons osciller entre les deux, selon les situations.
Tout ceci ne relève pas seulement du raisonnement philosophique. Le sentiment de culpabilité fait partie de l’expérience humaine la plus élémentaire. Les variantes de comportement ci-dessus peuvent être observées et décrites. La clinique surtout nous les fait voir comme à la loupe. Le passage à la limite de l’ascétisme ainsi défini, en effet, est la névrose : l’obsessionnel notamment est toujours coupable, il n’en fait jamais assez, l’exigence de rigueur morale chez lui devient inhibitrice. Le passage à la limite de la casuistique au contraire peut être observé du côté des psychopathies : aucune frustration ni aucune contrainte n’est acceptée. La contrainte extérieur (le coût) doit vraiment devenir très forte pour espérer freiner un comportement qui va toujours dans le sens de la jouissance immédiate. Certaines lésions cérébrales donnent des tableaux similaires : absence totale d’inhibition et de capacité à supporter la frustration.
Je précise aussi que l’analyse coût/avantage peut être mise en échec chez d’autres patients souffrant d’autres lésions cérébrales. Des miens collègues ont décrit ainsi un patient devenu « sans intérêt » après un accident de la route ayant entraîné une lésion : la notion de coût temporel ou financier avait complètement disparu chez lui.
Un troisième schéma est d’abandonner ses pains au chocolats au rayon dentifrice mais de se dire : « c’est pas très clean mais ça fait m’emmerde de retourner à l’autre bout du magasin. Et d’en éprouver un vague sentiment de culpabilité. » Alors là, ascètisme ou casuistique ?
C’est pour cela que je parle de « pôles » ascétique et casuistique. Certains tendent plutôt vers l’un, d’autres plutôt vers l’autre, mais une même personne peut avoir des attitudes différentes selon les cas ou se situer quelque part entre ces deux pôles. Le sentiment de culpabilité est à la mesure de la faute que l’on estime avoir commise (ici pas très grande d’où seulement une « vague » culpabilité). C’est dans les cas pathologiques que l’on passe à la limite avec blocage et excès d’un côte ou de l’autre.
@ le passant,
/ ta troisième piste? elle relève d’un fonctionnement dialectique assez sain finalement, non?
Ce qui est intéressant ds ct’hist de pains au choco au milieu des dentifrices, c’est juste ce qu’en penserait ton ami(e) si, alors que vs vs êtes séparés ds le magasin pour faire les courses, il-elle repasse derrière toi pour acheter, comme par hasard, du dentifice; je sais bien que je fais ici intervenir un tiers qui axiologiquement au sens médiationniste n’a rien à y faire, mais c’est juste pour pointer que l’observation d’un déreglement possible de l’instance éthique se fait tjs et malgré tout ds du code, écrit ou non; comme celle des aphasies se fait ds de la langue. (de mon point de vue, il y a donc comme un code non écrit qui veut qu’on laisse le magasin ni plus ni moins mal rangé que ds l’état où on l’a trouvé… les coûts du rangement par le personnel se répercutant ds les prix, soit un calcul tout p simple via la seule fonction de valorisation)
Pour également poursuivre l’observation sur le même ‘terrain’, je pense que les névrosés remettraient de l’ordre (du rangement) ET ds le rayon des pains au chocolat après les avoir remis, ET ds le rayon des dentifrices. ( le couplage ET+ET me fait d’ailleurs penser à un phobique; à l’inverse d’un obsessionnel qui ferait la navette plusieurs fois entre les deux rayons sans savoir finalement ni s’il prend ou non les pains aux chocolats, ni où les abandonner…), Qt aux psychop, ils boufferaient les pains au choc en passant d’un rayon à l’autre …. et balanceraient l’emballage … ds/sous le rayon dentifrice…
Je continue? les hystériques achèteraient qd même les pains mais ne s’autoriseraient pas plus à les remettre et/ou ensuite les manger (la distinction sur le ET/OU pouvant faire la distinction des formes d’hystérie…..) les libertins testeraient le mélange dentifrice-pain au chocolat, et les monomaniaques (ici boulimiques) retourneraient au rayon des pts pains pour s’en remettre plein….. le charriot… Non? je vous laisse le soin de poursuivre les portraits-robots en me corrigeant s’il y a erreur.
Ceci dit, je fais mon affaire des dentifrices de GMS, mais les pains au choc sont loin d’être à la hauteur, j’avais même fini par oublier qu’elles avaient encore ce genre de produits.
Je pense que l’hystérique pourrait très bien remettre les pains au chocolat dans le rayon dentifrice mais à l’occasion d’une décompensation, pourrait y trouver la preuve de sa propre nullité.
D’accord avec toi. Dans le même ordre d’idée, j’ai observé comment un phobique surréagit, et là où l’on s’attendrait à quelqu’un d’excessivement prudent, devient donc de ce fait un véritable danger public! bon, on a pas non plus fini de galérer pour séparer l’instance de la performance…