Histoire des SHS : Troubetskoï et Lévi-Strauss, critiques de l’évolutionnisme

La lecture d’ouvrages russes contemporains sur la sociologie russe peut surprendre : on n’y trouve guère mention de Nikolaï Sergueïevitch Troubetskoï. Son nom est absent de l’index du livre d’Igor Golosenko et Vladimir Kozlovski sur l’histoire de la sociologie russe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (Golosenko et Kozlovskij, 1995). Il est également absent de l’index du gros volume que l’institut de sociologie de l’Académie des sciences a consacré en 1998 à la sociologie en Russie (Jadov, 1998). Seul son père, Sergueï Nikolaïevitch (1862-1905), est mentionné dans ce dernier ouvrage comme l’un des auteurs que les rééditions des années 1990 ont permis de redécouvrir. Plus récemment, une histoire de la sociologie en Russie du moment de sa naissance à la fin du XXe siècle consacre un chapitre entier aux idées sociologiques dans les travaux des théoriciens de l’eurasisme (Kukuškina, 2004). Mais si les idées de Troubetskoï au sujet de la nature eurasiatique de la Russie y sont évidemment présentées, le rôle pionnier de l’auteur dans le développement de la phonologie et du structuralisme n’apparaît pas. Il en va de même sur internet : alors que plusieurs sites russes présentent l’eurasisme et publient certains des articles « eurasiatiques » de Troubetskoï (ainsi le texte Evropa i čelovečestvo, « L’Europe et l’humanité », sur le site evrazia.org), le Troubetskoï phonologue et structuraliste est quasiment absent.

Autrement dit, alors qu’en France et dans les pays occidentaux, Nikolaï Sergueïevitch Troubetskoï est surtout connu comme fondateur de la phonologie et régulièrement mentionné à cet égard, aux côtés de Roman Jakobson, comme l’un des pionniers du structuralisme dans les sciences humaines, c’est le Troubetskoï idéologue de l’eurasisme qui est retenu en Russie, sans que le lien soit fait, le plus souvent, entre les textes « eurasiatiques » et la sociologie. Tout se passe un peu comme s’il y avait deux Troubetskoï, sans grands rapports l’un avec l’autre : le Troubetskoï phonologue et structuraliste, celui du cercle de Prague, et le Troubetskoï théoricien ou idéologue de l’eurasisme.

Les textes « eurasiens » de Troubetskoï n’avaient jamais été traduits en français avant 1996, date à laquelle Patrick Sériot en a publié quelques uns dans le recueil N. S. Troubetskoï. L’Europe et l’humanité (Sériot, 1996). Il n’est donc pas étonnant que les sociologues français – et plus largement occidentaux – ignorent à peu près complètement cet aspect de la pensée du fondateur de la phonologie.

Mais si l’histoire et la chronologie des traductions et publications peuvent ainsi créer un « malentendu », il faut « pouvoir répondre à cette question troublante  : comment Troubetskoï peut-il être à la fois un des pères fondateurs du structuralisme et celui de l’eurasisme ?  » (Sériot, 1996, p. 5).

Il y a peut être un lien entre les deux. En effet, les textes traduits par Sériot montrent que la critique de l’évolutionnisme que menait Troubetskoï en 1920 dans L’Europe et l’humanité anticipait les réflexions de Claude Lévi-Strauss dans la célèbre brochure de 1952, Race et histoire.

La critique de l’évolutionnisme

C’est à Sofia, en 1920, que Troubetskoï publie Evropa i čelovečestvo (L’Europe et l’humanité). Mais le projet de ce livre avait été formé dès l’année 1909-1910 sous le titre De l’égocentrisme.

A ce moment, l’évolutionnisme est au cœur des travaux des sociologues comme des ethnologues. Il est très présent, par exemple, chez Durkheim, qui s’intéresse dans ces années-là aux Formes élémentaires de la vie religieuse qu’il croit trouver chez les aborigènes d’Australie (le livre est publié en 1912). Il n’a pas disparu chez Mauss dont le Manuel d’ethnographie, publié en 1947, affirme encore que les Australiens et les Fuégiens représentent les « vrais primitifs ». Freud non plus n’y échappe pas, qui a plusieurs reprises pose une équivalence entre l’enfant, le primitif et le névrosé. Publié en 1912-1913, Totem und Tabu repose entièrement sur cette « comparaison entre la “psychologie des peuples primitifs”, telle que nous la révèle l’ethnographie, et la psychologie des névroses, telle qu’elle ressort des recherches psychanalytiques » (Freud, 1998, p. 11-12). C’est cette doctrine évolutionniste, que Lévi-Strauss appellera bien plus tard le « faux-évolutionnisme », que Troubetskoï va démonter point par point.

Troubetskoï part de la distinction apparente entre « chauvinisme » et « cosmopolitisme » qui représentent les termes extrêmes entre lesquels se situent toutes les positions que peuvent prendre les Européens sur la question nationale. Alors que le chauvin est persuadé que le meilleur peuple du monde est le sien, ce qui lui donne le droit de dominer tous les autres, le cosmopolite nie les différences nationales au nom d’une commune civilisation  : le cheminement des différents peuples sur le voie du progrès doit conduire à la disparition des particularités nationales. Dans le premier cas la suprématie appartiendrait à la culture d’une entité nationale unique, dans le second, elle appartiendrait à l’humanité toute entière, au-delà des distinctions ethnographiques. Mais à y regarder de plus près, les deux positions ne sont pas si différentes. En effet, ce que les cosmopolites européens entendent par « civilisation » ou « humanité civilisée », c’est uniquement la culture des peuples romans ou germaniques, c’est-à-dire leur propre culture. Il y a donc un parallélisme total entre les deux attitudes. Là où le chauvin proclame que son peuple est le couronnement de la création et réprime volontiers toute tentative de séparatisme, le cosmopolite oublie que la « civilisation universelle » qu’il entend promouvoir n’est pas celle de toute l’humanité. Dans les deux cas, il y a bien une seule civilisation devant laquelle doivent s’effacer toutes les autres. dans les deux cas, les différences et les particularités sont niées .

Chauvinisme et cosmopolitisme ont le même fondement psychologique. Ils sont deux variantes d’un « préjugé inconscient », d’une « psychologie particulière » que Troubetskoï nomme l’égocentrisme. Dans les deux cas, en effet, ego « se prend inconsciemment pour le centre de l’univers, pour le couronnement de la création, pour le meilleur et le plus parfait de tous les êtres. De deux autres êtres humains, celui qui est le plus proche de lui, qui lui ressemble le plus est le meilleur, celui qui en est le plus éloigné est le pire » (Troubetzkoy, 1996, p. 50).

Cet égocentrisme, que pointe Troubetskoï, est au fondement de ce que la sociologie, à la suite de William Graham Sumner, va appeler l’ethnocentrisme (Sumner, 1907). Selon la définition communément admise, l’ethnocentrisme est l’attitude consistant à valoriser son propre groupe vis-à-vis des autres groupes ou encore le fait de se référer au système social auquel on appartient pour comprendre ou évaluer un système social différent. Bien souvent, l’ethnocentrisme conduit à rejeter les manières de faire ou de penser qui sont différentes des nôtres. Les manières étrangères sont déclarées « barbares » ou « primitives ». Si le terme ne figure pas chez Troubetskoï, le phénomène est très clairement identifié.

Mais Troubetskoï va plus loin en repérant, au-delà de l’ethnocentrisme, cette autre conséquence de l’égocentrisme qu’est l’anthropocentrisme. Pour l’homme ayant une psychologie égocentrique, écrit-il, « son espèce, l’espèce humaine, est plus parfaite que toutes les autres espèces de mammifères, ceux-ci sont eux-mêmes plus parfaits que les plantes, et le monde organique est plus parfait que le monde inorganique » (Troubetzkoy, 1996, p. 50). Claude Lévi-Strauss fera de même dans Race et culture, un article publié en 1971. L’ethnologue écrit en effet qu’il ne servirait à rien de résoudre le problème posé par la lutte contre les préjugés raciaux si l’on ne s’attaquait aussi au problème des rapports entre l’homme et les autres espèces vivantes, « tant il est vrai que le respect que nous souhaitons obtenir de l’homme envers ses pareils n’est qu’un cas particulier du respect qu’il devrait ressentir pour toutes les formes de vie » (Lévi-Strauss, 1979, p. 459-460).

Troubetskoï va alors consacrer plusieurs pages à montrer combien cet égocentrisme imprègne « l’idée même d’évolution telle qu’elle est présentée dans l’ethnologie, l’anthropologie et l’histoire de la culture en Europe » (p. 54). Le passage qui suit mérite d’être cité dans sa totalité, tant la formulation est juste  :

« Des notions telles que “l’échelle de l’évolution”, les “degrés du développement” sont profondément égocentriques. Elles reposent sur l’idée que l’évolution de l’espèce humaine a suivi et continue de suivre le chemin de ce qu’on appelle le progrès mondial, conçu comme une ligne droite. L’humanité est supposée avoir suivi cette ligne droite, mais certains peuples se seraient arrêtés à différents points et continueraient d’y piétiner sur place, alors que d’autres peuples ont réussi à avancer plus loin avant de s’arrêter à leur tour au point suivant et d’y piétiner sur place, etc. Par conséquent, si l’on considère le panorama offert par l’humanité actuelle, on peut voir l’évolution en entier, puisqu’à chaque étape du chemin parcouru par l’humanité se trouve un peuple qui est resté bloqué et piétine sur place. L’humanité actuelle représenterait ainsi en quelque sorte un cinématogramme de l’évolution, déplié et découpé en morceaux, et les cultures des différents peuples se distingueraient entre elles comme différentes étapes du chemin unique du progrès mondial. » (p. 54)

Cette formulation par Troubetskoï de la façon commune pour les sciences sociales de l’époque de se représenter l’évolution, avec son illusion de piétinement, correspond point pour point à ce que Lévi-Strauss appelera le « faux évolutionnisme » qui n’est autre qu’une « tentative pour supprimer la diversité des cultures tout en feignant de la reconnaître pleinement » (Lévi-Strauss, 1985, p. 23). En effet, « tant que l’on traite les différents états où se trouve les sociétés humaines, tant anciennes que lointaines, comme des stades ou des étapes d’un développement unique qui, partant du même point, doit les faire converger vers le même but, on voit bien que la diversité n’est plus qu’apparente. L’humanité devient une et identique à elle-même  ; seulement, cette unité et cette identité ne peuvent se réaliser que progressivement et la variété des cultures illustre les moments d’un processus qui dissimule une réalité plus profonde ou en retarde la manifestation » (ibid., p. 23-24).

Ce « faux évolutionnisme » (Lévi-Strauss), cette « conception erronée de l’évolution » (Troubetskoï) trouve sa source dans la psychologie égocentrique. « Les Européens ont tout simplement pris comme couronnement de l’évolution eux-mêmes et le culture  ; et, croyant naïvement qu’ils avaient trouvé une extrémité de l’hypothétique chaîne de l’évolution, ils ont hâtivement refabriqué la chaîne entière » (Troubetzkoy, 1996, p. 55). Au sommet de cette chaîne se trouvent « les Romano-Germains et les peuples qui ont entièrement adopté leur culture », ensuite viennent les « peuples cultivés de l’Antiquité », puis les « peuples cultivés d’Asie », un peu plus bas les « anciennes cultures d’Amérique » (Mexique, Pérou), plus bas encore les « cultures inférieures » et enfin les « sans culture » ou les « sauvages » (p. 56).

Troubetskoï n’a aucun mal à montrer que cette pseudo-évolution ne repose sur aucun élément objectif. L’un des arguments des évolutionnistes en faveur de la supériorité de la civilisation occidentale est que lorsque des « sauvages » entre en lutte contre des Européens, cette lutte se termine en général par la victoire de ces derniers et la défaite des sauvages. Cet argument, dit Troubetskoï, ne fait que montrer combien le culte de la force brute reste présent chez les descendants des Gaulois ou des Germains. Un autre argument montrant l’infériorité des « sauvages » serait leur incapacité à concevoir certains concepts européens. C’est que « les Européens, écrit Troubetskoï, oublient complètement que si les “sauvages” ne sont pas capables de saisir certains concepts de la civilisation européenne, la culture des sauvages n’est pas plus accessible aux Européens.. […] De toute évidence, le problème n’est pas que les “sauvages” soient moins évolués que les Européens, mais que l’évolution des Européens et celle des sauvages s’effectuent dans des directions différentes, et que les Européens et les “sauvages” sont fondamentalement différents par leur mode de vie et par la psychologie qui en découle » (p. 57-58).

Lévi-Strauss, encore une fois, utilisera des arguments analogues, insistant par exemple sur le fait que tout membre d’une culture en est aussi étroitement solidaire qu’un voyageur de son train. « Nous nous déplaçons littéralement avec ce système de référence, et les ensembles culturels qui se sont constitués en dehors de lui ne nous sont perceptibles qu’à travers les déformations qu’il leur imprime. Il peut même nous rendre incapables de les voir » (Lévi-Strauss, 1979, 439-440).

Enfin, Troubetskoï montre le caractère égocentrique du rapprochement fréquemment effectué dans les travaux scientifiques de l’époque entre la psychologie des sauvages et celle des enfants. Ce rapprochement est le fruit d’une illusion d’optique. Il est lié au fait que plus la culture de l’observateur diffère de celle de l’observé, moins le premiers sera capable de percevoir chez le second des traits acquis, plus la psychologie de l’observé apparaîtra à l’observateur comme étant faite de traits innés (Troubetzkoy, 1996 , p. 59).

L’illusion d’optique de l’ethnocentrisme

C’est cette « illusion d’optique », ce « préjugé égocentrique » qui, selon Troubetskoï, « a permis aux savants romano-germaniques de réunir dans un même groupe les peuples les plus divers sous la dénomination commune de “sauvages”, “peuples arriérés” ou “primitifs” » (p. 60). En réalité, ces peuples n’ont rien de commun, sinon d’être ceux dont la culture diffère le plus de celle des Romano-Germains. « Que se retrouvent dans un même groupe des peuples qui n’ont rien de commun entre eux (par exemple les Esquimaux et les Cafres), les savants européens n’en tiennent aucun compte, car les différences entre les “peuples primitifs”, fondées sur les particularités de leurs cultures également éloignées de la culture européenne, sont pour les Européens également étrangères et incompréhensibles. Elles sont donc négligées par les savants comme étant d’importance secondaire » (ibid.).

Ce rassemblement, dans le groupe indifférencié des « primitifs », de peuples – y compris les ancêtres des européens actuels – dont le seul point commun est d’être également distants culturellement des Romano-Germains est l’illustration même de l’ethnocentrisme. « Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbares » (Lévi-Strauss, 1985, p. 20).

La même « illusion d’optique » et les même « préjugés égocentriques » expliquent que « dans les cas, bien rares il est vrai, où les Européens parviennent à pénétrer l’histoire d’une tribu “sauvage”, il s’avère invariablement qu’au cours de son histoire, la culture de cette tribu n’a connu aucun changement, ou bien qu’elle a “fait machine arrière”, auquel cas les “sauvages” de maintenant sont le résultat d’une régression, de l’ensauvagement graduel d’un peuple qui était auparavant au plus haut degré de développement » (Troubetzkoy, 1996, p. 61).

En raison de cette illusion d’optique, les Européens ne peuvent voir un début de « progrès » chez un peuple non romano-germanique que lorsque ce peuple a rejeté sa culture nationale pour s’engager dans l’assimilation de la culture européenne (p. 64).

Réfléchissant quant à lui sur la différence apparente entre « histoire stationnaire » et « histoire cumulative », Lévi-Strauss va montrer que la distinction entre ces deux formes d’histoire résulte moins de la nature intrinsèque des cultures auxquelles elle s’applique que « de la perspective ethnocentrique dans laquelle nous nous plaçons pour évaluer une culture différente » (Lévi-Strauss, 1985, p. 41-42).

Mais pour biens des gens, poursuit Troubetskoï, ces arguments, aussi logiques soient-ils, laissent hors de doute l’évidence de la supériorité de l’Européen sur le sauvage. Cette évidence est pourtant des plus subjectives. Elle s’effondre dès lors que l’on accepte d’examiner sans préjugés la culture des « sauvages ». « Le sauvage, s’il est un bon chasseur possédant toutes les qualités qui sont appréciées dans sa tribu (et un tel sauvage peut être comparé à un Européen cultivé) détient dans son esprit une réserve énorme de notions et d’informations les plus variées. Il a étudié à la perfection la vie de la nature qui l’environne, il connaît toutes les habitudes des animaux et les subtilités de leur vie qui échappent au regard averti des naturalistes européens les plus observateurs. Toutes ces connaissances sont rangées dans sa tête dans un ordre qui n’a rien de chaotique. Elle sont systématisées, mais selon d’autres rubriques que celles qu’utiliserait un savant européen, et qui répondent au mieux aux objectifs pratiques de la vie d’un chasseur. En plus de ces connaissances scientifiques qui découlent de l’expérience pratique, l’esprit du sauvage contient la mythologie de sa tribu, qui est souvent d’une grande complexité, son code moral, les règles et les presciptions d’étiquette (souvent aussi fort complexes) et enfin un corpus plus ou moins important de la littérature orale de son peuple. (Troubetzkoy, 1996, p. 64-65) »

Il faudra attendre plus de quarante ans après la publication de ces lignes de Troubetskoï pour que Lévi-Strauss démontre définitivement le caractère ordonné et systématique de la « pensée sauvage » dans un livre qui deviendra un classique de l’ethnologie et influencera l’ensemble des sciences sociales (Lévi-Strauss, 1962). Quant aux « prescriptions d’étiquette », leur complexité en matière d’alliance sera démontrée dans Les structures élémentaires de la parenté (1947), alors que la complexité de la mythologie, sur laquelle insistait Troubetskoï, fera l’objet des quatre volumes des Mythologiques publiés entre 1964 et 1971.

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