La montée des inégalités aux États-Unis depuis la fin des années 1970 résulte d’un changement politique et non de facteurs économiques. Telle est la thèse que défend Paul Krugman dans son dernier livre, L’Amérique que nous voulons, publié aux USA en 2007 sous le titre The Conscience of a Liberal.
Les conservateurs de mouvement (movement conservatism) menés par Reagan et les Bush ont fait le choix d’une politique d’inégalité qui a très largement profité à une petite minorité d’Américains (plus on monte dans les fractions les plus riches, plus on est gagnant : les 0,1% les plus riches ont gagné plus que les 1% les plus riches et les 0,01% les plus riches ont gagné plus que les 0,1% les plus riches). Cela s’appelle une politique de classe et le terme classe revient d’ailleurs plusieurs fois sous le plume de Krugman. Cette politique de classe donnait « priorité absolue au loyalisme partisan » et créait « une culture de copinage et de la corruption omniprésente dans ce que [faisait] l’administration Bush » (p. 23). Mais dans un pays démocratique, où les dirigeants doivent être élus par une majorité des électeurs, comment se faire élire — et réélire — en menant une politique aussi défavorable aux intérêts de la grande majorité ? Réponse : en n’hésitant pas à mentir, en donnant le change, en détournant l’attention. C’est ainsi que les conservateurs de mouvement ont exploité le racisme et, initialement en tous cas, les inquiétudes des « petits Blancs » face au mouvement des droits civiques (les états du Sud qui avaient longtemps voté massivement démocrate se sont mis à voter massivement républicain). Détourner l’attention : telle fut également l’une des raisons de la guerre en Irak.
Ce qui m’a le plus surpris dans ce livre, ce sont les précautions que prend Krugman pour énoncer cette thèse : les facteurs politiques ont été déterminants.
L’environnement politique peut-il réellement avoir un impact aussi décisif ? Peut-il déterminer l’inégalité économique ? L’idée sent l’hérésie, mais un corpus toujours plus épais de travaux de recherche en économie suggère que oui. (p. 17)
Tout se passe un peu comme si l’économiste Paul Krugman hésitait et prenait de grandes précautions avant d’énoncer une thèse qui contredit le fameux déterminisme des « superstructures » (dont le politique) par les « infrastructures » (moyens et rapports de production). Bien sûr, Krugman ne s’exprime pas ainsi, mais la question même qu’il pose (L’environnement politique peut-il réellement avoir un impact aussi décisif ? Peut-il déterminer l’inégalité économique ?) montre bien que cette vision marxienne des choses (il existe une infrastructure économique qui détermine en dernière instance les superstructures : politique, droit, religion…) reste à l’état implicite au cœur de la pensée économique.
Cela confirme ce que disait Louis Dumont, il y a longtemps déjà, sur le succès idéologique de Marx bien au-delà des seuls cercles marxistes :
On peut affirmer tranquillement que dans sa thèse centrale et la plus générale Marx a formulé ce qui devait devenir dans le siècle subséquent une croyance commune, universellement répandue. Sans doute la théorie de l’infrastructure et de la superstructure n’est pas uniformément admise parmi les sociologues et les historiens, mais pour l’homme de la rue la prépondérance des questions économiques dans la vie sociale est hors de question : c’est l’un des tous premiers articles de son Credo. Dans le Nouveau-Monde, aux États-Unis où le marxisme n’est pas officiellement en honneur, les spécialistes des sciences sociales eux-mêmes nous donnent souvent l’impression à nous autres chercheurs européens, d’être marxistes sans le savoir, ainsi qu’un ami me le fit une fois remarquer. (Louis Dumont, Homo aequalis I, 1977, p. 137)
L’intérêt théorique du livre de Krugman est justement de sortir — avec précaution — de cette croyance, quitte à apparaître presque timoré — malgré tout le respect que je dois à un prix Nobel — aux yeux de sociologues qui ont abandonné depuis longtemps (Simmel, Mauss) cette croyance dans le déterminisme des infrastructures.
L’idée d’un politique de classe, quant à elle, n’a rien de spécialement marxiste. Tocqueville affirmait déjà :
On peut m’opposer sans doute des individus ; je parle des classes, elles seules doivent occuper l’histoire (L’ancien régime et la Révolution, livre II, chap. XII).
Plus près de nous, Raymond Aron rappelait, dans ses entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, que : « personne n’a jamais nié la lutte des classes. J’ai écrit moi-même un livre qui s’appelle La lutte des classes ». Mais il distinguait la lutte des classes comme conflit ou compétition pour la répartition du produit national (conflit mené aux USA par les conservateurs de mouvement au profit d’une petite minorité) et le mythe des « ouvriers comme les porteurs d’une idée de la société toute différente de la société actuelle, une société où il n’y aurait plus de conflits de classe » (Le spectateur engagé, p. 174-175). Bref, contrairement à ce que croyait Marx, il n’y a pas de fin à la lutte des classes.
Et c’est sans doute pourquoi même la crise actuelle, qui, pour les uns, signe l’échec complet du conservatisme de mouvement, ne sera jamais acceptée comme telle par les tenants de ce même conservatisme. Ils préfèreront éventuellement y voir un complot démocrate pour discréditer la politique de Bush. Les sciences sociales sont des sciences bien particulières. Même une crise de l’ampleur de la crise actuelle ne saurait tenir lieu d’expérience décisive. Les analyses qui en sont faites, quelles qu’elles soient, sont elles-mêmes prises dans le jeu politique. Il y a sans doute, chez les uns et les autres, plus ou moins de bonne ou de mauvaise foi. Mais cela n’y change rien : nous sommes embarqués. Les conceptions sociales — y compris scientifiques — de la réalité sociale font elles-mêmes partie de cette réalité.
Une autre façon pour les sciences sociales d’être embarquées comme tu dis, est qu’en tant que « point de vue » sur la réalité sociale, non seulement elles entrent en concurrence avec d’autres points de vue sur la réalité sociale, mais socialement n’existent que de se différencier des autres point de vue. . Comme disait Bourdieu (mais je ne sais plus où), c’est le fusil à tirer dans les coins. On fait semblant de viser « l’objet » mais on vise celui avec qui on est en concurtrence pour parler de l’objet. Mais cette vision-même de la sociologie est un point de vue sur le social et en tant que tel, une façon de se démarquer, etc, etc.. On n’en sort pas. La sociologie médiationniste non plus.
Cet article me suscite tellement de réflexions que j’en ferai bien un à mon tour si j’avais les idées plus claires sur le sujet !
Deux remarques
Sans tomber dans le marxisme mais en restant dans l’économie la plus traditionnelle, on peut se demander pourquoi des décisions politiques (sur les réductions d’impôts par exemple) ne se sont pas traduites par des évolutions du marché « rétablissant » en réaction la répartition habituelle des revenus
Après tout, quand en France la répartition capital travail a bougé fortement en faveur des salariés (entre 75 et 85 pour faire simple), cela s’est traduit par 1.5 millions de chômeurs
Sur le lien entre appartenance à une classe sociale et opinions politiques, rappelons que pendant des décennies (et c’est peut être encore vrai) l’appartenance religieuse a été en France un déterminant plus fort du vote que l’appartenance sociale
« Sans tomber dans le marxisme mais en restant dans l’économie la plus traditionnelle, on peut se demander pourquoi des décisions politiques (sur les réductions d’impôts par exemple) ne se sont pas traduites par des évolutions du marché “rétablissant” en réaction la répartition habituelle des revenus ».
Sans doute parce que comme l’a montré Piketty dans son étude sur les Hauts revenus en France au XXe siècle, ce sont les événements (guerres) et les décisions de politique fiscale (création de l’impôt progressif sur les revenus avec hausse du taux marginal d’imposition, création de l’impôt progressif sur les successions) qui expliquent la réduction des inégalités que constatait Kuznets dans les années 1950, alors que la tendance « naturelle » (on devrait plutôt dire spontanée) du marché va dans le sens d’un accroissement des inégalités (lien vers la page de Piketty où on peut même télécharger le livre au format PDF).
La répartition travail/capital, quant à elle, intervient en amont et on sait qu’elle est à peu près constante sur la longue durée (2/3 « travail », 1/3 « capital », dont une partie seulement comme revenu du capital), même s’il y a effectivement des variations significatives à l’échelle d’une vie de travail.
Intéressant !
Sur le même sujet, vous aviez sans doute lu cet article sur ecopublix
http://www.ecopublix.eu/2008/10/hanks-you-very-much-et-bercy-beaucoup.html
Oui, ils puissent à la même source : Saez et Piketty ont publié ensemble.