La question de l’anonymat apparue dans le billet précédent, me ramène tout à coup à la personne telle que nous l’entendons en anthropologie clinique. Chacun sait que le concept de personne est issue du théâtre antique (le mot latin persona, issu lui-même de l’étrusque, a servi à traduire le grec προσωπον et a d’abord désigné le masque avant de désigner l’acteur puis le rôle). En tant que rôle, la personne se définit de façon relationnelle : elle est d’abord ce que l’autre n’est pas. Irène Théry, dans son dernier ouvrage (La Distinction de sexe : Une nouvelle approche de l’égalité, Odile Jacob, 2007), montre que cette conception relationnelle de la personne était celle du théâtre antique et fut reprise dans le droit romain classique (Gaius). C’est plus tardivement, chez un auteur comme Boèce, que va apparaître, dans le cadre de la pensée chrétienne, une conception substantielle de la personne comme hypostase, qui trouvera un prolongement dans la réification du moi par John Locke.
La conception de la personne de l’anthropologie clinique retrouve en un sens celle du théâtre et du droit romain. La personne en effet ne s’y définit pas comme une essence mais comme relation. Distincte de l’individu biologique, elle est cette capacité mentale par laquelle l’être humain formalise ses relations aux autres, humains ou non d’ailleurs. Elle est parfois définie aussi comme une capacité d’absence au sens où l’être humain n’est jamais réductible (sauf pathologie) à son être-là immédiat. Chacun en a fait l’expérience : ce n’est pas parce que je suis physiquement présent à telle réunion que j’y suis forcément présent « en personne ». Mon « esprit » comme on dit couramment dans ces cas-là peut très bien être ailleurs. C’est ici que je retrouve l’un des thèmes du billet précédent. Le web et la blogosphère se caractérisent par un anonymat relatif. Beaucoup d’intervenants ont choisi d’y apparaître masqués, derrière un pseudonyme quelconque : ils sont autant de personae au sens étymologique du masque. Le web ne réalise-t-il pas une situation quasi expérimentale dans laquelle la personne prend complètement le pas sur l’individu ? Ce dernier s’est effacé : ne reste plus qu’un personnage, un masque, un rôle. Mais ce personnage — cette personne pure en quelque sorte — continue bien sûr jouer le jeu social, définissant ses appartenances et ses domaines de compétence.
Des différences qualitatives de statut définissent des identités. Un tel se définit comme bourgeois, une autre comme jeune… Les liens et commentaires réciproques, les blogrolls, tracent en positif les frontières de cercles d’appartenance ou d’unités sociales pas si virtuelles que cela. C’est ainsi que je retravaillerais la notion de réseau : une sorte de syntaxe sociologique qui rattache une pluralité d’unités sociales sur la base d’au moins une identité ou affinité commune.
Mais la personne sur le web ne se manifeste pas seulement par ses statuts et ses cercles d’appartenance. Elle affirme aussi sa compétence dans tel ou tel domaine de spécialité, plus ou moins strictement défini, et apporte ainsi un service, une contribution sociale, le plus souvent bénévole : enseignement de l’économie pour les uns, traitement des questions d’emploi et de ressources humaines pour un autre, création poétique pour un troisième, questions judiciaires pour un quatrième…
La question de l’anonymat et du masque vient de mon précédent billet et des quelques commentaires qui ont suivi. Mais le déclic m’est venu à la lecture de ce billet d’Enro qui mentionne l’expérimentateur en Tom Roud (voir aussi l’expérience why blog dans laquelle je me suis trouvé impliqué). Si l’artifice technique du web permet l’expression d’une personne « pure » — délivrée de l’individu — ne nous fournit-elle pas une situation où étudier le fonctionnement de cette personne comme en laboratoire ? (Message à l’adresse des blogueurs auxquels renvoient les liens précédents : non, non, je ne vous prends pas pour des cobayes 😉 ). On peut déjà observer la façon dont se tissent les liens sociaux sur la blogosphère. Mais ne peut-on pas aller plus loin et imaginer des blogs expérimentaux pour tester la façon dont la personne construit ses appartenances autant que ses compétences ? Et cette question en amène une troisième : expérimenter suppose aussi de tester les dysfonctionnements. Je n’ai parlé jusqu’ici que de sociabilité normale. Mais le web regorge de sociabilité perverse et psychotique (les théories du complot, par exemple, y trouvent une formidable caisse de résonance). N’est-il pas possible là aussi (mais là je ne le ferai pas sur ce blog) d’expérimenter ?
Voilà une réflexion intéressante. Le troll qui sévit sur Internet est sans doute un autre exemple de cette personne unidimensionnelle, avec un brin de perversité.
En ce qui concerne l’exemple précis que vous reprenez, il se trouve que j’ai rencontré Tom Roud. Par conséquent, je le visualise en tant qu’individu dès que j’écris son nom ou que je lis son blog, et je peux me permettre des allusions ou expressions qui 1) dépassent sa persona virtuelle et 2) anticipent sur ses réactions. Alors, quand je parle de « l’expérimentateur en Tom Roud », je ne m’arrête pas forcément à ce que son blog fait apparaître et je me doute de comment il réagira. Bref, ce n’est pas si facile d’expérimenter sur le web en faisant trop de présomptions sur ses cobayes 😉
D’accord avec Enro, et d’accord avec ce billet dans lequel je me reconnais totalement. Sur le web, je pense effectivement être une autre « personne » que celle que je suis en réalité, mais cette personne fait néanmoins partie de moi. Elle est différente, a sa propre existence, son propre réseau. C’est effectivement assez amusant sociologiquement.
La réflexion est effectivement intéressante. Ceci dit, je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’idée que dans le monde du web, on assiste à un effacement de l’individu biologique. En effet, il me semble que dans la dialectique de la personne, c’est bien la persistence de l’individu qui actualisera la relation dans un contenu existentiel et qui permettra le réinvestissement politique (c’est à dire l’être ensemble et la contribution ). Dans le monde du Web, cette actualisation de la relation est bien à l’oeuvre. Les textes que j’écris dans mes « chroniques d’oneiros » portent la trace des différents adhésions esthétiques ou autres que je porte en moi (série noire, science fiction, sciences humaines, etc..). Or si ce qui permet la singularité du style (point de prétention là-dedans : au sens de la médiation tout le monde a un style et il est toujours singulier) est bien l’analyse ethnique, ce qui permet que ce style ne soit pas pure singularité mais garde la trace de ses dettes, c’est l’individu biologique.
C’est du moins comme ça que je comprends la chose 🙂
Hmm… Le modèle peut-il encore se mettre à l’épreuve de la diversité des situations empiriques ? Le web produit quand même une rencontre un peu particulière, différente des relations de face à face. C’est d’ailleurs aussi un de ses dangers bien connus (genre « tu_veux_un_bonbon_petit » caché derrière « pseudo_sympa_et_trompeur – at – fai.gratuit.biz ). Ensuite, si la personne doit bien investir dans un contenu existentiel, je ne suis pas sûr que ce soit l’individu biologique en tant que tel qui compte tant que ça. Ce que la personne analyse et réinvestit, c’est toujours déjà de l’histoire. Cette histoire peut certes s’inscrire dans les corps (l’habitus, la mémoire, etc.). Mais elle s’inscrit tout aussi bien dans les objets : une bibliothèque, un album photo, des vidéos sur You Tube, les monuments qui composent un paysage…
Je crois que comme souvent, le problème est de s’entendre sur les mots. L’individu biologique dont tu parles est pour moi le résultat du premier temps naturel de la dialectique (la somasie qui prend forme de mémoire lorsqu’il s’agit de représentation; qu’on la technicise par des vidéos, des bibliothèques n’empêche pas que l’utilisation de ces objets comme soutiens à la mémoire nécessite qu’il y ait capacité de mémoire).
Ce que je voulais dire donc, c’est que le web n’efface pas cet individu biologique-là car c’est lui qui permet de donner corps (sans jeu de mots) à l’histoire. Certes on analyse et réinvestit toujours du déjà analysé historiquement, mais cet analyse historique nécessite de la somasie.
Alors j’ai bien conscience qu’en réduisant ton « individu biologique » à la « somasie médiationniste », j’opère un forçage des faits. Au sens, où du coup je ne me permets pas de rendre compte, comme tu dis, de la diversité des situations empiriques, et ici de la particularité des relations sociales via le web. Ceci dit, si le modèle médiationniste n’est après tout qu’une somme d’hypothèses, la démarche initiée par Gagnepain pour faire des sciences humaines, des sciences passait, il me semble, par la recherche du systématisme conceptuel. Ce qui veut dire rendre compte des mots qu’on utilise. Cela ne veut pas dire, socionomiquement bannir le métissage, mais
conceptuellement ne pas cultiver la polysémie.
Cela, j’en ai bien conscience, est certainement plus aisé pour ceux qu’on a coutume d’appeler « les cliniciens » qui construisent leurs objets d’étude (quitte à laisser de côté plus de « cas » qu’il n’en expliquent) que pour les sociologues (en particulier ceux qui s’inspirent de la théorie de la médiation qui en est à ses prémisses) à qui la demande sociale impose de rendre compte de la complexité du réel sans qu’ils aient des outils assez élaborés pour le faire.
D’accord sur les définitions, la somasie, etc. Mais cela nous ramène à un cas général qui efface en quelque sorte la spécificité de ce qui se passe sur le web (et pas seulement là). Or il faut bien rendre compte aussi de l’extrême variété des performances humaines. En sachant que les outils s’élaborent au fur et à mesure (c’est en forgeant, etc.). Nos collègues de la Sorbonne avec leur archéologie moderne et générale avaient déjà bien avancé. Il y a plein de choses chez eux sur les objets (les ouvrages au sens strict) qui produisent de l’être social (cf. leur archéologie du catholicisme, de la politique, de la mort…). Ils n’étaient pas loin de Latour et de ses objets (fétiches, icônes, marionnette, …) qui font faire quelque chose à quelqu’un. Voir Changer de société ~ Refaire de la sociologie (2006) , autour de la page 70. Je n’ai pas trop le temps de développer, mais Latour y critique aussi… la sociologie critique trop prompte à dénoncer la « fausse conscience » de ces acteurs « aliénés » qui croient « encore » que les fétiches ou la Vierge les font agir et défend une sociologie qui s’attache à « prendre la mesure des diverses entités qui sont simultanément à l’œuvre dans le monde ». Pour le croyant, Dieu agit bien comme « personne » (avec en plus dans le christianisme toute la question de la trinité et la réflexion théologique sur les personnes divines ; ce n’est pas pour rien que Gagnepain citait comme un grand ouvrage de sociologie — eh oui ! — le De substantiis separatis de Thomas d’Aquin). L’icône, du coup, qui présentifie Dieu, ne saurait pour le croyant être un simple bout de bois (alors qu’elle l’est pour le sociologue critique… et les esprits « forts » — en réalité un peu simplets — façon Charlie Hebdo). Mais nos collègues de la Sorbonne étaient à bien des égards plus précis dans leur façon de montrer comment l’art peut créer de l’être social qui, oui, nous fait agir. C’est un peu cela que je visais dans le billet : une archéologie du web au sens où ils entendaient l’archéologie.
Voir aussi une discussion amorcée sur un thème proche sur le blog de Gilles Le Guennec
« qui trouvera un prolongement dans la réification du moi par John Locke. »
Je commets peut-être un contre-sens de lecture mais il me semble que c’est plutôt le contraire chez Locke, non ?
La thèse de Locke (Essay, II, xxvii) est justement que l’identité du moi n’est qu’une Fonction psychologique, la continuité mémorielle, le Flux de conscience, qui permet attribution des états mentaux et imputation de responsabilité.
Dans le crypto-matérialisme de Locke, le Soi (« Self ») est détaché de la notion de substance spirituelle et il dit bien que fussions-nous une âme ou bien notre corps, notre personne n’est ni l’un ni l’autre mais seulement la Fonction qui traite nos souvenirs. C’est ce qu’on appelle la théorie « psychologique » de l’identité et de la mêmeté. C’est un début de critique de la réification du moi dans le nouveau concept de « conscience de soi » (créé par Locke), qui va ensuite conduire à la critique du Moi comme simple faisceau de représentations empiriques chez Hume et ensuite le Sujet transcendantal chez Kant (comme synthèse de l’aperception, mais non empruntée au contenu empirique des représentations).
Voir aussi A. de Libéra, l’Archéologie du Sujet, tome II.
(Je copie le même document sur un autre blog, même si je n’y entends nul droit d’auteur)
Sur Locke, je résumais en quelque mots la lecture qu’en fait Irène Théry — via Vincent Descombes, semble-t-il — dans La distinction de sexe (je suis totalement dépendant de Théry sur ce point n’ayant pas lu Locke directement). Le débat qu’elle engage part bien de cette « fonction qui traite nos souvenirs ». « L’agent véritable, dit-elle, est (pour Locke) la conscience intérieure qui assume l’action et peut s’en souvenir : la conscience d’avoir été l’agent est l’agent vrai » (p. 406). Elle cite Locke qui dit : « Je prends le mot « personne » au sens des juges comme le nom du moi ». Puis elle ajoute : « il a fallu substantiver le « moi », l’hypostasier comme une sorte d’agent situé à l’intérieur du corps individuel, pour que cette entité devienne ce que je considère comme ma personne, me permettant alors d’exiger des autres qu’ils la reconnaissent aussi comme ce qui est ma véritable personne » (408).
Oui, Locke utilise le terme » le Soi ». La substantivation du pronom commence déjà juste avant, avec le Fragment sur « le Moi » de Pascal mais le terme sert à mieux le désubstantialiser comme un « pôle » inconnaissable, contre la res cogitans de Descartes :
« Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. »
Je rebondis un peu à retardement…
D’abord sur cette histoire de performance. Qu’il y ait place dans le champ médiationniste pour ces recherches sur la diversité des configurations politiques , que ce soit dans le champ de l’artistique, de la socio-linguistique (et des langues en général) ou de la sociologie des codes et des pouvoirs, sans aucun doute et c’est d’ailleurs pour la survie du modèle, un impératif car à quoi bon peaufiner les verres de lunettes si on ne regarde rien avec. Cependant il ne faut pas oublier que derrière la performance, la dialectique est toujours à l’oeuvre. On a un peu trop tendance, dès qu’on verse dans le descriptif à être piégé par la singularité du réinvestissement et à prendre les différences de performance pour des différences de processus. Si le web n’est qu’une technique de mise en relation parmi d’autres , il peut certes donner à penser à travers des configuration politiques singulières d’appartenances (à travers par exemple les réseaux dits « sociaux ») et de compétences (et notamment en faisant réfléchir sur les notions de délégation et de reconnaissance censées être au fondement du fonctionnement déontique) mais il ne peut transformer le processus ethnico-politique dans son principe (ou alors c’est que le principe en question n’a rien de général et donc de scientifiquement explicatif …mais dans ce cas, c’est -et pourquoi pas- à cette explication qu’il faut s’attaquer). Or, il me semble que dire que sur le web, l’individu s’efface devant la personne, c’est dire que le web transforme la dialectique ethnico-politique qui présuppose à la fois une substance individuelle toujours à l’oeuvre et une ethnicisation qui nie cette substance. Pour prendre un exemple, le « bourgeois Aymeric » n’est pas un « pur bourgeois » qui n’a d’existence que de s’opposer à la fois au populo et aux aristos mais est bien ce-bourgeois-là qui peut parler à la fois du dodécaphonisme, de joy division , de jacques demy, de robert castel et de jean gagnepain. Ce qui fait cette substancialité ( ce bourgeois-là et non pas un bourgeois) c’est bien la persistance de l’individu.