That’s sorry yet for thee.
(W. Shakespeare, King Lear, Act III, Scene II)
Pauvre fou, petit drôle, il y a une part de mon cœur
Qui est triste même pour toi.
(trad. d’Yves Bonnefoy)
Dans son séminaire de l’année 1959-1960, L’éthique de la psychanalyse, lors de la séance du 23 mars, Lacan apportait quelques indications, qu’il voulait éclairantes, sur la position de l’intellectuel (je retranscris ci-dessous la sténotypie).
Il y a […] l’intellectuel de gauche et l’intellectuel de droite. Je voudrais vous donner des formules qui, pour tranchantes qu’elles puissent paraître au premier abord, peuvent tout de même nous servir à éclairer le chemin.
Le terme de sot, de demeuré, qui est un terme assez joli pour lequel j’ai quelques penchants, tout ceci n’exprime qu’approximativement un certain quelque chose pour lequel je dois dire assurément la langue et la tradition, l’élaboration de la littérature anglaise, me paraît nous fournir un signifiant infiniment plus précieux. Une tradition qui commence à Chaucer, mais qui s’épanouit pleinement dans le théâtre du temps d’Elisabeth ; qu’une tradition dis-je nous permette de centrer autour du terme de fool — le fool est effectivement un innocent, un demeuré, mais par sa bouche sortent des vérités qui ne sont pas seulement tolérées, de parce que ce fool est quelquefois revêtu, désigné, imparti, des fonctions du bouffon. Cette sorte d’ombre heureuse, de foolery fondamentale, voilà ce qui fait à mes yeux le prix de l’intellectuel de gauche.
À quoi j’opposerai […] un terme employé d’une façon conjuguée […] c’est le terme de knave. Le knave, c’est-à-dire quelque chose qui se traduit à un certain niveau de son emploi par le valet, est quelque chose qui va plus loin. Ce n’est pas non plus le cynique, avec ce que cette position comporte d’héroïque. C’est à proprement parler ce que Stendhal appelle le coquin fieffé, c’est-à-dire après tout Monsieur Tout-le-Monde, mais Monsieur Tout-le-Monde avec plus ou moins de décision.
Et chacun sait qu’une certaine façon même de se présenter qui fait partie de l’idéologie de l’intellectuel de droite est très précisément de ce poser pour ce qu’il est effectivement, un knave. Autrement dit, à ne pas reculer devant les conséquences de ce qu’on appelle le réalisme, c’est-à-dire, quand il le faut, de s’avouer être une canaille.
Le résultat de ceci n’a d’intérêt que si l’on considère les choses au résultat. Après tout, une canaille vaut bien un sot, au moins pour l’amusement, si le résultat de la constitution des canailles en troupe n’aboutissait infailliblement à une sottise collective. C’est ce qui rend si désespérante en politique l’idéologie de droite.
Observons que nous sommes sur le plan de l’analyse de l’intellectuel et des groupes articulés comme tels. Mais ce qu’on ne voit pas assez, c’est que par un curieux effet de chiasme, la foolery, autrement dit ce côté d’ombre heureuse qui donne le style individuel de l’intellectuel de gauche, aboutit elle fort bien à une knavery de groupe, autrement dit, à une canaillerie collective. […] Ce qui me fait le plus jouir, je l’avoue, c’est la face de la canaillerie collective. Autrement dit, cette rouerie innocente, voire cette tranquille impudence qui leur fait exprimer tant de vérités héroïques sans vouloir en payer le prix. Grâce à quoi ce qui est affirmé comme l’horreur de Mammon à la première page se finit à la dernière dans les ronronnements de tendresse pour le même Mammon.
Ce que j’ai voulu ici souligner, c’est que Freud n’est peut-être point un bon père, mais en tous cas, il n’était ni une canaille, ni un imbécile. C’est pourquoi nous nous trouvons devant lui devant cette position déconcertante qu’on puisse en dire également ces deux choses déconcertantes dans leur lien et leur opposition : il était humanitaire, qui le contestera à pointer ses écrits, il l’était et il le reste, et nous devons en tenir compte, si discrédité que soit par la canaille de droite ce terme. Mais d’un autre côté, il n’était point un demeuré, de sorte qu’on peut dire également, et ici nous avons les textes, qu’il n’était pas progressiste.
A ceci près que le terme intellectuel, cinquante ans plus tard, est sans doute de trop, il me semble, à entendre au moins une part de ce qui se dit à propos de l’université, dans la provocation méprisante et outrancière d’une part, dans l’habituelle logorrhée révolutionnaire de l’autre, que cette opposition du knave et du fool, reste une clé de lecture politique des plus pertinentes.
Intéressant !