J’inaugure une série de billets où il sera question du développement durable (en prévision d’une petite causerie que je dois faire la semaine prochaine dans le cadre de l’espace débat du master MOUI).
La définition généralement admise de ce concept, que l’on doit au fameux rapport Brundtland, est maintenant bien connue :
Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de « besoins », et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir.
On peut y voir le rappel d’une responsabilité à l’égard de nos descendants (les fameuses « générations futures ») qui s’ancre dans ce que certains appelleront la paternité symbolique. Il est seulement curieux que l’on ait dû rappeler cette responsabilité et en faire une nouvelle doctrine. Après tout, la notion juridique de gestion en « bon père de famille » (bonus pater familias) dit-elle autre chose ? Cf. l’article 1768 du Code civil qui stipule que le preneur est tenu « d’user de la chose louée en bon père de famille ».
Il y a, chez les promoteurs du développement durable, l’idée (exprimée certes différemment) que l’on avait rompu avec cette gestion « en bon père de famille » en ne tenant pas compte du caractère limité de certaines ressources. Il s’agirait de retrouver une gestion responsable (ce qui sous-entend que bien des modes de gestion passés comme actuels étaient ou sont encore irresponsables).
Tout ceci mériterait sans doute de plus amples développements, mais c’est un autre point que je voudrais traiter en priorité.
Le rapport Brundtland indiquait également que le développement durable suppose de « réaliser tout le potentiel de croissance » tout en « assurant l’égalité des chances pour tous » ainsi qu’en conservant « le potentiel productif de l’écosystème » : « Au strict minimum, le développement durable signifie ne pas mettre en danger les systèmes naturels qui nous font vivre : l’atmosphère, l’eau, les sols et les êtres vivants ».
Cela a généralement été traduit et vulgarisé en termes de « piliers » ou de « sphères » du développement durable. Le développement durable, entend-on un peu partout, repose sur trois « piliers » : un pilier économique (la croissance), un pilier social (l’égalité des chances) et un pilier environnemental (la préservation des écosystèmes « qui nous font vivre »). Il s’agirait, autrement dit, de concilier trois sphères : la sphère économique, la sphère sociale et la sphère écologique ou environnementale. Le développement durable se situerait donc à l’intersection de ces trois sphères — représentées d’ailleurs le plus souvent sous forme de disques :
Cette traduction en termes de piliers ou de sphères présuppose l’existence de ces piliers ou de ces sphères. Dire qu’il faut concilier le social et l’économique, c’est dire que ces deux choses sont différentes et séparées, puisqu’il faut précisément les concilier. C’est là que gît l’impensé du développement durable. Bien sûr, cela fait partie du sens commun de l’Occidental du début du 21e siècle : il existe un domaine économique, un domaine social et, maintenant, pourquoi pas, un domaine environnemental. C’est tellement vrai que ces trois domaines sont traités, dans beaucoup de pays, par différents ministères ad hoc : un ministère de l’Économie et des Finances (qui pourra être ailleurs un Department of the Treasury), un ministère des Affaires sociales (dont l’appellation peut varier selon les gouvernements) et un ministère de l’Environnement (même remarque). De même, il existe des économistes, des sociologues et des écologues… Dans les journaux, il existe des pages « économie », des pages « social » et des pages « environnement » ou « Terre »…
Cette division du travail (entre ministères comme entre spécialités disciplinaires) est tellement ancrée dans nos habitudes qu’elle semble aller de soi : tout se passe comme s’il existait ontologiquement un domaine économique, différent du domaine social lui-même différent du domaine de l’écologie et de l’environnement. Pourtant, les choses ne se sont pas toujours présentées ainsi : la distinction de ces différents domaines se fait au cours du 19e siècle. La société médiévale ne se pensait pas du tout en ces termes. Et la référence au développement durable montre bien qu’il demeure une certaine gêne : ces choses que l’on a distinguées au 19e, ne faudrait-il pas tenter de les concilier ? C’est donc qu’elles n’étaient pas sans lien entre elles ? Pourtant, s’il faut les concilier, c’est bien parce qu’on les a préalablement séparées ?
La séparation de l’économique et du social me paraît particulièrement artificielle. Cela demanderait de longs développements, mais j’attends toujours que l’on me montre un seul phénomène dit généralement « économique » (la croissance, l’inflation, l’emploi, la monnaie, le commerce…) qui ne soit pas aussi et en même temps un phénomène social. Il me semble que tous les phénomènes « économiques » sont nécessairement des phénomènes sociaux, alors que tous les phénomènes sociaux ne sont pas des phénomènes économiques. Le champ économique, autrement dit, m’apparaît comme un champ particulier au sein du « social », un peu comme le carré représente un cas particulier parmi les quadrilatères : tous les carrés sont des quadrilatères, mais tous les quadrilatères ne sont pas des carrés (ce qui supposerait d’identifier les caractères particuliers qui permettent de caractériser les phénomènes économiques au sein des phénomènes sociaux). Mais cela relève peut-être d’une définition « ontologique » de l’économie. Il en existe une autre définition, plus méthodologique : aucun domaine ou phénomène ne serait plus économique qu’un autre. La démarche de l’économie serait toute entière dans le point de vue : celui de l’allocation des ressources rares. Tout le problème est que là, à mon sens, on n’est plus dans la science mais déjà dans la gestion.
Plutôt que le schéma des sphères séparées (puis entrecroisées), je préfère celui que proposait René Passet, qui, dans L’économique et le vivant (1979), parlait d’enchâssement :
La sphère écologique (la biosphère), en effet, n’est pas un sphère séparée, de même niveau et à côté des deux autres (avec lesquelles elle devrait être conciliée). Elle englobe et dépasse les deux autres au sens où nous (les humains) y sommes nécessairement embarqués. Il n’y aurait ni activités humaines, ni économie, sans biosphère (alors qu’une biosphère est tout à fait concevable — elle a longtemps existé ainsi — sans humains et sans économie). Reste à penser (modéliser ?) les relations entre l’homme et la biosphère (flèche bleue de la figure ci-dessus) et, accessoirement, celles entre la sphère « économique » et la « sphère des activités humaines ». A suivre…
Vous écrivez: Après tout, la notion juridique de gestion en « bon père de famille » (bonus pater familias) dit-elle autre chose ? Cf. l’article 1768 du Code civil qui stipule que le preneur est tenu « d’user de la chose louée en bon père de famille ».
Le problème est que la tradition chrétienne fait de nous les propriétaires de la terre, pas des locataires. En tant que propriétaires nous avons tous les droits, même de tout bruler dixit le code civil.
On pourra ajouter pour appuyer la thèse que l’éco est à l’intérieur du social, que l’économique s’est développé en angleterre en enlevant moult jours de cérémonies religieuses aux manants afin de maximiser la production agricole. Et ce dès que la religion hérétique pris le dessus gràce à Henri VIII, qui y gagna lui de pouvoir changer de femme comme de chausse. Merci les protestants ;-))
« La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » (Code civil, art. 544).
Ce n’est pas le point que je souhaitais développer, pas immédiatement en tous cas. En attendant, la meilleure réflexion là-dessus à ma connaissance est celle de François Ost, juriste et philosophe :
http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_nature_hors_la_loi-9782707139368.html
J’y reviens dans un chapitre d’un ouvrage collectif à paraître à l’automne.
Donc la question est celle hégétique de construire des codes ou des règlements qui puissent permettre ensemble d’expérimenter sur les psychopathies…non?
Je me souviens avoir lu « La nature hors la loi » de François OST, bon, sous l’angle particulier ci-dessus (mon §) en quête d’inspiration c’est d’accord mais çà m’a laissé sur ma faim. D’où une question:
Le blog de PJ pédale un peu dans la semoule. Ne serait-il pas possible d’ouvrir le débat chez toi – je veux dire ici sur ton blog – à la question de la refondation de civilisation voire carrément à la politique sur d’autres bases, pour secondariser l’économistique et qu’on en finisse une bonne fois des rons-rons de chats siamois qui zappent la question de la confiance(forcément qu’à un moment où à un autre quelles que soient les plus belles constitutions pour l’économie, la traîtresse fera son ‘retour du refoulé’ et on sera une fois de plus ‘gros jean comme devant’ avec les mêmes pbs sur les bras! du type salopards aux commandes ‘réelles’ pour lesquels tout est un marché – de dupes, même la démocratie)?
J’ai envie d’en mettre un gros paquet de’?’ 🙂
Ouh là. Je n’ai pas très envie que ce blog devienne l’objet d’un débat sur la refondation de la civilisation ou de la politique. Partager quelques éléments de réflexion sur l’anthropologie clinique ou à partir d’elle me suffit amplement.
Je découvre votre excellent article après la rédaction de celui-ci sur mon blog dans lequel je fais le parallèle entre le graphique des 3 piliers et l’équation de Kaya, qui, à la réflexion, me semble plus pertinente pour décrire l’interaction entre les aspects économiques, sociaux et environnementaux de l’activité humaine.
De plus, l’équation de Kaya fait apparaitre la population (nombre d’êtres humains) comme facteur, et je me demande de plus en plus si ce paramètre ne serait pas crucial pour déterminer si la possbilité d’un développement durable existe.
Quand je fais des interventions sur le développement durable, au moment d’exposer le contexte historique de l’apparition de cette notion, je présente toujours le diagramme suivant :
La croissance très rapide de la population humaine depuis un siècle ou deux après des millénaires de croissance beaucoup plus lente représente évidemment un phénomène crucial, même s’il faut tenir compte de la différence entre peuple et population.
Pour quelques compléments sur la traduction institutionnelle de la problématique du « développement durable », notamment en termes de « gouvernementalisation du changement », voir également http://yannickrumpala.wordpress.com/2008/11/16/le-gouvernement-du-changement-total/ et http://yannickrumpala.wordpress.com/2009/02/16/traduire-nos-responsabilites-planetaires/
Cher Jean-Michel,
La relation de l’économique au social et à l’environnemental, ne se traduit-elle pas concrètement dans les problèmes liés à l' »effet de serre »? C’est ainsi que je l’ai abordé sur mon site dans « Economie » (Développement durable). Cette focalisation, selon vous, est-elle contestable ?
Sans doute en est-ce l’une des traductions possibles. Mais comment se traduit-elle ? L’une des questions est-celle d’une espèce (homo sapiens qui est aussi homo faber) capable d’analyser la matière (dont le pétrole , la houille…) en matériaux intégrés dans différents dispositifs en vue de fins utiles (éclairage, mouvement, chauffage…). Quelle est est la part, dans ce que l’on appelle couramment « l’économie » de la fabrication ? Celle de l’organisation sociale de la production et du partage des bénéfices comme des coûts ? Celle de la valorisation ? A l’époque du billet ci-dessus (que j’avais un peu oublié), je formulais ma question dans une conclusion :
Il devait y avoir une suite… qui n’est pas venue, car je ne m’estimais pas suffisamment avancé à l’époque par rapport à ce que j’avais dit dans ma thèse, publiée en 2002 chez L’Harmattan. Et je ne suis pas sûr d’avoir beaucoup avancé depuis sur ce sujet précis…
Jonas n’a pas manqué de penser les relations entre l’homme et la biosphère. Il ne les a pas pensées entre les deux sphères que vous évoquez mais sur le plan de la biologie qui offre des phénomènes éminemment observables à la spéculation philosophique.
C’est ainsi que le troisième de ces phénomènes, au niveau proprement humain, est caractérisé (par Jonas) par la fabrication des images. L’homo pictor englobe Homo faber et Homo sapiens. La fonction symbolique prend en charge la représentation du monde. Percevoir la ressemblance, c’est séparer la forme de la matière, cette forme qui adhérait encore à la matière dans le phénomène du métabolisme. L’homme donne des noms aux choses, met les êtres en relation, ouvre le champ du possible : ainsi la liberté se dégage-t-elle par distanciation de la causalité.
(309) Avec le métabolisme, la dimension d’intériorité se révèle appartenir à la vie et le phénomène d’auto-organisation rend caduque l’opposition ruineuse entre le corps et l’âme. La liberté est ainsi implicitement présente dès le début de la vie. Elle mérite d’être tenue pour un mode d’être objectivement discernable.
Le phénomène de métabolisme implique déjà la menace de destruction, mais ce n’est qu’avec l’humanité que la peur, la souffrance, la solitude sont ressenties dans toute leur virulence. Le péril requiert d’être énoncé en termes ontologiques : la possibilité du non-être accompagne comme son ombre l’assertion de l’être pour la vie et fait de la vie une aventure improbable et révocable.