Dans le petit ouvrage qu’il avait consacré à Nietzsche, Gilles Deleuze concluait ainsi l’exposé de la pensée du philosophe de la transmutation des valeurs :
Nous, lecteurs de Nietzsche, devons éviter quatre contresens possibles : 1° sur la volonté de puissance (croire que la volonté de puissance signifie « désir de dominer » ou « vouloir la puissance ») ; 2° sur les forts et les faibles (croire que les plus « puissants », dans un régime social, sont par là même des « forts ») ; 3° sur l’éternel Retour (croire qu’il s’agit d’une vieille idée, empruntée aux Grecs, aux Indous, aux Babyloniens… ; croire qu’il s’agit d’un cycle, ou d’un retour du Même, d’un retour au même) ; 4° sur les œuvres dernières (croire que ces œuvres sont excessives ou déjà disqualifiées par la folie).
Éviter les deux premiers contresens, c’est éviter de tomber dans le piège où sont tombés et continuent de tomber de nombreux lecteurs vulgaires de Nietzsche, piège qui consiste à voir en Nietzsche un philosophe politique, chantre de régimes dans lesquels ceux qui détiennent la puissance politique, militaire ou économique sont fondés à dominer et mépriser les « faibles », la révolte de ces derniers contre l’injustice ou la domination étant mise sur le compte du ressentiment. On n’aurait de toutes façons nul besoin de philosophes pour étaler de telles banalités et justifier tous les conservatismes !
Les deux autres contresens sont plus intéressants dans la mesure où l’hypothèse d’une psychose maniaco-dépressive (un trouble bipolaire de type II, se manifestant par une alternance d’épisodes dépressifs et d’épisodes hypomaniaques) semble désormais fondée pour rendre compte des singularités de la biographie comme de l’œuvre de Nietzsche (je me réfère au livre de Jacques Rogé ainsi qu’à ce texte attribué à un certain Philippe Cadiou, dans lequel on retrouve une inspiration lacanienne, mais sur l’origine duquel je n’ai pas trouvé d’autres précisions 1 ). Cette hypothèse permet de donner une cohérence à toute une série de symptômes qui restaient autrement incompréhensibles (dans une démarche qui se place tout à fait dans la ligne de l’anthropologie clinique). Mais elle interdit du même coup de séparer, comme le faisait encore Deleuze, la philosophie et la maladie. Il est plus vraisemblable de considérer la philosophie de Nietzsche, dans laquelle le thème de la santé revient en permanence, comme une tentative de guérison. Il n’est sans doute pas exagéré de dire que Nietzsche a cherché à se guérir par sa philosophie. Il faudrait donc corriger le 4e avertissement de Deleuze :
– ce ne sont pas seulement les œuvres dernières qui sont concernées par la « folie », mais bien la totalité de l’œuvre ;
– cette dernière ne s’en trouve pas pour autant disqualifiée : elle n’en devient finalement que plus intéressante. Ce qui est définitivement disqualifié par contre, c’est la lecture politique de Nietzsche. En effet, si nous avons raison de voir dans la « psychose » maniaco-dépressive non pas une psychose, mais une aboulie, soit un trouble de la volonté naturelle qui vient affecter la dialectique du noloir et de la licence, la tentative de guérison de Nietzsche par le biais de sa philosophie constitue un document clinique de premier plan qui a beaucoup à nous apprendre sur l’énigme du désir et qui renforce l’idée que la philosophie de Nietzsche est d’abord une philosophie éthico-morale, une axiologie.
ADDENDUM. Quelques citations du livre de Jacques Rogé, pour inciter à le lire (Jacques Rogé, Le syndrome de Nietzsche, Paris, Odile Jacob, 1999) :
Nietzsche eut à endurer de continuelles souffrances qui furent tout autant physiques que morales. « Humeur noire » ou « agitation véhémente », écrit-il. Tantôt l’une, tantôt l’autre. Ce fut un combat de chaque jour, de chaque heure, de chaque instant. Un combat contre la maladie et aussi avec la maladie, car celle-ci a souvent stimulé son exceptionnelle créativité. Nietzsche malade, c’est l’histoire d’un héros (p. 13).
[En 1876], Nietzsche a pris conscience que, désormais, il ne peut plus vivre d’une autre façon qu’avec et malgré sa maladie. Indissolublement lié à elle. Supporter avec le plus grand courage ses pénibles épisodes de mélancolie et vivre pleinement ses périodes d’euphorie et d’exaltation intellectuelle. Car c’est cette hypomanie exubérante, et heureusement longtemps cohérente, qui constitua la source essentielle et féconde de sa créativité (p. 43).
Nietzsche a écrit à plusieurs reprises que son exubérance, son « état de plaisir », « son ivresse », était « très exactement un haut sentiment de puissance ». Il n’est pas sans intérêt de se demander pourquoi. L’accès d’hypomanie lui procure, d’abord et avant tout, la faculté retrouvée d’exprimer une volonté. Il détient, de nouveau, le pouvoir de vouloir, autrement dit la puissance de la volonté. Il était auparavant, quelques heures plus tôt, peut-être, au plus profond de la dépression, privé de tout plaisir, de toute volonté, de toute puissance, bref totalement inhibé ; et soudain il éprouve une immense exubérance, une ivresse de pouvoir, une puissance « qui lui vient autant qu’il la veut », si bien qu’elle est tout autant une volonté de puissance. […] Il ne retrouve certes pas sa volonté… à force de volonté. Il la découvre en lui parce qu’elle lui revient spontanément comme un symptôme cyclique habituel de sa maladie. Et ainsi, à chaque fois, il s’affirme un peu plus comme le philosophe de la volonté de puissance, car le phénomène psychoaffectif créé par la maladie sous-tend et dynamise le concept métaphysique. Il en résulte une morale d’une formidable puissance qui, en le stimulant et lui permettant de se surmonter lui-même, définit sa personnalité comme celle du Surhomme.
Cette volonté de puissance-là se révèle en premier lieu comme une volonté de créer et de se créer soi-même, la seule façon de donner une valeur aux choses et aux actes. Il s’agit principalement des ses œuvres qui naissent alors dans la plus grande exaltation intellectuelle, au milieu d’un foisonnement et d’une fuite éperdue des idées. « J’aspire à mon œuvre », dit Zarathoustra. (p. 131-132)
[En 1888], ses périodes d’hypomanie apparaissent de plus en plus exaltées et prolongées. Elles se révèlent sous leur double aspect habituel d’euphorie inspirée et de révolte provoquante. Mais c’est l’impérieux besoin d’insurrection contre la morale établie qui l’emporte de loin. Ainsi s’explique que les œuvres qui vont alors se succéder prennent le plus souvent le caractère de pamphlets : Le Cas Wagner, Crépuscule des idoles, l’Antéchrist (p. 202).
- S’agit-il du Philippe Cadiou qui a publié chez L’Harmattan deux ouvrages sur l’école ?
Pas tout à fait d’accord lorsque tu déduis qu’il ne faut pas dès lors séparer la philosophie et la maladie (celle du philosophe). Lorsque tu dis que la philosophie de Nietzsche est une axiologie, parles-tu de l’oeuvre en tant qu’elle prend position dans l’histoire des idées ou de l’oeuvre en tant qu’elle est produite par un type qui était aboulique (en gros). Ce n’est pas tout à fait pareil. Qu’il n’y ait sans doute pas de hasard entre le fait que ce soit justement un aboulique qui ait donné une telle importance à la volonté, c’est certain. Que ce propos se réduise au discours d’un aboulique, c’est autre chose. Par exemple, Michel Onfray , qui lui n’est pas je pense aboulique, se réclame Nietzschéen.
D’autre part, on pourrait renvoyer l’ascenseur et faire remarquer que ce n’est peut-être pas un hasard si quelqu’un de profondément imprégné par la culture judéo chrétienne du pêché , a conceptualisé que la capacité de renoncement et de frustration était une humanisation du désir et non une simple coercition sociale. Inversement si le fondateur de la médiation assumait complètement sa religion, cela n’était pas le cas de Freud et on peut dire que si l’un assumait son refoulement, l’autre avait sans doute une positon personnelle plus ambigüe et que sa conception en a porté la trace.
Pas trop le temps de répondre en détail ce matin. On ne peut pas séparer l’œuvre de Nietzsche de sa vie. C’est sans doute vrai de tout auteur. Mais encore plus dans son cas peut-être. Il ne faut pas seulement lire l’œuvre, mais aussi la correspondance par exemple. En tout cas pour une lecture anthropologique. Après, je n’ai dit nulle part que la philosophie de Nietzsche se « réduisait » à un discours aboulique. Que voudrait dire « se réduire » d’ailleurs ?
Mutatis mutandis, des fondateurs de la sociologie comme Rousseau et Comte posent des questions analogues. La « sociologie » de Comte est un bon document à insérer dans un corpus de « discours » psychotique (schizophrène ?). Est-ce qu’elle se « réduit » à un délire ? Idem pour Rousseau et la paranoïa.
Sur le judéo-christanisme. Le concept de « judéo-christianisme » est un très gros concept mal différencié, comme aurait dit Deleuze. Au sens strict, le judéo-christianisme désigne seulement un courant du christianisme chez les juifs du Ier siècle. Et il y aurait beaucoup à dire sur le péché. Rien que sur les contresens liés à la traduction : le grec hamartanô qui est traduit par « pécher » veut dire manquer le but, se tromper de chemin… ça n’introduit pas forcément une lecture culpabilisatrice et moralisante… peut-être même que certains prêches moralisateurs ont été des occasions supplémentaire de « pécher », de « manquer la cible » indiquée par le « joyeux messager » (eu-aggelos, Evangélos) ! Ensuite l’argument « marqué par une culture » n’est pas le même que l’argument clinique. Nietzsche était aussi (en plus) « marqué par une culture » (allemand, fils d’un pasteur décédé d’une encéphalite quand le petit Frédéric-Guillaume n’avait que 5 ans…).