Le titre de ce billet est évidemment choisi en référence à un célèbre article de Freud datant de 1915 et qui figure dans le recueil Métapsychologie.
Il m’est suggéré par un débat entendu ce jour sur France Culture dans l’émission Du grain à moudre. La question posée était la suivante : la castration chimique est-elle le moyen de lutter contre la récidive ? Les invités étaient Bernard Debré, médecin, député UMP de Paris et membre du Comité Consultatif National d’Ethique, Serge Stoleru, psychiatre, chercheur à l’INSERM et Thierry Lévy, avocat au barreau de Paris. Bernard Debré est par ailleurs auteur d’une proposition de loi sur la castration chimique.
Le débat faisait apparaître plusieurs choses. La première est que la castration chimique est fort mal nommée, le terme castration renvoyant initialement à l’ablation ou à la destruction (physique) d’un organe (testicules ou ovaires) nécessaire à la reproduction (c’est ainsi que l’on castre les chats ou les porcs charcutiers). Or la dite « castration chimique » n’a rien d’une ablation. Comme l’expliquait Serge Stoléru, l’expression la plus appropriée est celle de « contrôle » ou de « blocage hormonal », un traitement médical réversible qui soit empêche directement la sécrétion de testostérone par les testicules, soit limite la réception de la LHRH par l’hypophyse et donc indirectement la secrétion de testostérone (traitement par agonistes de la LHRH). Ce blocage hormonal est également utilisé dans le traitement de certains cancers de la prostate et se traduit par une perte de la libido accompagné d’une impuissance. Mais ce qui est considéré comme un effet secondaire du traitement dans le cas du cancer de la prostate devient ici l’effet recherché. D’un point de vue ergologique, il s’agit finalement d’un exemple de polytropie, le même dispositif pouvant viser deux fins différentes : le traitement d’un cancer d’une part, la récidive de certaines agressions sexuelles de l’autre.
Le dispositif ainsi présenté soulève au moins de questions (sachant que je laisse de côté l’aspect judiciaire).
Pourquoi, d’une part, choisir de parler de « castration chimique », alors que cette expression n’est guère précise, sinon par choix politique (quitte à ce que le terme déclenche des polémiques) ? Le terme castration a en effet un côté vengeur qui rentre bien dans la logique sécuritaire actuelle. Œil pour œil, dent pour dent. Ces salauds-là, il faut les castrer ! (On note que l’expression « castration chimique » était employée dans le titre et dans l’exposé des motifs de la proposition de loi de M. Debré, à la fois médecin et politique, pas dans la proposition de loi elle-même où il est question de « traitement utilisant des médicaments qui entraînent une diminution de la libido ». Ce n’est sans doute pas un hasard : le titre est destiné à l’opinion, pas le texte, qui se doit d’être précis.)
L’autre question est plus scientifique, plus anthropologique en l’occurrence. Mais le débat sur France Culture n’y apportait pas la moindre réponse. Il ne s’agit pas, comme le faisait Thierry Lévy, de prétendre que la pédophilie était pratiquée par les « grandes civilisations », ce qui interdirait de la considérer comme une maladie et de la soigner. Je lui abandonne volontiers ce relativisme culturel à deux balles. Non, il s’agit bien — d’où ma référence à Freud en tête de ce billet — d’interroger le destin des pulsions. Le blocage hormonal est un des moyens possibles d’empêcher la récidive, par suppression de la libido. La « pulsion », autrement dit, disparaît. Du point de vue de l’injonction de soins, une réponse efficace est apportée.
Mais a-t-on pour autant guéri le pédophile de sa pédophilie ? Le violeur récidiviste de sa propension au viol ? A-t-on surtout progressé dans la compréhension de ces comportements ? J’ai bien peur que non. Car c’est une chose d’avoir une libido, c’en est une autre d’être pédophile. Les mécanismes hormonaux sur lesquels agit le blocage hormonal sont des mécanismes biologiques, qui fonctionnent de la même manière chez le pédophile, chez le violeur récidiviste et chez l’homme (ανερ, vir) normal (si tant est qu’il existe). Un tel homme normal pourrait de la même manière se débarrasser d’une libido qu’il trouverait encombrante. L’hypothèse n’est pas totalement farfelue, même si elle peut paraître incompréhensible à beaucoup dans un monde qui recherche plutôt la performance sexuelle, au besoin chimiquement assistée. Je lis par exemple dans un ouvrage de Malek Chebel que le maître soufi Jalad-Ud Din Rûmi (1207-1273) enseignait ceci dans son Mathnawi (au sujet du monachisme) :
Il ne peut y avoir d’abstinence quand tu n’as pas de désir ; quand il n’y a pas d’adversaire, quel besoin de ta force ?
Ecoute, ne te castre pas, ne deviens pas un moine ; car la chasteté dépend de l’existence du désir charnel.
Sans la sensualité, il est impossible de prohiber la sensualité ; l’héroïsme ne peut se manifester contre les morts…
Paroles riches de sens, dont on trouverait sans peine des équivalents chez les mystiques chrétiens. Rûmi, au fond, y dénonce sinon le dopage en tous cas une forme de triche en matière d’ascétisme. Car l’ascétisme suppose le désir. Il est sûr qu’en coupant la libido certaines tentations n’apparaissent plus. Mais l’on n’y a rien gagné ni compris du point de vue de l’éthique. On a supprimé la pulsion mais on n’a rien changé ni compris sur le plan du contrôle des pulsions.
On n’a rien gagné ni compris non plus du point de vue du rapport à l’autre. La structure perverse d’un pédophile « castré » reste une structure perverse — il faudrait dire les structures perverses car il y a vraisemblablement des pédophilies — de même que la structure psychotique des schizophrènes calmés par les neuroleptiques reste une structure psychotique. La demande de traitement des pervers est ainsi très ambiguë. Demander un traitement chimique leur permet de mettre leur responsabilité hors-jeu : « je suis innocent, ce sont mes hormones ». On peut comprendre qu’en matière d’agressions sexuelles le politique comme le juge ou le médecin soient d’abord soucieux d’efficacité, mais il y aurait un vrai risque à se contenter des réponses biologiques : celui d’effacer purement et simplement certaines questions — du type de celles qu’avait soulevé la psychanalyse — qui sont pourtant indispensables à la compréhension de ce qu’être humain veut dire.
Bonjour,
Je pense que la recherche d’une solution biologique découle de l’impossibilité de se fier à la solution psychiatrique conjointe avec la manque de volonter de se fier à la solution carcérale.
On n’admet plus de garder indéfiniment enfermés des criminels. On n’a aucune certitude quant à l’encadrement psychiatrique.
On peut bien parler d’injonction de soins, parler de faire taux de récidive de cette forme de criminalité (qui mérite discussion, notamment dans la mesure où il s’agit d’une criminalité éprouvante pour ses victimes, n’entraînant pas de dépôt de plainte systématique, notamment dans la mesure où il s’agit d’une criminalité pouvant rapidement adopter une dimension serielle), le fait est que la récidive d’un crime est un fait infiniment grave.
Faible est la responsabilité de la juridiction qui, trop laxiste, ou trop confiante, permet à un petit délinquant de trop rapidement récidiver et casser la vitre d’une voiture pour voler un GPS. Bien plus grande est la responsabilité de la juridiction qui laisse, au bout de 8 ans, un criminel en liberté, lorsque celui-ci viole et ainsi détruit considérablement aussi bien que durablement la vie d’un autre être, dès sa sortie.
Sans parler du fait que, sauf cas particuliers, le délinquant moyen agit par appat du gain, alors que le délinquant ou criminel sexuel agit par pulsions.
Lorsqu’en 2003, on condamne à 7 ans de prison un individu pour plusieurs viols et agression sexuelle, on peut imaginer une telle clémence (peine encourue divisée par deux en situation de pluralité de crime) dépendante des circonstances des faits ou de la personnalité de l’auteur.
Lorsqu’en 2005, on condamne ce même individu à 10 ans de prison pour viols sous la menace d’une arme, on peut encore se laisser à quelques hypothèses pour expliquer une condamnation équivalente à la peine encourue pour ces viols aggravés divisée par deux (les faits ont été commis en récidive légale ou sont-ils antérieurs au jugement de 2003 ?).
On peut s’étonner, trouver cela curieux. Mais la juridiction d’assises est souveraine et nul n’est véritablement fondé à la contester sans avoir été présent aux audiences.
Mais lorsqu’on apprend que cet homme récidive en 2009, avec un viol sous la menace d’une arme blanche, alors que celui-ci a été placé en libération conditionnelle, moins de 5 ans après une condamnation à 10 ans d’emprisonnement pour un crime punissable de 20 ans, pour un individu ayant déjà plusieurs fois réitéré ses agissements criminels, on ne peut échapper à la question des moyens mis en oeuvre pour prévenir de cette récidive (http://imbepile.free.fr/jaccuse#1).
Et ce type de faits se produisent, malheureusement, avec une certaine régularité. Ce n’est peut-être qu’une poignée, mais une poignée si lourde de conséquences.
L’émission en question est très intéressante et certaines questions manquent d’être posées quant au calcul et la compréhension de la récidive de cette criminalité.
Merci d’avoir souligné l’intérêt de cet épisode du Grain à moudre, il pose de nombreuses questions :
http://imbepile.free.fr/vivent-les-enfants-de-cayenne#3
(note : j’avais posté un long commentaire, je ne le vois pas apparaître…)
Je ne sais pas ce qui s’est passé.
Ajout du 26/10 : si, il avait retenu par Akismet pour je ne sais quelle raison. Je viens de l’accepter.
Comprendre, ou du moins expliquer ce qui est en jeu dans la (ou plutôt « les », comme tu le dis avec raison) pédophilie est à mon avis le moindre des soucis des politiques,et même des médecins, tant la préoccupation de médecine de santé publique s’est imposée dans notre société comme majeure. Non seulement on ne cherche pas à expliquer mais confond allègrement infraction et pathologie, faisant de tout détournement de mineur, un acte pédophile, se privant par-là-même de toute définition scientifique du trouble.
(oula, je suis un peu chagriné pour mon long message que je n’ai pas le courage de réécrire – mais l’humanité se remettra de cette perte, je présume. Difficilement, mais quand même 😛 )
Puisqu’on parle terminologie, remarquons que celui de pédophilie est des plus mauvais. Un pédophile est-il tel un francophile, un cinéphile, ou que sais-je ? On ne reproche pas au pédophile d’aimer les enfants, on lui reproche de les impliquer dans des rapports sentimentaux ou sexuels adultes.
Et, bien sur, on cherche moins à expliquer le trouble qu’à le réguler : c’est une émission dont le thème est la récidive ! C’est donc une émission judiciaire, il est normal que le judiciaire soit la préoccupation première.
Ensuite, savoir si ces agressions sont souvent le fruit d’un problème biologique (pulsions) ou relationnel, il me semble que les deux sont intrinsèquement lié.
« Ensuite, savoir si ces agressions sont souvent le fruit d’un problème biologique (pulsions) ou relationnel, il me semble que les deux sont intrinsèquement lié. »
Je ne dis pas le contraire en parlant après Freud de destin des pulsions, destin qui passe par le filtre de structures, perverse, psychotique ou névrosée, pour donner des symptômes pédophiles. C’est ce qu’oublie totalement le réductionnisme biologique des Debré-Stoléru, qui de ce point de vue représente une régression scientifique. Mais autant commencer par renvoyer à une bonne synthèse sur la question.
“Ensuite, savoir si ces agressions sont souvent le fruit d’un problème biologique (pulsions) ou relationnel, il me semble que les deux sont intrinsèquement lié.”
« Je ne dis pas le contraire … »
Je me méfie de ce genre d’accord basé à mon avis sur du malentendu. Déjà , opposer d’un côté le pulsionnel qui serait du côté du biologique et du relationnel qui serait du côté du…(du quoi au fait, du spirituel ?) me semble déjà est une mauvaise façon de poser le problème. Le relationnel comme le pulsionnel s’enracinent dans le biologique. Mais deux problèmes se posent.
Le biologique humain est-il uniquement rapportable à du biologique animal, autrement dit au point de vue du comportement, le désir humain n’est-il que l’assouvissement des pulsions et au point de vue du relationnel, la sociabilité humaine se résume-t-elle à la perpétuation de l’espèce par le biais de l’accouplement et l’élevage des petits. C’est la où intervient ce que Gagnepain appelle la dialectique entre la nature et la culture.
D’autre part, le rapport à l’autre sexe n’est-il affaire que d’assouvissement d’un désir sexuel. C’est là où intervient ce que Gagnepain appelle la séparation des plans du social et du désir.
Qu’un pédophile (ayant des troubles du rapport à l’autre ou a autrui) ait aussi des troubles de la contention, comme le psychopathe, peut-être, mais ce n’est pas sûr. Car si un Mesrine assume des crimes au sujet desquels il ne semble guère éprouver de culpabilité, cela ne semble pas être le fait d’un Francis Evrard par exemple, qui de toute façon semble ne s’accepter comme criminel que sous la contrainte extérieure.
Jean-Michel, « C’est ce qu’oublie totalement le réductionnisme biologique des Debré-Stoléru, qui de ce point de vue représente une régression scientifique. »
Je pense que le propos de Stoléru n’est pas de réduire, mais d’oeuvrer à proposer une réponse biologique à un problème judiciaire. Ca ne veut pas dire qu’il s’agit de l’unique angle d’approche. Mais c’est celui qui est tenté – étant clair que nous n’avons pas encore trouvé de méthode offrant des garanties socialement suffisantes.
C’est en tout cas ainsi que je le perçois. Stoléru ne m’a pas l’air abruti. Il a choisi un angle. Peut-être que son angle n’apportera pas toutes les réponses souhaitées, mais s’il en apporte ne serait-ce qu’une, ce serait déjà louable.
le passant,
A défaut d’éléments nouveaux, j’abandonne le débat sur l’opposition entre pulsionnel et rationnel. Je n’en maîtrise pas les tenants et aboutissants. Il me semble qu’existe une distinction mais je n’arrive pas l’expliciter ; je veux dire par là qu’il m’est arrivé encore cette d’année d’être (brievement) confronté à des individus acteurs de ces deux types de criminalité/délinquance évoquées (atteintes aux personnes à caractère sexuelles vs atteintes à la propriété), je dois dire que le violeur me semblait mu par des objectifs bien moins rationnels que les voleurs. Même si cet aspect irrationnel n’empêchait pas ce violeur de, par certains actes concomitants à ses forfaits tendant à rendre difficile son identification, attester d’une certaine lucidité dans l’action, d’une évidente préméditation.
Mais, à la lecture de vos arguments, j’admet que la distinction que j’aimerais opérer est un peu bancale telle que je l’exprime. A vrai dire, je serais curieux de connaître l’avis de psychiatres et autres biologistes.
Je dois dire que les notions de culture et de nature semblent en effet intéressantes, même s’il reste à définir ce qu’elles recouvrent dans cette dialectique (mot qui, décidement, au fil des années, me laisse toujours dubitatif…)
PS : sans doute devrais-je lire la synthèse en question, je vais l’ajouter dans ma (trop longue) liste de lectures en attente.
Le « atteinte sexuelle » vs « atteinte à la propriété » me semble un peu rapide. Ceux qu’on classe dans le grand banditisme n’hésitent pas en général dans « l’atteinte à la vie des personnes » lorsqu’il s’agit d’éliminer des obstacles dans l’assouvissement de leur projet. Vous parlez de rationalité, certes. Il y a une rationalité économique dans le projet du grand banditisme, ce qui en fait du point de vue éthique une rationalité disons tronquée ou pathologique (je veux, je mets en oeuvre ce qu’il faut pour avoir). Le pari de la théorie de la médiation est qu’il y a des rationalités distinctes dans ce qui fait de nous des hommes. Et que ce « pathologique » peut se retrouver sur des plans distincts
Il y a deux points (et je serai obligé de faire une réponse un peu longue, le passant ayant raison de me reprocher les réponses trop rapides qui n’essaient pas de dissiper le malentendu). NB 1. Cette réponse ne tient pas compte du nouveau commentaire du passant paru entre temps, mais avec lequel je suis d’accord. NB 2 : comme je l’avais annoncé dans le billet initial, je laisse toujours de côté l’aspect judiciaire de la question (débat sur les décisions de cours d’assises dans ce type d’affaire, décision de mise en liberté conditionnelle…cf. premier commentaire) sur lequel je n’ai aucune compétence.
Le premier est le problème de la récidive de certains agresseurs sexuels auquel le « blocage hormonal » peut apporter une réponse. S. Stoléru nous dit d’ailleurs (dans l’émission) que cette solution n’est efficace que dans certains cas : d’un point de vue scientifique on aimerait en savoir plus. Quels sont ces cas ? On n’a eu aucun éclairage là-dessus dans l’émission (et il faut dire que le troisième invité, passablement vociférant, n’y est pas pour rien : les journalistes auraient pu inviter quelqu’un de mieux informé pour porter la contradiction). Or cette question est essentielle et nous conduit à la question scientifique des différentes structures psychopathologiques : psychoses, perversions et névroses dans le cas présent. Je disais déjà dans le billet que je peux comprendre que les politiques, comme les juges et les médecins soient d’abord soucieux d’efficacité pour empêcher la récidive de criminels que l’on sait dangereux. De ce point de vue, je ne suis pas opposé à ce que Stoléru — je rappelle au passage que je n’ai jamais dit qu’il était un « abruti » — appelle à juste titre blocage hormonal. Mais encore faut-il ne pas être dupe de ce que l’on fait. Lui même ne l’est sans doute pas (je l’espère). Mais l’auditeur non informé qui n’entend parler que d’hormones a toutes les chances de l’être. Car le blocage hormonal — s’il est efficace — se limite à une « fermeture de robinet » (si l’on me permet cette métaphore) : le pervers est peut-être calmé (de quelque chose qui ne lui est en rien spécifique), mais il reste pervers. Et on peut se demander (là je pose seulement une question) si cette solution a une quelconque efficacité dans le cas de sujets psychotiques/sadiques (type Marc Dutroux par exemple, avatar moderne de Gilles de Rais ou encore du marquis de Sade : car contrairement à une légende tenace, ce dernier ne fut pas seulement un littérateur exposant ses fantasmes à longueur de pages, mais très vraisemblablement un authentique criminel sadique, empoisonneur et disséqueur de femmes : la famille, de haute noblesse, s’est efforcée d’effacer toutes traces de ces affaires, mais même au XVIIIe siècle on n’enfermait pas à perpétuité pour rien).
Cela me conduit à mon second point. Je n’aurais pas parlé plus haut de réductionnisme biologique si je n’avais pas de bonnes raisons de le faire. Il y a une tendance lourde en neuropsychiatrie à ne plus considérer l’homme que comme une complexe machinerie neuro-hormonale. Le succès de la « dépression » en témoigne : est défini comme dépression ce qui réagit aux anti-dépresseurs. Cette tendance lourde s’appuie sur toute une série d’innovations qui sont apparues depuis les années 1950 : en pharmacologie avec les psychotropes, en imagerie médicale avec la neuro-imagerie (IRM, TEP…). Or sous des apparences hi-tech, ultra-modernes, on assiste bien souvent à un véritable retour en arrière. Les techniques d’observation se sont perfectionnés, mais les lunettes théoriques (quand elles existent !) sont anciennes, nous ramenant à une époque antérieure à celle de l’avènement des sciences humaines (avec Freud ou De Saussure au tournant du XXe siècle). Tout se passe comme si l’on avait jeté le bébé avec l’eau du bain. Face à un certain assèchement du questionnement en sciences humaines (l’élan initial donné par les fondateurs s’est arrêté : ainsi beaucoup de travaux en psychanalyse ne sont plus que des gloses du texte freudien ou lacanien sans grand intérêt clinique) d’aucun ont pensé que l’on pouvait oublier purement et simplement l’apport de ces sciences humaines pour faire enfin de la « vraie » science, forcément biologique, neuro-hormonale, alors que la vraie piste était celle d’un dépassement. Pour parler en termes hégéliens, il y a eu la thèse (la biologie du XIXe à laquelle d’ailleurs fut formé Freud), puis l’antithèse (les sciences humaines se sont construites contre cette biologie, d’où leur insistance sur la séparation radicale de la culture et de la nature), il faudrait maintenant construire l’Aufhebung, la synthèse (ce qui est le projet de Jean Gagnepain, dans le cadre d’une anthropobiologie, tenant compte du conditionnement cérébral des raisons implicites — processus de refoulement, logique grammaticale… — découvertes par les Freud et autres de Saussure…). Or les neurosciences actuelles – dont participe l’ex-psychanalyste S. Stoléru – tendent plutôt à revenir à la thèse : celle d’un réductionnisme naturaliste. D’où l’abandon de toutes références aux « structures » (psychose, névrose et perversion) remplacées dans le DSM IV, la bible de la nouvelle psychiatrie made in the USA, par la notion beaucoup plus floue de « troubles » (ainsi la névrose et l’hystérie ont disparu de la nomenclature). Cela donne des choses assez marrantes. Je n’avais pas fait le rapprochement tout de suite, mais S. Stoléru est aussi l’un de ces chercheurs qui mesurent vos érections tout en regardant grâce à la TEP ou à l’IRM ce qui se passe dans votre cerveau quand vous visionnez des images « suggestives » (voir cet article pionnier, il y en a eu d’autres depuis, comme celui-ci). Il découvre ainsi que les zones cérébrales qui s’allument à l’écran quand on vous montre une femme à poil ou une scène de sexe ne sont pas les mêmes que celles qui s’allument quand on vous montre un paysage bucolique. Très bien, mais quelle conclusion en tirer ? Cela me fait penser aux débuts du microscope tel que le racontait Jean Rostand dans son histoire de la biologie. L’un des pionniers de l’observation au microscope, Antoine van Leeuvenhoek (1632-1723), observait avec cet appareil tout ce qui lui tombait sous la main : sang, vinaigre, morceau de viande, feuille d’arbre, crotte de rat… Il eut l’idée, suggérée par un étudiant, de regarder aussi des gouttes de sperme de différentes espèces animales (dont l’homme) et vit ce qu’il appela des « animalcules de la semence ». Il se dit bien que ces animalcules devaient avoir quelque chose à voir avec la génération. Mais faute de modèle théorique lui permettant de comprendre réellement ce qu’il voyait, il n’alla guère plus loin. « L’esprit, écrit Rostand, n’était point mûr pour comprendre les images que les verres grossissants mettaient devant les yeux ». Il faudra encore attendre deux siècles (la seconde moitié du XIXe siècle) pour que la nature et le rôle des spermatozoïdes dans la génération (ces « animalcules » qu’avait vus Leeuvenhoek) soient compris. Les images cérébrales de M. Stoléru et de bien d’autres sont un peu comme les images de Leeuvenhoek : ils regardent tout ce qu’il peuvent regarder avec la TEP ou l’IRM. Mais que peuvent-ils comprendre de ce qu’ils voient ? Ma thèse — celle de l’anthropologie clinique — est que l’absence d’un modèle théorique qui conserve tout l’acquis des sciences humaines fait ici cruellement défaut. Sauf à retomber dans l’hypothèse métaphysique d’une surnature, d’une âme ou d’une psyché complètement éthérée, il est certain que nos comportements, y compris les comportement culturels (parler, lire, écrire, se définir une identité par rapport à l’autre et construire une histoire en tant qu’acteur social, émettre un jugement moral…), c’est-à-dire ceux qui dépendent d’une rationalité implicite (qui ne se réduit pas à la rationalité économique à laquelle le profane tend trop souvent à réduire la rationalité), ont un conditionnement cérébral. Dans ces histoires d’agression sexuelle par exemple, qu’est-ce qui relève d’un dysfonctionnement de la personne (qui conduit à naturaliser l’autre comme objet) et qu’est-ce qui relève d’un dysfonctionnement de la norme (défaut de refoulement ou au contraire excès d’inhibition compensé à l’occasion par des passages à l’acte) ? Poser ces questions suppose de tirer part et de la clinique psychiatrique et psychanalytique classique et des dissociations que mettent à jour certaines lésions cérébrales, alors que le biologisme ambiant tend à effacer purement et simplement la première.
Jean-Michel,
Pour ma part, je me cantonne à la question judiciaire et à ses implications sociales, n’ayant aucune compétence en médecine ainsi qu’en théorie de la médiation. Mais que ceci ne nous empêche pas d’échanger !
Vous dites que les « neurosciences actuelles – dont participe l’ex-psychanalyste S. Stoléru – tendent plutôt à revenir à la thèse : celle d’un réductionnisme naturaliste. D’où l’abandon de toutes références aux “structures” (psychose, névrose et perversion) remplacées dans le DSM IV, la bible de la nouvelle psychiatrie made in the USA, par la notion beaucoup plus floue de “troubles” (ainsi la névrose et l’hystérie ont disparu de la nomenclature)
[…]
Il découvre ainsi que les zones cérébrales qui s’allument à l’écran quand on vous montre une femme à poil ou une scène de sexe ne sont pas les mêmes que celles qui s’allument quand on vous montre un paysage bucolique. Très bien, mais quelle conclusion en tirer ».
En tant que néophyte, j’ai été bouleversé de voir l’effet de simples impulsions électriques sur le cerveau sur un être bien portant, le faisant en quelques minutes passer à un état dépressif/suicidaire sévère, l’état en question stoppant après la stimulation.
Je ne dis pas que l’approche par le dialogue n’a pas d’intérêt, évidemment pas. Mais on ne peut fermer les yeux sur les avancées de la connaissance neurobiologique, chimique, du fonctionnement du cerveau humain.
A ce titre, je trouve un intérêt aux expériences que vous citez, notamment sur les parties du cerveau affectées par les envies sexuelles. Je serais curieux de savoir, notamment, comment réagissent les agresseurs sexuels, si ce sont les mêmes parties du cerveau qui sont à l’oeuvre. Et tout particulièrement concernant les violeurs d’enfants, il serait intéressant de voir si leur sexualité porte juste sur un objet différent où si elle fonctionne absolument différemment.
Je sais qu’aux Etats-Unis, où la recherche ose bien plus se pencher sur les criminels, la notion de sociopathe a grandement avancé lorsqu’on s’est rendu compte que ces personnes ne connaissent pas les mêmes réactions chimiques que les autres individus lorsque confrontés à des images de souffrance – pas d’empathie pour l’animal blessé induit par une réaction chimique.
Quelle conclusion en tirer ? Que peut-être que ces troubles mentaux sont dus, pour une raison qu’on ignore encore, à une déficience de mécanismes chimiques censés alimenter le cerveau. Et qu’il est peut-être possible de rétablir ces connexions défaillantes, voire de les établir, avec un traitement médicamenteux adéquat.
Bien entendu, ça ne veut pas dire faire l’économie de la psychiatrie par le dialogue (note : il me semblait que le terme hystérie, à l’éthymologie si cocasse, avait abandonné depuis bien longtemps, indépendamment du débat avec la neurobiologie). On sait aussi que de nombreux tueurs en série ont eu des rapports parentaux très particulier : fréquent est le cas d’un père absent et d’une mère sur-protectrice. Mais, heureusement, tous les enfants d’une famille monoparente ne deviennent pas sociopathes, tous ne se mettent pas à torturer des animaux dès leur plus jeune âge. Ainsi la neurobiologie moderne pose inlassablement la question de la poule et de l’oeuf (le trouble découle t-il de connexions neuronales manquante ou bien les connexions neuroles ne se sont-elles pas faites à cause du trouble ?); mais comme je vous l’ai dit, c’est la question judiciaire, et in fine sociale, qui m’importe avant tout.
Et si on peut multiplier les approches susceptible d’apporter une réponse efficace, tant mieux, même si je n’en deviens pas pour autant ignare des questions financières sous-jacentes (il est plus rentable économiquement pour certains laboratoires pharmaceutiques, bénéficiant très avantageusement d’accord avec des instituts publics, de garder à sa disposition des malades sous traitement lourd permanent que de les guérir définitivement). Et ce sens, je partage tout à fait votre conclusion, même si je ne partage pas votre crainte de voir le « biologisme ambiant » effacer les autres apports. Je comprend que certains défendent leur beefsteak en minorant l’apport des autres, on ne peut toutefois pas leur reprocher d’avancer en leur domaine d’expertise.
Comme quoi on n’en a jamais fini avec le malentendu, surtout peut-être sur internet. C’est aussi la limite du genre blog. J’hésite un peu à répondre, car soit je fais un cours complet qui recommence au b.a. ba (mais ce n’est pas l’objet d’un blog), soit je ne donne que quelques indications qui risquent de reconduire le malentendu. Je choisis la 2e solution. Tant pis.
Bien sûr. Il faut aussi citer l’effet des drogues ou même de l’alcool, dont l’effet désinhibant est bien connu (tout le monde a pu observer qu’il lui arrive régulièrement de lever certains refoulement et de produire des effets qu’on pourra appeler psychopatoïdes chez des sujets « normaux », voire le reste du temps un peu coincés !). Mais il y a un monde entre constater ce type d’effets (l’effet des impulsions électriques est d’observation récente, mais l’effet des substances psychotropes est une observation sans doute à peu près aussi ancienne que l’humanité) et comprendre quels sont les modules fonctionnels en jeu (pour parler comme la neuropsychologie).
Qui parle d’approche par le dialogue ? Certainement pas moi. Je suppose que cette « approche par le dialogue » désigne les psychothérapies d’inspiration analytique. Mais ce n’est pas ce à quoi je faisais référence en parlant d’approches psychiatrique et psychanalytiques classiques. Freud a toujours insisté là-dessus : avant d’être une démarche thérapeutique, la psychanalyse était une métapsychologie, c’est-à-dire une théorie scientifique du psychisme qui tire partie des clivages que permet d’observer la clinique (voir la fameuse métaphore du cristal brisé dans les Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse datant de 1933). Un psychiatre belge, Jacques Schotte, a parlé encore plus justement de pathoanalyse. Cette démarche est tout à fait analogue à celle des neuropsychologues qui s’appuient sur les conséquences des lésions cérébrales pour identifier ce qu’ils appellent des modules fonctionnels (c’est ainsi que dans l’étude du langage, l’observation de deux lésions différemment localisées permet de repérer un module taxinomique, dans l’aphasie dite de Broca, et un module génératif, dans l’aphasie dite de Wernicke).
Oui, sauf que l’on ne peut pas passer comme cela de l’étude des câblages et des localisations cérébrales à celle de la rationalité implicite et des modules fonctionnels impliqués (c’est pourquoi les neurosciences se divisent en neurosciences cellulaires et moléculaires d’une part et neurosciences cognitives de l’autre). Il ne s’agit pas seulement de voir quelque chose : il faut encore poser les bonnes questions pour comprendre ce que l’ont voit (d’où mon histoire de microscope). Par ailleurs et surtout, il n’est pas certain du tout justement qu’il y ait une unité clinique des « agresseurs sexuels », ni même des « violeurs d’enfants ». Il s’agit là de catégories policières ou judiciaires qui ne correspondent pas nécessairement à un seul syndrome clinique. C’est ce que je répète depuis le début (et qui est quand même bien connu !) : l’agression sexuelle (catégorie juridique) n’est du point de vue clinique qu’un symptôme, qui peut entrer dans des tableaux cliniques (syndromes) différents. C’est tout le travail du psychiatre de reconstituer le tableau clinique complet avant de poser un diagnostic. La dite agression, par exemple, s’accompagne-t-elle ou non d’un sentiment de culpabilité ? Dans le premier cas, on se dirige plutôt vers un diagnostic de syndrome névrotique, dans l’autre vers un diagnostic de perversion ou de psychose. C’est au fond la démarche médicale habituelle : le mal de tête (céphalée) n’est aussi qu’un symptôme. Pour poser un diagnostic, il faut reconstituer le tableau clinique complet dans lequel s’insère ce symptôme : accompagné de fièvre ou non ? accompagné d’écoulement nasal ou non ? etc.
Sauf que cette notion de sociopathe (trouble de la personnalité antisociale dans le DSM IV) est une des plus floue et des plus controversées dans la littérature psychiatrique. Et je renvoie à la remarque ci-dessus : on ne peut pas passer comme ça de la chimie aux modules fonctionnels.
Peut-être oui. Mais à ce niveau de généralité, on ne dit pas grand chose. Et là encore, c’est bien plus complexe. Un syndrome est une chose. Son étiologie en est une autre. Le débat scientifique reste ouvert sur ce point : des syndromes analogues peuvent avoir différentes étiologies.
Encore une fois, je n’ai jamais parlé de « psychiatrie par le dialogue ». Je ne sais d’ailleurs pas ce que cela veut dire. La seule occurrence que donne Google de cette expression c’est… la vôtre, dans ce commentaire sur ce blog ! Quant à l’étymologie, elle témoigne de l’histoire du mot et rien d’autre. On pourrait inventer un néologisme pour l’hystérie. Parler de névrose chrématologique, par exemple, dans le vocabulaire de l’anthropologie clinique. Mais cela n’apporterait pas grand chose. Continuer à parler d’hystérie est commode, dans la mesure où il s’agit d’un syndrome aujourd’hui bien identifié.
Oui, mais ce n’est pas seulement une question de défense de beefsteak (si je voulais vraiment défendre mon beefsteak, je ferais de la sociologie très classique, ce serait beaucoup plus simple pour moi à tous les points de vue). C’est une question d’épistémologie, de façon de poser les questions. On ne construira pas une anthropobiologie (le projet de J. Gagnepain et de l’anthropologie clinique) en se contentant d’additionner des points de vue qui s’ignorent. Or c’est un peu ce qui se passe sur toutes ces questions en ce moment. Mais je ne peux que renvoyer à l’étude de ce que disait J. Gagnepain lui-même (voir ici tout le chapitre intitulé guérir l’homme, ou ici toute la première partie intitulée esquisse d’anthropobiologie.
Je trouve que toutes ces réponses devraient au moins diminuer le malentendu. Sur cette histoire de beefsteack, c’est d’ailleurs sans doute ce qui a provoqué l’ostracisme envers la théorie de la médiation (sans méconnaitre certaines erreurs dans la stratégie de diffusion) c’est qu’elle ne respecte guère le partage du gâteau et que, comme ici , un sociologue n’hésite pas à empiéter sur le terrain réservé des psys.
Jean-Michel,
Concernant l’expression de « psychiatrie par le dialogue », c’était juste pour opérer un distinguo net avec la psychiatrie faites de solutions médicamenteuses, voire d’électrochocs. La psychothérapie, si vous préférez (terme qui parfois veut dire tout et n’importe quoi).
Pour le reste, si malentendu il y a, c’est sur l’idée que tous les intervenants à ce débat seraient mus par les mêmes objectifs. Ce n’est pas un sujet d’épistémologie pour tous. Si je permettais une analogie osée, je vous dirais que lorsque vous récupérez votre voiture chez le garagiste, s’il intéresse de savoir quel fût son problème, cet intérêt ne va sans doute pas jusqu’à se demander quel boulons ont été dévissés et revissés pour y mettre un terme, sauf si vous êtes vous même mécanicien – et encore. Ainsi, vous écrivez « un syndrome est une chose. Son étiologie en est une autre. Le débat scientifique reste ouvert sur ce point : des syndromes analogues peuvent avoir différentes étiologies » : mais en quoi cela minore l’intérêt de l’analyse de ces syndromes (ex « Stoléru est aussi l’un de ces chercheurs qui mesurent vos érections tout en regardant grâce à la TEP ou à l’IRM ce qui se passe dans votre cerveau quand vous visionnez des images “suggestives” »).