Repentance et intolérance

Cherchant à expliquer l’attitude des intellectuels, impitoyables aux défaillances des démocraties, indulgents aux plus grands crimes, pourvu qu’ils soient commis au nom des bonnes doctrines, je rencontrai d’abord les mots sacrés : gauche, Révolution, prolétariat. (Raymond Aron, L’opium des intellectuels, 1955)

On sait que les effets de cet opium mirent du temps à se dissiper. Dans les années qui suivirent mai 1968, combien de ces intellectuels (dont les sociologues) étaient plus attentifs à la paille dans l’œil de l’oncle Sam qu’à la poutre dans celui de Mao ou de l’oncle Hô ? C’était l’époque où Louis Althusser, dans une note de Lire le Capital, appelait à la « lecture » de « ces œuvres nouvelles du marxisme, qui, en des formes parfois surprenantes, portent en elles quelque chose d’essentiel à l’avenir du socialisme : ce que le marxisme produit dans les pays d’avant-garde du « tiers monde » qui lutte pour sa liberté, des maquis du Viet-Nam à Cuba ». En France, il fallut la publication de L’archipel du goulag, vingt ans après la publication du livre d’Aron, pour que commence vraiment le dégrisement. La présidence de François Mitterrand, par une curieuse ironie de l’histoire, joua aussi un rôle. Je me souviens des tentatives de quelques minorités actives, alors que j’étais lycéen, pour nous faire adhérer au mouvement pacifiste contre l’implantation de missiles Pershing en Europe, face aux SS 20 soviétiques. Peine perdue d’ailleurs. Je n’étais sans doute pas dans le bon lycée ! C’est à cette occasion que Mitterrand fit à Bruxelles la déclaration suivante : « Je suis moi aussi contre les euromissiles, seulement je constate que les pacifistes sont à l’Ouest et les euromissiles à l’Est » (octobre 1983).

Le mur, comme on dit, depuis est tombé. Mais l’asymétrie n’a pas disparu et ne cesse de m’intriguer. Elle constitue en elle-même un phénomène social sur lequel les sociologues devraient un peu plus se pencher. Elle s’est déplacée dans l’espace et a changé de contenu, mais elle est bien réelle. Il y a quatre ans, quelques drôles avaient eu la sotte idée de dessiner des croix gammées sur les murs d’une mosquée de Bretagne. Geste imbécile bien entendu, contre lequel ne manquèrent pas de protester partis et associations de gauche du coin. Mais les mêmes ne firent guère entendre leurs protestations quand deux autres imbéciles, perdus dans je ne sais quel délire « gothique » ou néo-celtique, incendièrent une série de chapelles dont certaines venaient d’être restaurées à grands frais par des associations locales. Il ne se sont guère fait entendre non plus lors de la profanation pseudo-artistique de la chapelle de Mahalon l’été dernier. A une autre échelle, la votation suisse contre les minarets a soulevé une vague d’indignation chez nos intellectuels comme chez nos politiques. On ne peut pas dire que tout ce beau monde ait prêté la même attention au sort de ces coptes mitraillés devant leur Église le jour de Noël. Et ce n’est qu’un exemple. L’indignation est sélective. Très attentifs au respect de la « diversité » en France et en Europe, volontiers impitoyables envers le moindre manquement de nos démocraties aux droits de l’homme, la plupart de nos intellectuels semblent assez peu soucieux du large refus de la « diversité » et des crimes qui se commettent aujourd’hui au nom de l’islam dans la plupart des pays musulmans. Ils ne sont pas si nombreux ceux qui, comme Abdelwahab Meddeb, cherchent à comprendre la maladie de l’islam (sur un autre thème, plus littéraire, on regardera avec plaisir la vidéo de son intervention, au décembre dernier, dans le cadre des cours publics de l’université Rennes 2).

Je suis contre l’intolérance. Mais il faut bien constater que la repentance domine toujours en Occident quand l’intolérance domine dans le monde musulman. C’est en soi un phénomène social à expliquer.

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5 réponses à Repentance et intolérance

  1. anthropopotame dit :

    Je t’approuve pleinement. Ce qui est drôle c’est que j’avais également en tête cette citation de Mitterrand au moment de l’affaire des minarets suisses. Les intellectuels dont parlent Aron sont porteurs d’idéaux – on n’est pas intellectuel sans raison. Si l’on porte un idéal, c’est forcément que l’on tend vers autre chose que ce qui est. Vois comme les Finkielkraut et consorts, attachés à la situation actuelle, sont mal perçus.

  2. le passant dit :

    Je ne suis pas sûr que cette opposition entre intellectuels « réalistes » et intellectuels « idéalistes » soit très pertinente. Ce qu’on appelle un intellectuel (en général un philosophe) est quelqu’un met son activité conceptuelle (et même si effectivement il en a une) au service d’une activité critique, c’est à dire d’une activité qui élabore des critères de jugement (qu’est-ce qu’on doit exiger d’une pensée, d’un rapport à l’autre, d’un comportement)). Quelqu’un comme Finkielkraut ne fait pas exception à la règle. « Etre attaché à la situation actuelle » ne veut rien dire. Finkielkraut n’est pas un sociologue qui essaye d’expliquer avant de prescrire. C’est un prescripteur. La différence est dans le contenu de la prescription.
    Quant au problème de la repentance, ce qui me gène le plus dans cette attitude, c’est qu’elle marque une difficulté par rapport à l’acceptation de l’arbitraire historique. L’impérialisme occidental (et notamment européen) a été une réalité. Ca n’a pas été le seul dans l’histoire de la planète (après tout , les arabes maghrébins, avant d’être colonisés ont été colonisateurs). Ce « contact » (même violent) entre les civilisations est aussi ce qui fait l’identité des civilisations. L’algérien est aussi quelqu’un qui a eu dans son histoire un apport des français (le mot apport étant ici , moralement, neutre). Demander des excuses pour cela, c’est demander des excuses à être ce qu’on est.
    Ceci dit, il me semble qu’il y a une sorte de schizophrénie (au sens courant) , du moins des pouvoirs en place, qui la plupart du temps tiennent un discours de repentance par rapport au passé tout en ayant le même genre de comportement au présent. En ce qui concerne le monde musulman par exemple, si il y a un deux poids , deux mesures des intellectuels critiques , c’est à mon avis un exact symétrique du deux poids deux mesures enter le traitement politique de l’Afghanistan et de l’Irak d’une part et celui d’Israel d’autre part. On imagine des troupes de l’ONU envahir Israel pour faire appliquer par la force toutes les résolutions qui sont restées lettres mortes ?

  3. Jean Michel dit :

    Je ne crois pas avoir parlé d’intellectuels « idéalistes » opposé à des intellectuels « réalistes ». La réflexion de Raymond Aron en tête de ce billet-ci visait toute une catégorie d’intellectuels de gauche.

    Mais puisque l’internet permet le multimédia, autant laisser la parole à Aron lui-même :

    Dans un commentaire du billet précédent, j’évoquais une autre opposition, celle que faisait Max Weber entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. On peut sans doute discuter du terme éthique ici (dans le langage de la TDM, il vaut sans doute mieux parler de morale). En tous cas, cette opposition ne s’identifie pas à l’opposition gauche/droite (elle lui est, disons, transversale). On ne peut pas non plus l’identifier, je pense, à une opposition entre « idéalisme » et « réalisme ». Mais là aussi, mieux vaut laisser l’auteur exposer sa définition ; Max Weber donc :

    Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité [verantwortungsethisch] ou selon l’éthique de la conviction [gesinnungsethisch]. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions: « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. » Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction. (Le savant et le politique, Le métier et la vocation d’homme politique, 1919).

    Quant au terme de « prescripteur », je pense qu’il qualifie en effet toute une catégorie d’intellectuels dont le métier est d’ailleurs incertain (philosophes le plus souvent, mais aussi écrivains, journalistes…). Il y en a toute une palanquée, couvrant à peu près tout le spectre politique (je ne donnerai pas de noms par charité). Bourdieu parlait quelque part de « hauts parleurs ». Et il me vient souvent à leur propos l’expression populaire bretonne de beg braz (de « grandes bouches » en effet, qui ont un avis, une prescription, à donner sur tout). Le problème est que la frontière est souvent floue — en SHS en tous cas — entre les scientifiques (attachés à l’explication) et les « prescripteurs » : sans parler de l’économie (prescriptive et performative quasiment par définition) une bonne part de la sociologie (là non plus je ne donnerai pas de noms) relève bien plutôt de la prescription que de la science (mais peut-être en va-t-il aussi ainsi d’une bonne partie de ce que je dis sur ce blog, et pas seulement des billets de la catégorie « opinion », même si j’essaie de faire le tri en distinguant cette catégorie des autres justement).

  4. le passant dit :

    Le commentaire sur les idéalistes versus réalistes s’adressait à anthropopotame . Faut suivre un peu  😉

  5. anthropopotame dit :

    Certes, mon commentaire était simpliste, mais cela nous a permis de découvrir cette extraordinaire citation de Weber 🙂

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