On peut lire ici ou là des commentaires plus ou moins indignés au sujet de l’importance accordée par les médias au froid et à la neige, alors qu’il y aurait d’autres sujets beaucoup plus importants. Mais a-t-on jamais parlé en priorité d’autre chose que du temps qu’il fait ? La vie sociale n’engage pas seulement des humains, mais aussi des « actants » non humains, différents évidemment selon les époques, les lieux géographiques, les peuples (sardines pour les pêcheurs de sardines, loups pour le petit peuple des campagnes de l’ancienne France, etc. ), actants parmi lesquels figurent aussi les météores (la neige sera-t-elle au rendez-vous de la saison des sports d’hiver ? le soleil au rendez-vous de la saison balnéaire ?).
La lecture de témoignages comme celui-ci dans le cas de l’actuel épisode neigeux suggère quelques réflexions.
Il est notable d’abord que le journaliste qui s’est ainsi trouvé en situation de « naufragé de la route » ne s’interroge jamais sur sa propre responsabilité dans ce qui lui est arrivé : son témoignage met exclusivement l’accent sur « l’inefficacité des pouvoirs publics devant l’arrivée subite, mais prévue, de neige » (pour ma part, j’ai dû me rendre dans la même ville que lui hier — notre université y a une antenne — mais j’ai choisi exceptionnellement de prendre le train devant la même « arrivée subite, mais prévue, de la neige »). On pense alors à cette phrase de Tocqueville (De la démocratie en Amérique, vol. 2, 4e partie, chap. II) :
La plupart [des Français] estiment que le gouvernement agit mal ; mais tous pensent que le gouvernement doit sans cesse agir et mettre à tout la main.
On peut y voir une simple réflexion de moraliste. Mais la collecte de multiples témoignages de ce genre pourrait transformer l’anecdote en donnée et montrer l’extrême dépendance (y compris face aux météores) des Français à l’égard des pouvoirs publics dont ils semblent attendre à peu près tout (c’est une caractéristique du métier, certes, que de construire l’incompétence du client, du patient ou de l’usager — le fameux, « ne vous inquiétez pas, je me charge de tout » de l’homme de l’art — mais jusqu’où ?).
Mais on peut également penser à l’étude de Raymond Murphy sur la tempête de glace de 1998 dans une partie du Québec et de l’Eastern Ontario, citée par John Hannigan dans son manuel de sociologie de l’environnement (Environmental Sociology, Routledge, 2006) :
Murphy uses the metaphor of ‘dance’ to describe the interactive relationship between nature and society. Sometimes, nature takes the lead and humans react and improvise after nature’s moves in this dance. Other times, humans take the lead and choreograph a response in anticipation of nature’s moves. In the case of the ice storm, nature issued an extreme ‘prompt’ that was, at least initially, ignored or denied.
Et Murphy montre comment cette tempête de glace fut une catastrophe pour les citadins entièrement dépendants du réseau électrique qui s’était trouvé coupé, tant pour l’éclairage, que le chauffage, la cuisson et même l’eau courante, alors qu’elle ne perturba pas plus que cela les communautés Amish du nord de l’État de New York, non dépendantes de l’électricité. Murphy conclut alors en soulignant la vulnérabilité des sociétés modernes :
[the ice storm] disaster resulted not from freezing rain per se, but rather from the vulnerability of the infrastructure that modern society had constructed and upon which it had become dependent.
C’est sans doute pour cela que les intempéries, quelles qu’elles soient, intéressent tant le public et prennent tant de place dans les médias : elles révèlent certaines vulnérabilités à la fois techniques et sociales. Le sujet est donc loin d’être anecdotique (voir le livre de Dmitry Orlov, Reinventing Collapse. The Soviet Example and American Prospect, pour un scénario d’éventuel effondrement basé sur le repérage de quelques-unes de ces vulnérabilités).
Très intéressant!
Je me demande cependant si les intempéries intéressent vraiment tant que ça le public. Ne peut-on pas plutôt considérer que ce sont les journalistes qui se ruent dessus par facilité, comme ils le font avec les soldes, la rentrée scolaire, etc…
Ou alors pensez-vous que ces « évènements »-là sont aussi révélateurs d’une certaine vulnérabilité sociale?
Indépendamment des médias, les conversations (entre voisins, etc.) tournent quand même beaucoup autour du temps qu’il fait, surtout quand il sort un peu de l’ordinaire. Quant à la vulnérabilité sociale, il suffit de voir comment une chute de neige un peu dense suffit en quelques heures à désorganiser « l’économie » (camions bloqués, éleveurs dont le lait n’est plus collecté, avions cloués au sol, etc.) pour se demander ce qu’il adviendrait en cas de crise (d’origine météorologique ou autre) beaucoup plus importante (voir le billet suivant).
J’arrive avec retard. Tu abordes deux sujets ici: le rapport des Français avec les « pouvoirs publics » – ils font tout mal mais doivent tout faire, et le rapport des humains avec ce qu’on pourrait appeler la « fatalité ». L’attitude consiste précisément à nier cette fatalité, nier le hasard, les aléas de l’existence, ce qu’on appelait autrefois « la fortune ».
J’en parlais dans cette note, à propos des accidents:
http://anthropopotamie.typepad.fr/anthropopotame/2010/02/la-mort-et-nous.html