Quelques notes sur Outsiders d’Howard Becker

Dans la postface à la traduction française (1985), Howard Becker faisait remarquer que les idées que le livre, paru initialement en 1963, avait contribué à diffuser étaient devenues « des sortes de lieux communs » (238). Il soutenait qu’un des points forts de la « théorie interactionniste de la déviance » exposée dans le livre avait été de dépasser la notion de déviance au sens étroit du terme (c’est-à-dire limitée à la criminalité et à la délinquance) pour étudier sous ce nom « toutes les situations au cours desquelles certaines personnes définissent ce que d’autre font comme « mal, « immoral » ou — ce qui fut un progrès essentiel — comme le signe d’une maladie » (239). Plutôt que d’analyser la déviance en termes de maladie mentale, ce fut au contraire la maladie mentale elle-même qui fut analysée en termes de déviance : « L’étude de la maladie mentale fut conçue comme l’étude des situation au cours desquelles des personnes se plaignent que d’autres « n’agissent pas comme il faut », plutôt que l’étude de la manière dont des personnes « perdent la tête ». Ainsi redéfinie, elle devint une branche de l’étude de la déviance plutôt que de la psychologie sociale ou de la psychiatrie » (239).

C’est précisément cette extension du concept de déviance ainsi que le lien entre déviance et maladie mentale qui me paraissent, près de cinquante ans après, devoir être discutés. Pour cela (après avoir précisé que cette discussion, dans un billet de blog, ne pourra que survoler le sujet et sans exclure la possibilité que tout cela a peut-être déjà été discuté ailleurs et que, du coup, j’enfonce des portes ouvertes), je suivrai grosso modo l’ordre des chapitres du livre.

Je note d’abord que certains passages de Becker pourraient assez facilement s’accorder avec une conception de la déviance en termes de choix rationnel :

Quand un individu « normal » découvre en lui-même une tentation déviante, il est capable de la réprimer en pensant aux multiples conséquences qui s’ensuivraient s’il y cédait ; rester normal représente un enjeu trop important pour qu’il se laisse influencer par des tentations déviantes. (p. 50)

Par ailleurs, j’ai toujours trouvé intéressantes les observations sur la déviance secrète :

Les motivations déviantes ont un caractère social même quand l’activité est accomplie, pour l’essentiel, en privé, en secret et dans la solitude. Dans les cas de ce genre, divers moyens de communication peuvent se substituer à l’interaction de face à face pour faire accéder l’individu à la culture déviante. (54)

Aujourd’hui, on pense bien sûr à internet où l’on pourra effectivement trouver les photos de « bondage » que Becker prenait ici comme exemple : « on n’acquiert pas un goût pour les photos de type « bondage » sans avoir appris de quoi il s’agit et comment on peut y prendre plaisir » (54).

Mais j’en viens justement à la question de l’apprentissage. Comme chacun sait, la thèse de Becker est que « ce ne sont pas les motivations déviantes qui conduisent au comportement déviant mais, à l’inverse, c’est le comportement déviant qui produit, au fil du temps, la motivation déviante » (64). Pour que cette dernière s’installe, il faut un apprentissage. L’exemple pris par Becker pour étayer son argumentation est celui de la carrière des fumeurs de marijuana : il va montrer comment le fumeur de marijuana apprend peu à peu « à utiliser la marijuana pour le plaisir », l’un des moments clefs de cet apprentissage dans ce cas précis étant, après plusieurs tentatives, de parvenir à « planer ». Au terme de cet apprentissage, l’utilisateur devient un « connaisseur », comparable à « l’expert en vins fins » (74). Il lui a fallu apprendre à trouver agréables des sensations produites par la marijuana qui ne le sont pas nécessairement d’emblée : « comme pour les huîtres ou le Martini dry, le goût pour ces sensations est socialement acquis » (75).

On peut quand même se demander si cela s’applique à tous les types de « déviances ». Un violeur et tueur en série comme Michel Fourniret prend-il goût à sa « déviance » comme un fumeur de marijuana prend goût à la sienne ? En réalité, apprendre à prendre goût à un produit quelconque, apprendre à le trouver agréable et persister dans ce choix, n’a rien de spécifique à un comportement « déviant » (comme le montrent les comparaisons effectuées par Becker lui-même entre le goût pour la marijuana et le goût pour le vin, les huîtres ou le Martini dry). L’apprentissage du goût est une chose. Prendre le risque de l’illégalité en est une autre. Becker effectue d’ailleurs cette distinction, puisqu’après avoir consacré un chapitre à la façon dont on apprend à aimer la marijuana (condition « nécessaire » mais non « suffisante »), il en consacre un second à la façon dont le fumeur parvient à « maîtriser les puissants contrôles sociaux qui font apparaître son usage comme immoral ou imprudent » (83) :

« Il faut une défaillance des contrôles sociaux qui tendent habituellement à maintenir les comportements en conformité avec les normes et les valeurs fondamentales de la société pour qu’apparaisse un comportement déviant » (83)

La maîtrise de ces contrôles sociaux s’exerce, selon Becker, dans deux directions : le déviant doit 1° contrecarrer « l’efficacité des sanctions » encourues en raison de son comportement et 2° échapper aux « représentations traditionnelles qui définissent la pratique comme une violation d’impératifs moraux fondamentaux » (84). Dans le cas de la marijuana, Becker distingue plus précisément trois conditions pour persister dans la déviance : il faut parvenir à se procurer le produit en dépit de la limitation de l’offre résultant de son illégalité, parvenir à maintenir le secret sur sa consommation et se convaincre que les « notions morales conventionnelles » […] « ne sont que des idées de personnes étrangères et ignorantes » (96 et 102) et ne sont donc pas pertinentes. Mais si ces trois conditions rendent en effet bien compte de ce qui est nécessaire pour s’installer (aujourd’hui encore) dans une carrière de fumeur de marijuana, on ne voit toujours pas en quoi elles peuvent rendre compte de « déviances » telles que celle de Michel Fourniret.

Ce que Becker décrit de la carrière des musiciens de danse ne nous est guère plus utile pour cela. Contrairement à l’usage de la marijuana, l’activité des musiciens de danse, comme Becker l’observe lui-même, n’a rien d’illégal. Elle est seulement « marginale » aux yeux des « membres plus conformistes de la communauté » (103). Pour autant, « les problèmes qui naissent de la différence entre les définitions que les musiciens donnent de leur travail et celles qu’adopte leur public peuvent », soutient Becker, « être considérées comme un exemple typique des problèmes que rencontrent les déviants dans leurs contacts avec les personnes extérieures qui ont un point de vue différent sur leur activité » (107). Quels sont ces problèmes ? Ils résultent principalement du fait que les musiciens considèrent qu’ils possèdent un don spécial et sont seuls à même de juger et d’apprécier leur propre activité. Ils dénient aux non-musiciens, à ceux qu’ils appellent les « caves » (squares), toute compétence pour comprendre et juger de leur musique. Ils « craignent de devoir sacrifier leurs normes artistiques aux « caves » » (120). Ils cherchent, par conséquent, à se mettre « à l’abri des ingérences du public […] et, par extension, de la société ordinaire » (120). Cela ne va pas sans contradictions, car, dans le même temps, les musiciens sont dépendants du public dont dépend leur rémunération. Il leur faut donc faire quelques concessions au public et à leurs employeurs en acceptant souvent de « jouer commercial » plutôt que de jouer du jazz. Mais si on laisse un peu de côté les spécificités des musiciens de danse pour comparer leur attitude à celle d’autres professionnels (comme nous y incite Becker en les comparant dans le chapitre suivant aux médecins), on peut se demander si le fait de dénier aux personnes extérieures au métier la compétence pour comprendre et juger ce dernier est particulier aux activités « déviantes » ou « marginales ». Le fait de dénier aux « caves » la compétence à comprendre et apprécier véritablement la musique est-il si différent que cela du fait de dénier aux « mekeskidi » la compétence à s’ingérer dans des discussions de droit ou d’économie (dénégation dont on trouvera quelques exemples dans les réponses peu amènes apportées régulièrement par certains spécialistes bien connus du droit ou de l’économie à ceux de leurs commentateurs qui semblent leur apparaître, dans leur domaine propre, comme de véritables « caves ») ? N’est-ce pas que la spécialité ou la compétence professionnelle, quelle qu’elle soit, celle du musicien aussi bien que celle du médecin, de l’économiste, du sociologue, de l’instituteur, de l’agriculteur, de l’électricien, etc. se construit en construisant en même temps l’incompétence du public, dont le professionnel, dans tous les cas, admet difficilement l’ingérence ? Chaque métier manifeste sans doute de façon particulière cette affirmation de compétence spécifique en même temps que le refus d’ingérence du public (même si des concessions sont dans chaque cas inévitables), mais le processus en lui-même n’est en rien spécifique à certaines professions « déviantes » ou « marginales ». En poursuivant, dans une démarche toute simmélienne que Becker ne saurait refuser, la comparaison entre des processus formels par-delà la différence des « contenus », on peut même rapprocher cette affirmation de compétence spécifique du phénomène de constitution d’une zone de compétence propre par les ouvriers de maintenance, décrit par M. Crozier et E. Friedberg en termes de « zone d’incertitude ». Comme les musiciens décrits par Becker, les ouvriers de maintenance décrits par Michel Crozier cherchaient en effet à éviter toute ingérence dans leur domaine propre (afin dans ce cas de conserver une compétence qu’ils pouvaient négocier). En résumé, un professionnel, quel qu’il soit, s’approprie un domaine de spécialité qu’il négocie ensuite dans une relation de service, le conduisant à des concessions plus ou moins importantes. On pourrait s’intéresser empiriquement, de ce point de vue, à l’attitude de certains sociologues universitaires vis-à-vis de leurs collègues qui investissent plutôt dans des formations professionnelles ou vis-à-vis des sociologues qui travaillent dans le secteur privé, sur le marché des études et du conseil : j’ai déjà entendu à leur égard l’expression, qui se voulait péjorative, de « démarcheurs » ou « commerciaux » de la sociologie. De te fabula narratur : le vrai jazz d’un côté, les concessions commerciales de l’autre !

Si cela confirme l’intérêt des études de Becker pour une sociologie des professions et de la façon dont se construisent des carrières et des compétences professionnelles, on peut être plus dubitatif sur la pertinence dans ce cas du concept de « déviance ». Ce concept, comme le remarque Maurice Cusson, est sans doute trop large. On ne gagne peut-être pas tant que cela à identifier, comme tend à le faire Becker, déviance, marginalité, délinquance, voire criminalité. Si on ne peut qu’être d’accord avec Becker pour remettre en cause « les théories qui cherchent l’origine des actes déviants dans la psychologie individuelle », ce n’est pas pour la même raison que lui. Pour Becker en effet, ces théories étaient mises en doute par le fait qu’elles conduisaient à devoir « rendre compte des formes compliquées d’activité collective » observées dans les conduites déviantes, « par la rencontre miraculeuses de formes individuelles de pathologie ». Il ajoutait qu’«il n’est pas facile de coopérer avec des personnes peu sensibles à l’épreuve de la réalité, et ceux qui souffrent de difficultés psychologiques ne s’adaptent pas bien à la concertation nécessaire à l’accomplissement d’actes déviants » (207). « Nous constatons », écrivait-il encore, « que les activités considérées comme déviantes nécessitent souvent des réseaux compliqués de coopération que ne pourraient guère entretenir des gens atteints de difficultés mentales » (216). Que penser alors de la « déviance », largement solitaire et longtemps secrète d’un Anders Breivik ? Faut-il conclure que sa capacité à préparer et planifier minutieusement ses meurtres depuis des années exclut une « instabilité psychologique » ? On sait que l’expertise psychiatrique à son sujet fait débat, mais ce qui est sûr, c’est que les notions d’« instabilité » et de « difficulté », « mentales » ou « psychologiques », sont beaucoup trop générales.

Il faut revenir ici sur la référence de Becker en matière de maladie mentale. Becker s’appuyait sur une longue citation pour rejeter les théories selon lesquelles le comportement déviant est le symptôme d’une maladie mentale et étayer l’affirmation selon laquelle « la maladie mentale ne ressemble à la maladie physique que par métaphore » (30). Cette citation, que je ne reproduis pas ici, était tirée du livre de Thomas Szasz, The Myth of Mental Illness, publié en 1961, soit deux ans avant Outsiders. Becker adoptait, sans la discuter, la thèse de Szasz selon laquelle les notions de « maladie mentale » ou de « troubles mentaux » ne sont que des métaphores et des jugements moraux qui servent à asseoir le pouvoir la psychiatrie. En désignant certaines personnes comme « malades », la psychiatrie leur dénie la responsabilité en tant qu’agents moraux, afin de mieux les contrôler. Dans le cas de Szasz, cette thèse se prolonge par un engagement politique, aux côtés des libertariens, pour dénoncer l’usage de la psychiatrie par l’État (Szasz est chercheur-associé au Cato Institute, l’un des principaux think tank libertariens ; on trouve sur ce site dédié à Szasz ce texte, Fifty Years After the Myth of Mental Illness, qui permet de se faire des idées de Szasz une conception plus juste que celle qui résulte de la seule citation figurant dans Outsiders). Dans Outsiders, Becker reformulait à sa manière la thèse de Szasz en écrivant que la métaphore médicale « accepte le jugement profane sur ce qui est déviant et, par l’usage de l’analogie, en situe la source à l’intérieur de l’individu, ce qui empêche de voir le jugement lui-même comme une composante définitive du phénomène » (30). Plus loin, dans le chapitre rétrospectif de 1973, répondant à une objection de Walter R. Gove (autre clic) à l’affirmation, défendue aussi par Thomas J. Scheff, que « la maladie mentale est affaire de définition sociale » (« les gens internés dans les asiles psychiatriques sont réellement malades », soutenait Gove 1 ), Becker écrivait que « cette réponse est à côté de la question du caractère social des définitions, mais porte sur le problème moral qui l’accompagne, en suggérant que les psychiatres après tout savent ce qu’ils font » (222).

Il ne sera pas question, dans un billet déjà trop long, de discuter de façon approfondie de la notion de maladie mentale. Personne ne considère, de toute façon, qu’Outsiders est un traité de psychiatrie (quelques références à Szasz ne pouvaient évidemment suffire à se débarrasser de la question des troubles mentaux). Ce sur quoi on peut rester d’accord avec Becker, c’est sur le fait que la déviance ne s’explique pas par la maladie mentale. La théorie interactionniste de la déviance, en termes d’étiquetage et de transaction reste valable et n’a pas besoin, en tant que telle, de référence à la psychopathologie. Mais il ne faudrait pas en conclure que cette théorie suffise à rendre compte de la totalité d’un comportement et élimine la question de la maladie mentale. La déviance est une chose ; la maladie mentale en est une autre. Tous les malades mentaux ne sont pas déviants. Certains seraient même particulièrement « normosés », pour reprendre une expression du psychiatre Yves Prigent (mais il faut alors comprendre pourquoi ils « collent » à ce point aux normes). Mais on ne rend pas compte de toute la complexité de comportements comme celui du marquis de Sade, de Landru (voir à leur sujet le livre de Marie-Laure Susini, L’auteur du crime pervers) ou du déjà cité Michel Fourniret en décrivant la façon dont, à l’issue d’une transaction, ils ont été étiquetés ou non comme déviants (en l’occurrence criminels) et traités comme tels. Il ne suffit pas non plus d’évoquer « le caractère social des définitions ». Ce dernier est indéniable : la psychiatrie a une histoire et ses catégories sont socialement construites. Mais comme à chaque fois que l’on parle de construction sociale de quelque chose, il ne faut pas oublier de s’interroger, avec Ian Hacking, sur l’identité de ce qui est effectivement construit : l’« idée » de maladie mentale ? le groupe social des malades mentaux ? l’éventuel déterminisme psychique ou neurologique qui rend compte de certains symptômes ? 2 Mieux — c’est l’hypothèse centrale de l’anthropologie clinique –, il se pourrait que certains troubles mentaux (ceux que la psychiatrie et la psychanalyse ont identifiés comme des perversions ou des psychoses, mais aussi certains troubles consécutifs à des lésions cérébrales) nous renseignent comme en creux sur la façon dont l’autre doit être reconnu pour que s’établisse justement une transaction sociale (et non, par exemple, une relation fondée soit sur des scénarios systématiques de subornation, comme dans certains cas de détournement pédophile, soit sur des scénarios systématiques d’humiliation et d’abus de pouvoir, tels que ceux qu’une personnalité sadique va mettre en œuvre).

L’analyse des « croisades morales » et du rôle qu’y jouent les « entrepreneurs de morale » garde par contre toute sa fraîcheur. Et je ne résiste pas au plaisir de citer un peu longuement Becker :

Le prototype du créateur de normes […], c’est l’individu qui entreprend une croisade pour la réforme des mœurs. Il se préoccupe du contenu des lois. Celles qui existent ne lui donnent pas satisfaction parce qu’il subsiste telle ou telle forme de mal qui le choque profondément. Il estime que le monde ne peut pas être en ordre tant que des normes n’auront pas été instituées pour l’amender. Il s’inspire d’une éthique intransigeante : ce qu’il découvre lui paraît mauvais sans réserve ni nuances, et tous les moyens lui semblent justifiés pour l’éliminer. Un tel croisé est fervent et vertueux, souvent même imbu de sa vertu. La comparaison des réformateurs de la morale avec les croisés est pertinente, car le réformateur typique croit avoir une mission sacrée. Les prohibitionnistes en sont un excellent exemple, ainsi que tous ceux qui veulent supprimer le vice, la délinquance sexuelle ou les jeux d’argent. (171)

Si ce portait du « créateur de normes » s’applique parfaitement aux défenseurs de l’ordre moral ancien, plutôt de droite, dont Becker donne quelques exemples, il faut constater que chaque époque a ses entrepreneurs de morale et que le portrait s’applique aussi aux réformateurs nouveaux, plutôt de gauche, dont la « mission sacrée » semble être cette fois de supprimer, en s’appuyant au besoin sur de nouvelles lois, ces autres vices que sont par exemple le racisme, le sexisme, l’homophobie, la discrimination, le recours à la prostitution, l’émission de CO2, la chasse, le goût pour les 4×4 ou les grosses cylindrées, voire le fait de persister à appeler une jeune femme « mademoiselle ». Les progressistes, en effet, savent aussi bien que les conservateurs créer « de nouvelles catégories de déviants extérieurs à la collectivité » (179). Toute les analyses de Becker sur le fait que « la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un « transgresseur » » (33) s’appliquent ici parfaitement. Que l’on me comprenne bien : je ne suis pas en train d’ironiser sur un phénomène de type arroseur arrosé. Il s’agit seulement de prendre le plus au sérieux possible l’affirmation selon laquelle « tous les groupes sociaux instituent des normes et s’efforcent de les faire appliquer » (25) : l’institution des normes « de gauche » ne fonctionne pas différemment de l’institution des normes « de droite ». Il s’agit, autrement dit, d’adopter cette « position relativiste » qui est celle de la sociologie « à l’égard des accusations et des définitions de la déviance construite par les gens respectables et les pouvoirs établis » (qui peuvent être de gauche comme de droite) en traitant celles-ci « non comme l’expression de vérités morales incontestées, mais comme le matériel brut des analyses de sciences sociales » (232). Ce qui n’empêche pas par ailleurs, c’est même sans doute inévitable, de s’engager en faveur de certaines normes plutôt que d’autres.

  1. Sur la controverse entre Thomas Scheff et Walter Gove au sujet de la théorie de l’étiquetage, voir aussi ici.
  2. Une certaine vision constructionniste est « superbement vieux jeu », comme l’écrit Hacking : « c’est une espèce de nominalisme ».
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Une réponse à Quelques notes sur Outsiders d’Howard Becker

  1. Ignare Brute dit :

    Concernant le dernier paragraphe, je me permet de suggérer que la société présente me semble plus segmentée qu’elle ne l’était il y a 10, 20, 50 ou 917 ans. Les moyens de communications présents favorisent le regroupement par genre, connivences, puisque plus personne n’est isolé et contraint de s’associer à son entourage immédiat. Ces nouveaux croisés ont donc une portée assez restreinte : ils n’ont pas une chrétienté entière supposément derrière eux, au point que le comparatif me semble creux. Si, de plus, on dépasse l’image d’Epinal du croisé et de ses motivations théoriques, l’analogie perd toute teneur.

    Combien de normes se superposent-elles dans une ville de taille moyenne française ? Certes, il y a bien des créateurs de normes (« tous les groupes sociaux instituent des normes et s’efforcent de les faire appliquer ») mais lorsque ces normes ne sont admises que par un groupe restreint, que peut bien signifier la notion de déviance, si elle doit s’appliquer à la majorité entourant ce groupe restreint ? Qui est le déviant ? Le supposé croisé n’est-il pas lui-même le déviant ? Lorsqu’il crée ces normes que la majorité ne partage pas, ne chemine t-il pas lui-même plutôt dans une logique de déviance (comportement ou motivation ?) ?

    En outre, la Loi, norme par excellence, ne me semble plus recouvrir la même importance qu’au moment où l’auteur écrivait. On ne se préoccupe plus tant que cela du contenu des lois, puisqu’on s’amuse plutôt à en créer et recréer pour signifier des intentions tout en ne se préoccupant guère de les faire appliquer. La consommation de cannabis est interdite par la Loi française. La norme légale la considère délictuelle. Pourtant, cette consommation est aujourd’hui banale en France et sans doute très peu déviante aux yeux des jeunes générations. Le débat sur le cannabis porte sur la notion de dépénalisation de droit et ses conséquences sur la santé publique et sur l’économie interlope plutôt que sur la question normative. Difficile de tirer des conclusions sur la notion de déviance dans un tel contexte.

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