Le premier semestre universitaire se termine déjà et avec lui ce cours de sociologie de L2 AES dans le cadre duquel je me suis intéressé aux conditions de la rencontre entre l’offre et la demande. La sociologie, sur ce sujet, cherche en quelque sorte à ouvrir la boîte noire des fameuses « choses égales par ailleurs » dans laquelle les économistes rangent les facteurs qui ne les intéressent pas en priorité (mais dont ils reconnaissent l’existence de ce fait même). J’ai beaucoup suivi cette année les travaux de Franck Cochoy (dont celui-ci)… un peu trop même à la réflexion et je réfléchis déjà à améliorer le propos l’an prochain. Pour cela, rien de tel que de se replonger dans la microéconomie, avec, par exemple, le manuel très bien fait de Paul Krugman et Robin Wells, dont les multiples encadrés et études de cas sont autant de pistes de réflexion pour la sociologie et l’anthropologie (qui ne peuvent pas se contenter de refuser le raisonnement économique). La cinquième partie, portant sur le consommateur, rentre particulièrement dans mon sujet, avec notamment l’étude des courbes d’indifférence (que Cochoy associe à une économie du vrac assez différente selon lui de l’économie de l’emballage). Après les courbes d’indifférence, voici l’étude de la détermination du panier de consommation optimale (calcul de la pente de la droite de budget, calcul de la pente de la courbe d’indifférence et règle de la consommation optimale). Là, le sociologue que je suis, assez informé des travaux d’anthropologie des marchés (tels ceux du CSI), ne peut s’empêcher de sourire. Les auteurs du manuel, Krugman et Wells, semblent d’ailleurs avoir anticipé les sourires de certains de leurs lecteurs si l’on juge par la façon dont ils rédigent l’encadré « L’économie en action » qui vient clore ce développement. Voici cet encadré, intitulé « rats et choix rationnels » (je le cite dans son intégralité, en intercalant au besoin quelques commentaires après le passage commenté) :
Admettons-le : la théorie du choix du consommateur ne ressemble pas beaucoup à la manière dont la plupart d’entre nous pensons à nos décisions de consommation.
C’est cette première phrase qui m’a fait écrire que les auteurs semblent avoir anticipé les sourires de leurs lecteurs.
L’objet de la théorie est cependant d’aider les économistes à penser systématiquement à la manière dont un consommateur rationnel se comporterait. La question pratique est de savoir si les consommateurs se comportent effectivement rationnellement.
J’ai souligné le conditionnel (« se comporterait ») qui a évidemment son importance. Les auteurs poursuivent en proposant un test de rationalité :
Un test simple de rationalité pourrait ressembler à celui de la figure 11.9. Premièrement, donnez au consommateur une droite de budget appelée DB1, et observez quel panier de consommation le consommateur choisit ; le résultat est indiqué sur la figure comme étant A. Changez alors la contrainte budgétaire, de sorte que la nouvelle droite de budget est DB2. Le consommateur est toujours en mesure d’accéder au panier de consommation initial A, mais bénéficie également de nouveaux choix disponibles.
Un consommateur rationnel choisirait-il alors un panier tel que B ? Non. La raison est que B est situé à l’intérieur [souligné par les auteurs] de la droite de budget initial – autrement dit, quand la droite de budget était DB1, le consommateur aurait pu l’obtenir mais aurait choisi plutôt A. Il serait irrationnel de le choisir maintenant, alors que A est toujours disponible. Donc le nouveau choix pour un consommateur rationnel doit être soit A soit un panier nouvellement disponible, tel que C.
Il est difficile de mener des expériences comme celles-ci sur des personnes – de toute manière, ce n’est pas éthique (mais des expériences plus indirectes suggèrent que les gens se comportent en gros rationnellement dans leur choix de consommation).
L’argument « de toute manière, ce n’est pas éthique » m’étonne un peu. De nombreuses expériences en psychologie sociale me semblent plus susceptibles de tomber sous le coup des règles éthiques que celle qu’imaginent ici Krugman et Wells (mais je ne connais pas les règles américaines en matière d’éthique des expérimentations humaines). Mais ce qui m’étonne le plus, c’est l’argument de la difficulté. Car les expériences portant sur les comportements des consommateurs s’avèrent très nombreuses. On pourra consulter à ce sujet L’histoire du marketing, de Franck Cochoy, qui rend compte entre autres de la naissance et du développement de la consumer research. On pourra aussi considérer avec lui que les dispositifs techniques mis en œuvre sur les marchés sont autant de dispositifs expérimentaux, qui impliquent et vérifient à chaque fois des hypothèses sur les comportements des acteurs (voir par exemple le travail de Catherine Grandclément sur les agencements du supermarché ou celui de Franck Cochoy lui-même sur l’emballage : pas d’emballage sans hypothèses – vérifiées ou non – sur le comportement du consommateur). Et on ne saurait oublier les magasins expérimentaux que les instituts comme BVA mettent à disposition de leurs clients. Les économistes pourchassent volontiers les « biais cognitifs ». Krugman et Wells me semblent victime ici d’un biais particulier que l’on pourrait appeler « de cloisonnement disciplinaire ». Et il ne suffit pas pour s’en sortir de rester (presque) entre prix Nobel (biais de notoriété ?) en évoquant, comme il le font quelque page plus haut, Herbert Simon, Daniel Kahneman et Amos Tversky (il est vrai que leur manuel, qui s’adresse en priorité à des étudiants en économie de niveau licence, ne peut pas tout dire).
Et c’est là que l’on arrive au passage qui vaut à mon avis son pesant de cacahuètes :
On peut cependant prouver que des animaux tels que les rats sont capable de faire des choix rationnels !
Des économistes ont mené des expériences dans lesquelles on impose à des rats une « contrainte budgétaire » – un nombre limité de fois par heure où ils peuvent pousser une parmi deux manettes disponibles. Derrière l’une des manettes se trouvent de petites écuelles d’eau ; derrière l’autre se trouvent des boulettes de nourriture. Après que les choix des rats aient été observés, la contrainte budgétaire est modifiée en changeant le nombre de fois qu’il faut pousser les manettes pour accéder à chaque bien. À chaque fois, les rats suivent la règle du choix rationnel !
Et les auteurs de conclure :
Si les rats sont rationnels, les individus peuvent-ils ne pas l’être ?
Quelque chose dans la tournure de cette dernière phrase (la combinaison d’interrogation et de négation peut-être : « peuvent-ils ne pas ») me laisse penser que les auteurs sont un peu dépités par ces consommateurs qui, contrairement aux rats, résistent à la modélisation économique. Mais là n’est pas l’essentiel. Formulée autrement, la conclusion semble être la suivante : si les rats eux-mêmes sont rationnels, alors les « individus » le sont nécessairement (même si ça ne se voit pas toujours si bien que ça). Ce qui me suggère deux remarques.
La première est que les rats, pour Krugman et Wells, ne sont pas des individus ; seuls les humains le sont (car « individus » semble bien ici valoir pour « humains »). Cela est contestable, mais il serait trop long d’en développer les raisons dans un billet déjà long.
La seconde est que l’on peut résumer le passage cité de la façon suivante, sans trop, il me semble forcer le propos : 1° – les rats de l’expérience suivent la règle du choix rationnel (ils se comportent comme le prévoit la théorie) ; 2° – or la théorie décrit la façon dont se comporterait un consommateur rationnel ; 3° – le rat, plus sûrement que l’homme, incarne donc ce consommateur rationnel. Comme la première remarque, cette seconde remarque demanderait une assez longue discussion, que je me permets toutefois de remettre à un billet ultérieur (je ne promets rien avant début janvier).
Quelques mots toutefois sur la direction que pourra prendre cette discussion (dont on pourra trouver une ébauche dans la 2e partie d’un article ancien à retravailler largement, ainsi que dans ce billet, parti d’une discussion au sujet du rangement des chariots sur les parkings de supermarchés). Il ne s’agira pas de s’offusquer de la comparaison de l’homme et du rat. Il ne s’agira pas non plus de récuser les notions de mesure de la satisfaction et de choix sous contrainte budgétaire qui sont au cœur de l’analyse économique (pas plus tard que ce midi, à la cafétéria, j’ai eu le choix entre faire la queue pour acheter mon sandwich préféré ou éviter la queue et me rabattre sur une quiche réchauffée au micro-onde : le coût d’opportunité du sandwich – le temps perdu dans la file d’attente – m’a paru trop élevé et j’ai choisi la quiche, ce qu’explique assez bien la théorie microéconomique). Il s’agira plutôt de pointer le biais méthodologique consistant à évaluer les comportements à l’aune d’une rationalité définie a priori (les économistes sont des kantiens qui s’ignorent) qui, même si elle peut s’en approcher, ne correspond pas à la rationalité incorporée dans ces comportements. La rationalité, comme la raison des suites mathématiques, c’est ce qu’il faut trouver : on ne la connaît pas d’avance. Il n’est pas interdit de modéliser (le recours à la modélisation est même le point commun entre l’anthropologie clinique et la microéconomie), mais il faut ne pas verrouiller trop tôt le modèle.
NB : Krugman et Wells ne citent pas leurs sources et leur manuel ne comporte pas de bibliographie. Mais on trouve facilement de nombreuses publications rapportant les résultats d’expériences économiques menées avec des animaux (en voici une, et une autre, et encore une autre).
Et puis, même les rats n’étant plus fiables… http://www.lepsychologue.be/psychologie/effet-pygmalion.php
Ah! et »Mon oncle d’Amérique »?
(A.Resnais – H.Laborit)