Je dépose ici quelques réflexions (une ébauche, à revoir peut-être entièrement) dont je n’ai finalement pas eu l’usage ailleurs, inspirées par un article ancien (1992) de Philippe Bruneau et Jean-Luc Planchet dans la revue Ramage (dont on trouvera les sommaires ici). L’archéologie s’entend bien sûr ici au sens du Centre d’archéologie générale, dont le « manuel » Artistique et archéologie est disponible depuis déjà un moment en pdf.
La musique tonale occidentale nous a habitué à accorder une grande importance à la hauteur absolue des notes. Une symphonie en do majeur, par exemple, n’est pas une symphonie en ré majeur. Les progrès de la physique acoustique ont permis de mesurer les fréquences correspondantes. Une convention internationale retient le la 440 comme note de référence avec une fréquence de 440 Hz. Il existe de petits appareils électroniques et même désormais des applications pour smartphone qui permettent à n’importe quel guitariste amateur d’accorder séparément chaque corde de sa guitare en se calant sur ces fréquences de référence. Ces applications indiquent, par exemple, que la corde la plus aiguë d’une guitare, qui, à vide, dans l’accordage standard, correspond à un mi, est un peu trop grave avec 327,3 Hz. Il n’y a plus qu’à tourner la clef en continuant à jouer la corde pour que le curseur se déplace et indique la fréquence exacte de 329,6 Hz. La procédure est la même pour chacune des cinq autres cordes. L’application permet au final d’avoir des cordes à vide dont les fréquences respectives sont donnés dans le tableau ci-dessous.
Corde | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 |
Fréquence (Hz) | 329,6 | 246,9 | 196 | 146,8 | 110 | 82,4 |
Note | Mi | Si | Sol | Ré | La | Mi |
Mais tout ceci est de l’acoustique, pas encore de la musique 1. Car la musique commence avec les écarts relatifs et elle n’a pas attendu que l’on puisse mesurer précisément les fréquences. Une guitare sonnera juste même si les cordes à vide ne vibrent pas exactement aux fréquences indiquées dans le tableau ci-dessus, pourvu que les écarts de hauteurs entre les notes soient respectés. La musique est faite d’écarts relatifs avant d’être faite de hauteurs absolues. Les gammes et les modes sont avant tout des systèmes d’oppositions structurales des identités de tâche que sont les notes en tant que degrés (je paraphrase, pour cette définition, Bruneau et Planchet, 1992, p. 37, qui ne parlent que de la gamme). Il n’est pas inutile de s’attarder sur ce point car la tradition de la musique tonale occidentale a pu conduire à accorder une plus grande attention à la tonalité, au détriment du mode, et au prix d’une certaine confusion. Ainsi Michels, 1988 (p. 87) commence par définir la tonalité comme « organisation hiérarchique des sons par rapport à un son de référence : la tonique ». La gamme est « l’organisation des sons de ce système selon leur hauteur » et « l’ordre de succession des intervalles de la gamme détermine le mode (majeur ou mineur) ». Mais l’auteur poursuit en décrivant successivement la « gamme majeure » et la « gamme mineure », alors qu’il venait de parler de mode. Cette confusion entre mode et gamme s’explique dans le cadre du système tonal, mais une ergologie musicale s’y doit d’y remédier. Car le système d’écarts différentiels ou structural n’est pas tant la gamme que le mode. C’est à propos du mode que l’on pourrait reprendre la formule de Saussure à propos de la langue à savoir que « dans la langue il n’y a que des différences sans termes positifs » (De Saussure, Cours de linguistique générale, 1972, p. 166). Dans le mode en effet, il n’y a également que des différences, sans termes positifs. Comme le dit Wikipedia, un mode se caractérise « par l’étendue précise de l’intervalle séparant chaque degré d’une tonalité donnée, de sa tonique ». Le mode ne change donc pas, quelle que soit la tonique, pourvu que les intervalles restent constants. Le mode, pourrait-on dire encore, est « un système de valeurs pures » (De Saussure, 1972, p. 155). Comme le précise Wikipedia, en prenant pour tonique l’un ou l’autre de septs degrés de l’échelle diatonique dite « naturelle » (en évitant donc les altérations que sont les dièses et les bémol), on obtient sept combinaisons différentes de tons et de demi-tons, soit sept modes différents (voir ce tableau).
Les noms donnés à ces modes, qu’ils fassent référence aux degrés de l’échelle diatonique ou aux modes « grecs », trouvent leur origine dans l’histoire de la musique occidentale et de sa théorisation. Cette question ne nous intéressera pas ici (on trouve facilement sur le web des explications à ce sujet). Il nous faut par contre souligner que malgré son nom, le mode de do n’aura pas nécessairement pour tonique la note do. Il est tout à fait possible de transposer ce mode plus bas ou plus haut que do. C’est très facile à faire à la guitare où il suffit de commencer à jouer un certain nombre de frettes plus haut ou plus bas : le mode reste le même tant que l’on conserve les mêmes séquences d’écarts. Mais les notes, bien sûr, seront différentes et la transposition conduit à jouer des notes dites « altérées » (qui ne présentent d’ailleurs aucune caractéristique particulière à la guitare, contrairement au piano où elles correspondent aux touches noires). Joué en do, le mode de do comprendra la suite de notes suivantes :
Mais joué en ré, il comprendra la suite de notes :
alors que joué en mi, ce sera la suite :
Il en va de même pour chacun des six autres modes de la musique dite « modale ». Le mode est défini par la séquence d’intervalles de tons et de demi-tons et peut être facilement transposé vers le haut ou vers le bas. Mais on reste dans le même mode tant que les écarts restent constants. Et cela est vrai bien sûr dans les autres modes, tels que les modes pentatoniques (qui comportent cinq degrés). La « gamme de blues », par exemple, qui est une « gamme » pentatonique mineure à laquelle vient s’ajouter la blue note (la quarte augmentée ou quinte diminuée de la tonalité principale), est constituée par la séquence d’intervalles qui figure dans le tableau ci-dessous.
Séquences d'intervalles en tons | 1 ½ - 1 - ½ - ½ - 1 ½ - 1 |
Écarts en frettes | 3 - 2 - 1 - 1 - 3 - 2 |
J’ai choisi, dans ce tableau, d’indiquer les écarts mesurés non seulement en tons, mais également en nombre de frettes de guitare (en supposant que la gamme soit jouée sur une seule corde) pour souligner le fait que les intervalles qui constituent les modes n’existent évidemment que s’ils sont fabriqués par des dispositifs appropriés : les frettes de la guitare allant généralement de demi-ton en demi-ton, cet instrument n’est pas prévu pour jouer des modes qui comprennent des intervalles tels que les quarts de tons. Il est toutefois possible d’obtenir des intervalles inférieurs au demi-ton à la guitare en utilisant, par exemple, la technique du bend qui consiste à modifier la hauteur de la note jouée en tirant sur la corde avec la main gauche après l’avoir jouée.
L’expression « gamme de blues » est l’expression en usage un peu partout. Mais du point de vue de l’ergologie musicale, il serait plus précis de parler d’un mode de blues, caractérisé par un système d’écarts particulier, qui peut bien sûr se jouer à partir de notes toniques différentes. Joué en do, ce mode de blues comprendra la suite de notes suivantes :
mais joué en la elle comprendra la suite :
Bien que cela ne soit pas l’usage en théorie musicale, nous proposons que, dans le cadre de l’archéologie musicale, le mot « gamme » serve à désigner la réalisation d’un mode dans un ton particulier. Ainsi le mode de blues désignera le système d’écarts, quelle que soit la tonique à partir de laquelle il s’applique, alors que la gamme de blues en do désignera la réalisation de ce mode à partir de la tonique do. De même, le mode ionien, dont le système d’écarts correspond à celui du mode majeur de la musique tonale, désignera uniquement ce système d’écarts. La gamme de ré majeur, par contre, désignera ce mode joué à partir de ré et la gamme de fa majeur ce mode joué à partir de fa. Il en ira de même pour le mode éolien, dont le système d’écarts correspond au mode mineur de la musique tonale. Joué en la, il donne la gamme de la mineur, alors que joué en ré, il donne la gamme de ré mineur.
Ces propositions de définition paraîtront peut-être incongrues ou naïves si elles tombent sous les yeux de professionnels de la musique, formés au solfège et à la théorie musicale. La distinction que nous proposons de faire entre mode et gamme nous semble pourtant importante dans la mesure où elle attire l’attention sur la distinction à faire, en ergologie comme en glossologie, entre le système d’écarts (sémiologique ou ici téléologique) et son réinvestissement (sémantique ou ici téléotique). Alors que l’analyse différentielle en tâches produit de l’identité négative, son réinvestissement, analogue à l’appellation, est ce qui permet de jouer une note, dans le cas de la musique, à la hauteur convenable. Cette hauteur convenable n’a pas besoin d’être mesurée précisément à l’aide d’appareils de mesure acoustiques. Mais elle doit tenir compte de différent paramètres qui peuvent être extra-musicaux. Un guitariste par exemple n’hésitera pas à utiliser un capodastre pour transposer une suite d’accords de façon à l’adapter à la hauteur de sa voix. En même temps, cette pratique montre bien la prépondérance du mode sur la tonalité dans la musique modale. À strictement parler, un accord de la mineur joué avec un capodastre à la quatrième case, c’est-à-dire transposé deux tons plus haut, n’est plus un accord de la mineur (la – do – mi), mais un accord de do dièse mineur (do♯ – mi – sol♯), de même qu’un accord de sol septième (sol – si -ré – fa) joué avec le capodastre au même niveau devient un accord de si septième (si – ré♯ – fa♯ – la). Mais les positions d’accord (correspondant aux doigts de la main gauche) ne changeant pas et les écarts relatifs entre accords non plus, on continuera très souvent à parler d’accords de la mineur et de sol septième (voir par exemple ici).
- C’est aussi de la sociologie. La possibilité de mesurer les fréquences et de s’accorder sur une fréquence de référence à permis de mettre fin à la diversité des hauteurs absolues qui était constatée en Europe avant le XIXe siècle. Les hauteurs absolues variaient non seulement d’un pays à l’autre, mais aussi d’une ville à l’autre, parfois même à l’intérieur de la même ville. Elles variaient également au fil du temps, avec le vieillissement des instruments ou les interventions destinées à les accorder. La diversité, dans le domaine de la musique, était analogue à celle qui existait, par exemple, dans le domaine de la mesure du temps. L’adoption d’une hauteur de note conventionnelle est un processus politique tout à fait comparable à celui qui a conduit à la standardisation du temps (Zerubavel, 1990).