Les commentaires au sujet de L’Évangile selon saint Matthieu de Pasolini soulignent régulièrement l’importance de la bande-son, qui «n’a pas été écrite pour le film, mais se compose de morceaux préexistants méticuleusement choisis par le cinéaste en personne»1. Le générique du film et la jaquette du DVD fournissent assez peu d’informations précises sur cette bande-son2, mais à l’oreille ou en s’aidant d’autres sources (incomplètes), il est assez facile d’identifier les principaux titres. La « Missa Luba », qui accompagne le générique du début. La passion selon saint Matthieu de Bach. Sometimes I feel like a motherless child, interprété par Odetta. La cantate Alexandre Nevski de Prokofiev… Au moment où Jésus, après les quarante jours dans le désert et la rencontre avec le diable, revient vers les hommes et appelle les premiers disciples à le suivre, c’est un chœur russe que l’on entend. Comme il me rappelait quelque chose sans que je puisse lui donner un titre, j’ai cherché à l’identifier. La jaquette du DVD et plusieurs sites consultés au sujet du film parlent de «chants révolutionnaire russes» (source). Or le chant en question ressemble bien peu à un chant révolutionnaire. Il me rappelait quelque chose de plus ancien, de plus «orthodoxe». Comme mes recherches à ce sujet sur internet ne donnaient rien, j’ai réécouté plus attentivement, en faisant attention aux paroles de ce chant. C’est l’identification de ces dernières qui m’a conduit sur ce site où un certain Fedor rend compte d’une recherche proche de la mienne. Le titre est le chant traditionnel russe, Ах ты, степь широкая… (Ô toi, vaste steppe…), qui n’a rien de révolutionnaire, même s’il a été interprété aussi par les chœurs de l’Armée rouge. Il revient à deux autres reprises dans le film : au moment où Jésus, entré dans Jérusalem, apostrophe les scribes et les pharisiens (plus précisément dans la deuxième partie de cette apostrophe : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis… » – Matthieu 23.13 à 23.39), puis, dans les toutes dernières minutes du film, lors de la descente de la croix et de la mise au tombeau (avant que ne retentisse de nouveau la Missa Luba célébrant la Résurrection). La référence aux «chants révolutionnaires russes» n’est cependant pas fausse, mais c’est le singulier qui s’impose. En effet, le début de l’apostrophe aux scribes et aux pharisiens est accompagné du chant Вы жертвою пали в борьбе роковой, qui est bien un chant du mouvement révolutionnaire russe (une marche funèbre) mais datant des années 1870-1880 (nombreuses précisions ici). Une fois que l’on sait cela, il est assez facile de trouver d’autres précisions sur Pasolini et la musique russe, mais plutôt sur des sites russes (dont cet article). Il est assez curieux, mais sans doute significatif, que les commentateurs «occidentaux3 » (au moins sur le web) n’y aient pas fait plus attention, se contentant de reprendre la référence vague aux «chants révolutionnaires»4. Bref, la page web analysant la bande-son complète de ce film reste à écrire.
Une autre interprétation de Ах ты, степь широкая par le chœur du monastère Srétensky (le monastère de la Rencontre, συνάντησις) :
- Enrique Irazoqui, qui interprétait le personnage de Jésus, explique dans « Un Christ à Cadaqués », l’entretien qui figure parmi les bonus du DVD, que les choix musicaux devaient en fait beaucoup à Elsa Morante : « c’est elle qui sélectionnait et faisait écouter à Paolo…». [↩]
- Le générique du film, après la dédicace à Jean XXIII, ne mentionne explicitement que J.S. Bach, W.A. Mozart, S. Prokofiev et A. Webern. [↩]
- Ou « romano-germaniques» pour parler comme N.S. Troubetzkoy ! [↩]
- De même, peu de commentaires mentionnent la prière juive Kol Nidre que l’on entend dans le film au moment du dernier repas (à l’exception notable de wikipedia en version anglaise et de ce site britannique). [↩]