Cosmos de Michel Onfray – note de lecture

Je n’écoute la radio qu’en voiture et ce sont donc mes déplacements sur les routes qui décident des émissions qu’il peut m’arriver d’entendre. En août dernier, le jour et l’heure de mon départ pour un trajet d’un peu moins d’une heure ont fait que j’ai allumé la radio peu après le début de la retransmission par France Culture d’une des séances du séminaire de Michel Onfray sur le Cosmos, dans la série intitulée Brève encyclopédie du monde. Il s’agissait plus précisément de la séance traitant de l’agriculture biodynamique, qui avait pour titre Théorie du fumier spirituel. Mais cela, je ne l’ai su qu’après. J’ai écouté l’émission pendant une vingtaine de minutes, de plus en plus séduit par la justesse du propos, avant de chercher à deviner qui parlait si bien d’un tel sujet. C’est alors seulement que j’ai fait attention à la voix du conférencier et que le nom de Michel Onfray s’est imposé. Il n’est pas mauvais, parfois, d’écouter parler quelqu’un sans savoir qui parle. Dans le cas présent, cela m’a permis de découvrir – ce qui n’aurait peut-être pas été le cas si j’avais su ou cherché à deviner d’emblée qui parlait – que je pouvais être d’accord, presque dans les moindres détail, avec la façon qu’a Onfray d’analyser certains sujets. J’ai voulu depuis lire le livre dont était tiré cette conférence.

Cosmos, premier et seul tome paru à ce jour de la Brève encyclopédie du monde, qui en comportera trois au total, se compose de cinq parties qui comprennent chacune cinq chapitres. Vingt-cinq chapitres donc, qui peuvent très bien se lire dans le désordre, indépendamment les uns des autres. Quelques pages au début de chaque partie donnent une idée du contenu des chapitres et permettent de choisir ceux que l’on souhaite lire en priorité. Onfray nous explique en introduction que bien qu’il ait publié plus de quatre vingt livres avant Cosmos, il a l’impression que ce dernier est son premier livre. Il l’écrit en effet après la mort de son père, comme un témoignage de fidélité à ce dernier. C’est ainsi que le premier chapitre traite du temps virgilien, qui fut selon l’auteur celui de son père, ouvrier agricole.

Je ne parlerai pas ici de chacun des chapitres. J’en ai lu certains plus rapidement que d’autres. Mais après avoir publié sur ce blog il y a quelques années un compte-rendu très critique du livre d’Onfray sur Freud – et je n’ai pas changé d’avis sur ce point – il me paraît utile de tenter de mettre par écrit quelques-unes des réflexions que je me suis faites à la lecture de Cosmos, qui, parce qu’il présente une philosophie de la nature qui se veut chez Onfray « ontologie matérialiste », fait partie des matériaux à ajouter au dossier de l’écologie humaine. Certaines de mes réflexions, comme on le verra, sont de nouveau très critiques. D’autres beaucoup moins.

La première réflexion porte sur le rôle historique du « judéo-christianisme ». Onfray, depuis ses premiers livres, ne cesse d’affirmer son athéisme, ce qui fait de lui d’ailleurs, de façon à peine paradoxale, un croyant. Car si l’agnostique ne se prononce pas de façon définitive, l’athée, lui, a tranché. Il sait ou croit – sur un tel sujet cela revient au même – que Dieu n’existe pas. C’est assez net chez Onfray qui se croit obligé de réaffirmer à de nombreuses reprises, tout au long du livre, sa foi athéiste. Mais le plus important pour mon propos n’est pas là. Il est dans la façon qu’a l’auteur de rendre le « judéo-christianisme » historiquement responsable d’à peu près tous les maux que lui semble comporter le monde moderne. La thèse n’est guère originale. Dans le domaine de l’écologie politique, depuis au moins l’article de Lynn White Jr. dans Science en mars 1967, il était courant d’affirmer que la crise écologique trouvait ses origines dans le verset de la Genèse (1,28) invitant l’homme à « assujettir » les autres créatures. Onfray, dans cette logique, voit dans la « judéo-christianisme » l’origine du dualisme homme/animal, du spécisme, des conditions d’élevage dans le « complexe alimentaire industriel capitaliste » (269), de la corrida et plus généralement de toutes les « violences infligées depuis par les hommes aux animaux » (261). C’est ainsi que le christianisme, qui aurait « produit l’une des plus grandes civilisations sadomasochistes en invitant à l’imitation du supplice du Christ pour mériter le salut », aurait du même coup « généré une culture de la haine de la vie dans laquelle s’inscrit la tauromachie » (307). Onfray en veut pour preuve le fait qu’« une carte des lieux du monde dans lesquels se pratique la tauromachie évite les pays protestants et orthodoxes et met en évidence les nations catholiques » (Espagne, sud de la France et pays « chrétiens » d’Amérique latine) (307).

« On n’imagine pas de corridas dans les pays de tradition protestante ou orthodoxe – en Suisse ou en Allemagne, dans les pays scandinaves ou en Russie. Pour goûter le sang, la mise à mort, le spectacle de la cruauté, il faut le préalable de l’éducation catholique, apostolique et romaine qui a formaté nombre de consciences occidentales » (307-308).

Tout cela n’est guère convaincant. La différence soulignée par Onfray lui-même entre pays protestants et orthodoxes d’une part et pays catholiques de l’autre montre bien que le christianisme en tant que tel ne peut être invoqué comme cause historique de la corrida. Il resterait la « cruauté » de « l’éducation catholique, apostolique et romaine ». Mais une vision moins partisane, moins aveuglée par la haine du catholicisme, aurait permis à Onfray de constater que la corrida est également absente de nombreuses régions d’Europe qui sont pourtant aussi de tradition catholique. En France, où son succès ne remonte guère au-delà du Second Empire, encouragé par l’impératrice Eugénie, la corrida est absente au nord d’une ligne qui va grosso modo de l’estuaire de la Gironde jusqu’à Cannes. On ne la trouve pas en Irlande, ni en Pologne, ni dans les régions catholiques d’Allemagne et de Suisse. Bref, la thèse d’Onfray sur le sujet ne résiste pas l’examen. Il en va de même d’ailleurs de la thèse plus générale qui voit dans le « judéo-christianisme » la cause des violences envers les animaux. Le carnage des jeux du cirque, dans la Rome de l’Antiquité, dont Onfray nous parle p. 252, avait-il eu besoin de la religion chrétienne pour apparaître et se développer (clic) ? Imaginons un instant que le christianisme ne soit pas devenu la religion officielle de l’empire romain. Il aurait pu rester très minoritaire ou même disparaître. L’histoire n’était pas écrite d’avance. L’Europe se serait alors développée sur une base « païenne » (gréco-latine) mâtinée d’apports « barbares » (germaniques, celtes, scandinaves, etc.). Peut-on croire sérieusement que le sort des animaux eut été très différent ? Ce qu’Onfray attribue aux « judéo-chrétiens » (l’utilisation de l’animal comme force de travail, comme moyen de locomotion dans la paix comme dans la guerre, comme réserve de nourriture et de matériaux divers, 236-237) ne leur est aucunement spécifique. On pourrait l’attribuer à l’Iliade, tout autant qu’à la Bible. D’autres régions du monde, dont les civilisations ne doivent guère au christianisme, ne sont pas non plus, loin de là, des paradis pour les animaux. C’est le cas de l’Inde, malgré l’ahimsa et les vaches sacrées. Ou encore de la Chine. Bref, Onfray n’a sans doute pas tort d’écrire que « notre rapport aux animaux a été construit par plus de mille ans de christianisme » (235). Mais cette construction mérite d’être étudiée dans toute sa complexité historique et ne se réduit certainement pas à la « légitimation philosophique des mauvais traitement aux animaux » dont il nous parle à propos de Malebranche (251).

Ma seconde réflexion porte sur tout ce que nous dit Onfray, dans la troisième partie (L’animal : un alter ego dissemblable) au sujet de la consommation de viande animale. Il examine ce qui distingue les végétariens, les végétaliens et les véganes. Sa propre sensibilité le conduit à se sentir plus proche des véganes, mais comme un « croyant non pratiquant ». Quant à moi, l’espèce de hiérarchie qui se dessine lorsque l’on va des « carnassiers » (sic) aux véganes en passant par les végétariens et les végétaliens me fait penser à celle que décrivait Louis Dumont au sujet du système des castes. Ces dernières se classent en effet les unes par rapport aux autres en utilisant au moins deux critères, indispensables à cette opération de classement. Pour en rendre compte, Dumont explique que tout se passe comme si les membres d’une caste données disaient à propos d’eux-mêmes :

« Nous sommes végétariens, ce qui nous place au-dessus de X, Y, Z qui ont un régime carné ; mais nous autorisons le mariage des veuves, ce qui nous place au-dessous de A, B, C qui l’interdisent » (Homo hierarchicus, p. 80-81).

Ce n’est pas le fait que l’exemple de Dumont mentionne le végétarisme qui me conduit à y penser à propos de ce que dit Onfray de la consommation de produits animaux. C’est la logique interne à l’opération de classement. Plutôt que l’exemple de Dumont, on pourrait tout aussi bien retenir celui de Pascal :

« Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les chrétiens et les païens. Les païens ne connaissent point Dieu et n’aiment que la terre, les Juifs connaissent le vrai Dieu et n’aiment que la terre, les chrétiens connaissent le vrai Dieu et n’aiment point la terre. Les Juifs et les païens aiment les mêmes biens. Les Juifs et les chrétiens connaissent le même Dieu » (Pascal, Pensées, Brunshvicg, 608).

Le contenu est différent, mais la forme de l’opération est identique. Dans les deux cas, elle procède à l’aide de deux dichotomies qui permettent de solidariser le groupe de référence tour à tour avec celui qui lui est supérieur et avec celui qui lui est inférieur, le plaçant ainsi en position médiane. Le processus sous-jacent est le même dans la façon qu’ont les végétariens, les végétaliens et les véganes de se classer les uns par rapport aux autres. Les premiers, qui ne mangent pas de viande, mais consomment du lait et des œufs, peuvent se sentir solidaires des végétaliens et des véganes sur la base du premier critère tout en étant rejetés par eux du côté des mangeurs de viande sur la base du second. Les végétaliens à leur tour peuvent se penser comme supérieurs aux végétariens dans la mesure où ils s’interdisent non seulement la viande mais également des produits animaux comme le lait et les œufs, mais ils restent inférieurs aux véganes qui s’interdisent également les vêtements et les bijoux d’origine animale, les produits cosmétiques testés sur les animaux… et même les produits de la ruche (miel, gelée royale, propolis, cire d’abeille).

« Le végane, nous dit Onfray, exprime la vérité du combat contre la souffrance animale. […] Doublé dans sa radicalité, le végétarien tancé par le végane découvre qu’il fait souffrir les animaux comme le mangeur de viande. L’alternative n’est donc pas entre végétariens et carnivores, mais entre véganes et carnassiers. La preuve de l’impossibilité ontologique du végétarisme est apportée par le véganisme même : le végétarien avance sur le bon chemin, mais plus près du mangeur de viande que de celui qui affirme avec cohérence conséquentialiste que le refus de faire souffrir un animal passe par la rigueur austère du véganisme » (293).

Pensée de brahmane, ai-je envie de dire, dans laquelle le processus de classement s’exprime de façon très explicite. Nos sociétés occidentales seraient-elles en train de s’hindouiser ? Sans doute pas, mais les processus sociologiques et axiologiques formels, sous-jacents aux comportements humains, ne sont pas si nombreux et il n’est pas étonnant de les voir produire à des époques et en des lieux très éloignés des classements et des raisonnements analogues, sans qu’il y ait nécessairement à faire l’hypothèse d’une influence directe – ce qui ne veut pas dire qu’il ne serait pas inintéressant de comparer les casuistiques hindouistes et jaïnistes avec ces nouvelles casuistiques occidentales :

« Si la vie fait la loi, écrit encore Onfray, les jaïnistes ont raison, et il n’y a pas non plus de bonnes raisons de supprimer les puces, les moustiques, les animaux dits nuisibles. Si je pense plus encore, je deviens végane » (303).

Une autre réflexion encore me vient à la lecture des pages de cette même partie qu’Onfray consacre aux thèses de Peter Singer, l’un des principaux penseurs de l’antispécisme et du mouvement pour les droits des animaux. Mais alors que l’histoire des idées fait généralement remonter à Bentham « le premier souci de l’animal », Onfray rappelle que Bentham a eu des prédécesseurs, dont le français Jean Meslier (1664-1729), un curé de campagne devenu athée, qui, avant Bentham donc, écrivait que les animaux « sont sensibles aussi bien que nous au bien et au mal, c’est-à-dire au plaisir et à la douleur » (272). Meslier, dans son Testament, dit encore Onfray, inscrivait « clairement sa pensée dans le sillage de Montaigne qui, dans son Apologie de Raimond Sebond, a consacré de longs passages à jouer d’exemples montrant que les animaux et les hommes ne sont séparés que par degrés et non par nature » (273). Toute ces pages sont intéressantes en ce qu’elles nous font découvrir un auteur méconnu (Meslier évidemment, pas Montaigne). Dans la discussion qui suit au sujet de Singer, toutefois, Onfray part plus classiquement de Bentham, prouvant encore une fois que la pensée de Bentham est bien la pensée de notre temps. Notre monde n’est pas libéral – contrairement à ce qui se dit un peu partout, y compris chez Onfray. Encore moins, évidemment, « ultralibéral ». Notre monde est utilitariste au sens précis de Bentham. Comme Bentham en effet, il pense que « le principe du plus grand bonheur pour le plus grand nombre est la seule fin universellement désirable ». Disciple de Bentham sur ce point, Onfray, de façon il est vrai plus pensée, plus rigoureuse, rejoint la gauche de gouvernement qu’il fustige pourtant. Disons que contrairement à Manuel Valls ou Najat Vallaud-Belkacem, il est un benthamien qui a lu Bentham, alors que nos ministres, comme beaucoup de nos contemporains, font du Bentham comme monsieur Jourdain faisait de la prose. Toujours est-il que dans son ontologie matérialiste, Onfray retient de Bentham le refus des mauvais traitements infligés aux animaux, le refus de la torture, car tel était le mot utilisé par le philosophe londonien. Chez Bentham, ce refus était motivé par le fait

« que les hommes et les animaux se comportent selon les mêmes principes hédonistes : les uns et les autres recherchent le plaisir et fuient la douleur, ils souhaitent tous obtenir un maximum de jouissance et conjurer un maximum de peines. Le bonheur s’avère l’objectif des comportements des animaux et des hommes, du philosophe et de son chien » (269).

Je dois préciser que sur ce point précis, je n’échappe pas à l’époque : je suis aussi benthamien qu’Onfray (à moins que je ne sois disciple de Montaigne). C’est sur ces principes utilitaristes, nous explique-t-il ensuite, que Singer développe sa défense de la libération animale (titre d’un livre publié par Singer en 1975 qui reste à ce jour l’un des livres de référence pour tous les défenseurs des droits des animaux). Cela a conduit Singer a devenir végétarien, mais pas nécessairement végétalien ni végane. En effet, il

« fonde sa philosophie sur la capacité qu’ont les animaux à souffrir et il interdit toute souffrance animale. Si la preuve est faite qu’un animal ne souffre pas en offrant une nourriture ou un produit dérivé, il n’est pas contre » (278).

Jusque-là, Onfray ne semble pas trop vouloir se démarquer de Singer. Mais il se fait très vite plus critique, à juste titre me semble-t-il. Singer en effet, relève Onfray, abuse des comparaisons qui, comme chacun sait, ne sont pas raison. Jusqu’où en effet peut-on assimiler, comme le fait Singer, le sort des animaux d’élevage avec celui des esclaves ? Ou avec celui des déportés des camps de concentration ? Jusqu’où peut-on comparer les recherches qui utilisent des animaux de laboratoires avec celles des médecins nazis sur ces mêmes déportés ? Il est vrai que certaines expériences peuvent n’avoir guère d’autres motivations que d’assouvir les pulsions sadiques plus ou moins conscientes des expérimentateurs (Georges Devereux, que ne cite pas Onfray, évoquait déjà cette question dans De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement). Mais est-ce vrai de toutes les expériences ? Certaines souffrances, relatives, quand elles permettent d’en éviter d’autres, plus massives, ne sont-elles pas compatibles avec le principe utilitariste du « plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre, animaux compris » (285) ? Toutes ces questions, que pose Onfray, me paraissent justes. Il en va de même de l’argument qu’il utilise pour échapper aux paralogismes et aux impasses dans lesquelles, selon lui, nous engage Singer.

« Les antispécistes, écrit-il, voudraient hisser les animaux à la hauteur ontologique des hommes, mais, ce faisant, ils se contentent souvent de descendre les hommes à hauteur d’animaux » (278).

Or s’il n’y a pas de différence de nature entre l’espèce humaine et les espèces animales – conformément à ce que nous a appris Darwin (et là, je ne peux qu’être d’accord avec Onfray) – il y a une différence de degré, et cette différence compte aussi.

« On rappellera aussi souvent que possible, écrit Onfray, la proximité biologique de l’homme et du singe, sans pour autant animaliser les hommes ou humaniser les animaux ; on signalera également que les uns et les autres partagent un même monde riche en sens, avec sensations, perceptions, émotions, communication, affections communes ; on réitérera qu’il existe une différence de degré entre les deux mondes et non une différence de nature, mais il n’en demeure pas moins qu’il s’agit tout de même de deux mondes » (290).

Je pourrais tout à fait signer ce passage. De même que je pourrais signer le paragraphe suivant dans lequel Onfray fait remarquer que ce qui distingue l’homme des autres animaux c’est

« son pouvoir de ne pas tuer – il n’existe pas de serpent qui renonce à son venin, de lion qui renonce à la gazelle, de loup qui renonce aux agneaux, de chat qui renonce aux souris, de buse qui renonce aux mulots. En revanche, il existe des humains qui renoncent à tuer, ce à quoi leur place dans la nature les contraint pourtant pour survivre. Paradoxalement, le végétarien prouve qu’il est un animal humain qui réalise ce qu’aucun autre animal non humain n’accomplit : il dit non au déterminisme du prédateur » (290, souligné par l’auteur).

Une divergence avec Onfray apparaîtrait sans doute au sujet des hypothèses avancées pour rendre compte de cette différence. J’y reviendrai plus loin. Mais c’est peut-être, tout simplement, que nous ne faisons pas le même métier. J’ai la prétention d’être un scientifique, engagé dans une entreprise collective de construction d’une science de l’homme qui se doit, entre autres, d’expliquer cette différence de degré entre l’homme et l’animal non humain alors que Onfray est un philosophe qui en bon philosophe cherche avant tout une conclusion éthique. C’est ce qui lui fait dire, juste après le passage que nous venons de citer, que le végétarien incarne à ses yeux « une forme éthique suprême. De même que l’opposant à la chasse, à la pêche, à la corrida, aux combats de coqs » (290).

Les paralogismes et les « impasses existentielles » dans lesquelles s’engage Singer sont particulièrement nettes, nous dit Onfray, dans sa justification de la zoophilie (dans Heavy Petting, texte initialement publié par Singer en 2001 et dont une traduction française, Amour bestial, est parue dans les Cahiers antispécistes, n° 22, février 2003). Je dois avouer que j’ai hésité à en parler, non pas parce qu’elle m’aurait particulièrement choqué, mais parce qu’elle risque de focaliser inutilement l’attention. Le plaidoyer de Singer pour la zoophilie est significatif, mais n’est peut-être pas le plus important. Singer avance trois ensembles d’arguments. Le premier observe que les pratiques sexuelles non reproductives ont longtemps été qualifiées de perverses et condamnées à ce titre. Mais la plupart des tabous sont tombés. La masturbation, la sodomie, l’homosexualité, la sexualité orale sont désormais largement acceptées. Ce n’est pas le goût pour la fellation en tant que tel qui fut reproché au mari d’Hillary Clinton. Un tabou demeure cependant : celui des relations sexuelles avec les animaux. C’est ici qu’intervient le second ensemble d’arguments. Bien que taboues, les relations sexuelles avec les animaux ne seraient pas rares. Mais on ne les affiche pas. Ce dernier tabou, selon Singer, « révèle l’ambivalence de notre relation avec les animaux » (et d’en rendre responsable, lui aussi, la sempiternelle « tradition judéo-chrétienne »). Alors que la sexualité est un des domaines dans lesquels nous sommes les plus proches des animaux, le tabou de la zoophilie, « alors que d’autres activités sexuelles non procréatrices sont devenues acceptables » (Singer), témoignerait de la volonté persistante de nous différencier. Voilà bien, ai-je envie d’ajouter, une manifestation de spécisme ! Mais Singer entend bien faire tomber ce dernier tabou. Et c’est à cette fin qu’il mobilise sa dernière série d’arguments, prévisible chez un utilitariste : il n’y a pas de raison de condamner la zoophilie tant que l’animal ne souffre pas, tant qu’elle n’implique pas de cruauté à son égard. Et encore ! La poule qui meurt victime d’un acte de sodomie, nous demande Singer, connaît-elle un sort pire que celle qui meurt à l’abattoir ? Onfray souligne une nouvelle fois, à propos de cette question, le goût caractéristique de Singer pour les comparaisons. Il relève également l’espèce de plaisir que prend Singer à multiplier les détails anatomiques. Et il conclut, comme je le ferai, en citant Singer. Qu’une primatologue manque de se faire violer par un orang-outan ne doit pas choquer en raison du fait que le violeur aurait été un orang-outan. Comme les orang-outan en effet, les humains sont des grands singes. Des rapports sexuels entre individus d’espèce différentes ne sont peut-être pas normaux, mais ils doivent cesser « de constituer une offense envers notre statut et notre dignité d’êtres humains » (Singer).

Je suis d’accord avec Onfray pour voir là un exemple type des impasses dans lesquelles nous mène Singer (et peut-être plus largement l’utilitarisme d’ailleurs). Mais je peux regretter en même temps qu’Onfray se contente d’une présentation sur le mode ironique sans nous dire vraiment en quoi c’est une impasse. Il relève bien le sophisme sous-jacent : différents tabous sont tombés, c’est un progrès, le progrès veut donc que le tabou de la zoophilie tombe aussi (Onfray ne le dit pas, mais c’est avec ce genre de sophisme que dans les années 1970 d’aucuns cherchaient à faire tomber le tabou de la pédophilie1 : « Français, encore un effort… »). Il rappelle aussi que la fréquence ou l’ancienneté d’une pratique ne peuvent être en aucun cas des critères de moralité. Et il utilise cet exemple pour introduire l’idée, que nous avons présentée et validée plus haut, que la différence de degré entre l’homme et l’animal, si elle n’est pas une différence de nature, implique bien une différence de monde (dans sa présentation du raisonnement de Singer au sujet de la zoophilie, il évoque une différence « ontologique »2 ). Mais il ne nous dit pas très précisément en quoi consiste cette différence de monde (ce n’est sans doute pas son métier, encore une fois). C’est bien là pourtant que réside l’argument décisif.

« Il y a de nombreux domaines, écrit Singer, où nous ne pouvons nous empêcher de nous comporter exactement comme les animaux – en tout cas les mammifères – et la sexualité compte parmi les plus évidents d’entre eux. Nous copulons, comme ils le font. Ils ont des pénis et des vagins, comme nous, et le fait que le vagin d’un veau puisse être satisfaisant pour un homme montre à quel point ces organes sont semblables ».

Philosophie de directeur de haras, comme disait Tocqueville des thèses de Gobineau au sujet des races humaines ! Car s’il est un domaine dans lequel nous ne nous comportons justement pas comme les animaux, c’est bien celui de la sexualité ! Quand bien même nous avons, c’est incontestable, « des pénis et des vagins ». C’est bien ce qui fit scandale lorsque Freud publia les Trois essais sur la théorie sexuelle (mais Onfray, prisonnier de ses préjugés contre Freud ne peut pas en tirer partie). Il montrait que « la sexualité humaine n’est au service que d’elle-même, elle échappe à l’ordre de la nature. Elle est pour ainsi dire contre nature » (Michel Gribinski, préface aux Trois essais, Gallimard, Folio, 1987). Ce n’est pas le lieu pour en faire la démonstration. Demandons simplement à Peter Singer de nous montrer des animaux fétichistes, ou amateurs d’imagerie érotique, ou grands maîtres dans l’art amoureux sur le mode du Kâma Sûtra

Une dernière réflexion portera sur l’ontologie matérialiste dont se réclame Onfray. De mon point de vue, qui n’est pas celui d’un philosophe mais d’un sociologue, la défense d’une ontologie matérialiste ne pose pas le moindre problème. Les sciences humaines, comme la biologie, devraient faire leur la thèse de Darwin selon laquelle « il n’y a pas de différence de nature entre l’homme et l’animal, mais une différence de degré » (26, 263 et passim). Le fait est qu’elles ne l’ont pas toujours fait. Et Onfray a sans doute raison d’écrire (p. 171) que nous vivons (certains d’entre nous en tout cas) comme si Darwin ne nous avait rien appris avec L’origine des espèces. Une certaine psychanalyse, par exemple, reste très littéraire. Freud en revanche, dès 1920, voyait dans la biologie « un domaine aux possibilités illimitées » qui, dans quelques décennies (nous y sommes depuis un moment) fera peut être « s’écrouler tout l’édifice artificiel de nos hypothèses » (Au-delà du principe de plaisir). Mais une fois que l’on s’est inscrit dans ce paradigme matérialiste, auquel les sciences – y compris celles qui se disent « humaines et sociales » – ne peuvent échapper, de très nombreuses questions et options demeurent. Il s’agit notamment de parvenir à définir et décrire avec précision en quoi réside la fameuse différence de « degré » entre l’homme et les autres espèces animales. La piste que j’ai suivie, avec quelques autres, est celle d’un accès à une capacité de structuration du monde permise par la différence corticale entre l’homme et le chimpanzé. Mais cette capacité de structuration, qui s’observe dans le langage, mais également dans l’outil, dans les relations sociales et dans la régulation des pulsions, interdit toute épistémologie sensualiste. « Il n’y a aucune transcendance, il n’y a que de la matière », affirme Onfray (513). Peut-être, mais nous n’avons aucune possibilité de connaître cette matière sinon par le biais – par la médiation – d’une raison qui, pour avoir un conditionnement cortical, n’en imprime pas moins sa marque sur l’objet connu. Or Onfray – qui a pourtant lu Kant – me semble parfois tomber dans l’illusion d’une connaissance immédiate, comme s’il pouvait exister des formes de connaissance qui donnent plus directement accès que la nôtre à la réalité de la matière. Ainsi, au sujet de la dégustation du vin, il regrette que le processus d’hominisation ait « fait de nous des animaux doués pour voir, mais handicapés pour sentir et goûter. […] Dès lors, nous nous détachons de plus en plus du réel pour nous contenter de jouir des images que nous nous faisons de lui » (43, souligné par moi). De même, il semble presque regretter, par exemple, que l’Homo sapiens ne soit pas « sensible à l’éthylène », ce qui lui permettrait de comprendre « la langue parlée par l’acacia » (148) :

« La perception, la sensation, l’émotion n’exigent donc pas forcément neurones, synapses, connexions neuronales, cerveau. Les plantes peuvent percevoir, sentir, sans tout cet appareillage complexe qui semble étouffer et empêcher la physiologie élémentaire des sensations directes du cosmos. On pourrait presque émettre l’hypothèse que plus l’appareillage neuronal est complexe, moins on est capable de saisir l’essentiel, plus on semble performant pour comprendre l’accessoire qui consiste à masquer l’essentiel ou à le faire passer au second plan. Apparemment sommaire, la plante dispose de l’intelligence fine des choses élémentaires là où l’homme, hypothétiquement complexe, donne l’impression de déchiffrer l’élaboré mais de passer à côté du fondamental » (148-149, souligné par moi).

Cette espèce de nostalgie d’un accès « direct » au réel par l’intermédiaire – car il faut bien quand même un intermédiaire – de sens autres que la vue, cette espèce de nostalgie de l’intelligence des plantes, de la « vérité de la fleur qui s’avère de pure immanence » (156), me semble entrer en contradiction avec la valorisation par ailleurs de la méthode expérimentale, de la pensée rationnelle contre la pensée instinctive (par exemple au sujet de Rudolf Steiner). Le livre, de ce point de vue, me semble hésiter entre le matérialisme rationnel (ou le rationalisme appliqué) de Bachelard, l’une des grandes références d’Onfray, et une métaphysique réaliste que dénonçait pourtant le même Bachelard (ainsi encore quand Onfray affirme que « le païen Celse n’avait pas mis les livres entre le monde et lui, il le voyait tel qu’en lui-même », 250). C’est cette métaphysique réaliste, très peu scientifique donc, qui le conduit finalement à plaider, plus particulièrement dans la quatrième partie, pour que l’on retrouve le savoir païen, la « voie païenne du ciel », celle d’un « Virgile qui aurait lu Debord » (398). Or ce monde virgilien, que célèbre Onfray, est aussi celui des plaisirs de la chasse et des jeux du cirque :

At puer Ascanius mediis in uallibus acri
gaudet equo, iamque hos cursu, iam praeterit illos,
spumantemque dari pecora inter inertia uotis
optat aprum, aut fuluum descendere monte leonem. (Aeneis, IV, 156-159)

Hunc morem cursus atque haec certamina primus
Ascanius, Longam muris cum cingeret Albam,
rettulit et priscos docuit celebrare Latinos,
quo puer ipse modo, secum quo Troia pubes;

Albani docuere suos; hinc maxima porro
accepit Roma et patrium seruauit honorem;
Troiaque nunc pueri, Troianum dicitur agmen. (Aeneis, V, 596-602)

Ce compte-rendu de lecture s’est surtout attardé sur les chapitres de la troisième partie, celle qui traite plus spécialement de l’animal. D’autres chapitres auraient sans doute mérité autant d’attention (ceux de la seconde partie sur la vie, ceux de la quatrième partie sur le cosmos, ceux de la cinquième et dernière partie sur l’art et le sublime, du haïku à la musique en passant par Duchamp, Arcimboldo et le Land Art). Quant à la critique de la raison biodynamique – la théorie du fumier spirituel de Rudolf Steiner – qui m’a amené à lire le livre entier, je n’ai pas grand-chose à en dire finalement, sauf à répéter ce que dit Onfray. C’est peut-être le seul chapitre authentiquement bachelardien du livre. Il vaut mieux le lire ou l’écouter.

  1. On en trouve une version hautement intellectualisée dans le n° 22 de la revue Recherches, mai 1976, rédigé par René Schérer et Guy Hocquenghem (Co-ire. Album systématique de l’enfance). Un type de pédophile plus ordinaire, moins lettré, ne récuserait pas quant à lui l’argument utilitariste du « plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre ». Quand il se trouve pour la première fois confronté à la justice, il est d’abord surpris, décontenancé. Que faisait-il de mal ? Il finit bien par entendre les reproches des parents, des juges et des travailleurs sociaux, par reconnaître qu’il a commis quelque chose de répréhensible, mais quand même… ne cherchait-il pas simplement à retrouver la pureté de l’enfance, pervertie par le monde des adultes ? []
  2. Le fait que les puces aient « des organes sexuels comme les humains [est-il] une preuve de leur ressemblance ontologique ? »(289). []
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