En 1980, dans un article publié dans Foreign Affairs et traduit en français sous le titre L’erreur de l’Occident, Soljénitsyne reprochait aux Occidentaux de se faire des illusions, et cela depuis 1918, sur la nature du communisme en croyant qu’il est possible de composer avec lui. Or le communisme, selon l’écrivain, représentait et représentera toujours une menace mortelle pour l’humanité. L’article était adressé en priorité à ceux qui, sans être communistes, ne comprenaient pas pour autant le danger de cette idéologie. Soljénitsyne s’en prenait tout particulièrement à l’incompréhension des spécialistes et engageait une controverse avec quelques universitaires américains dont Richard Pipes et Robert Tucker1. Il leur reprochait de chercher à expliquer les événements survenus en Russie au cours du 20e siècle à partir des spécificités de l’histoire russe ancienne, en recourant le plus souvent « à des analogies superficielles et sans fondement », plutôt que « par la spécificité du phénomène communiste, inédit dans l’histoire de l’humanité ». Ce type d’explication, poursuivait-il, présentait l’avantage, aux yeux des Occidentaux, d’épargner le communisme. Si les crimes commis en URSS au nom du communisme étaient des déviations qui s’expliquent par l’histoire russe, ils ne remettaient pas en cause l’idéologie communiste elle-même. Mais la question n’était pas seulement celle de la spécificité du phénomène communiste. Elle était plus largement celle de l’identité et de la continuité historique, et par conséquent aussi celle de l’explication et de la causalité en histoire. Soljénitsyne défendait la thèse d’une rupture à peu près complète entre la Russie ancienne et l’URSS alors que l’objectif d’un historien tel que Pipes « était de montrer que la nature totalitaire du régime soviétique […] n’était pas imputable au marxisme-léninisme, mais remontait à un lointain passé russe, et que, pour cette même raison, ce régime n’était pas près de s’effondrer » (préface de Pipes à l’édition française de La Russie sous l’ancien régime, 2011). Dans cette même préface de 2011, Pipes, qui n’a rien lui-même d’un marxiste-léniniste, écrivait avoir été inspiré par Tocqueville montrant dans L’Ancien régime et la révolution la façon dont les révolutionnaires français, « sans le vouloir, s’étaient servis [des débris de l’Ancien régime] pour construire l’édifice de la société nouvelle » (Tocqueville, ARR, avant-propos). On pourrait lui faire remarquer qu’il s’est trompé au sujet de l’effondrement du régime soviétique qui s’est produit moins de vingt ans après la première édition de son livre. Sa réponse reprendrait sans doute les idées exprimées dans le dernier paragraphe de la préface de l’édition française :
« Il me semble que l’échec de la Russie à mettre en place un régime véritablement démocratique après la chute du communisme, si l’on compare son destin à celui d’autres pays d’Europe de l’Est, confirme ma thèse de départ. La Russie n’est pas condamnée à vivre éternellement sous un régime despotique ou semi-despotique, mais son héritage historique rend la rupture définitive d’avec ce dernier particulièrement difficile ».
Il pourrait être intéressant à partir de là de se livrer à une étude approfondie de l’historiographie de la Russie : comment les différents spécialistes de la Russie et de l’URSS ont-ils abordé cette question de la rupture et de la continuité dans leur domaine de recherche particulier ? Mon sujet dans ce billet ne peut être que beaucoup plus modeste. Ce qui m’intéresse, c’est ce que l’on peut appeler la version vulgaire de la thèse d’une continuité historique de la Russie des tsars à la Russie soviétique. Cette version vulgaire apparaissait à l’époque dans certaines des réactions des lecteurs de Foreign Affairs à l’article de Soljénitsyne (la revue publia, outre l’article initial de l’écrivain, quelques lettres de lecteurs au sujet de cet article ainsi que la réponse de Soljénitsyne à ces lettres). Parmi ces réactions de lecteurs, on trouvait celle d’Eugen Loebl, ancien dirigeant tchécoslovaque, victime des purges staliniennes du début des années 1950 (il faisait partie des condamnés du procès de Prague de 1952), qui avait émigré aux États-Unis après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les soviétiques en 1968. Loebl soutenait que « le rêve tsariste de domination mondiale s’empara de l’âme de la nation russe et, malheureusement, survécut pour se renforcer encore sous le régime du communisme russe, qui lui aussi possède des traits typiquement russes ». Dans sa propre réponse à ces lettres, Soljénitsyne ne manquait pas d’interroger Loebl au sujet des moyens dont il disposait pour prétendre connaître ainsi « l’âme du peuple russe ». La valeur scientifique, sociologique et historique, de concepts comme celui de l’« âme » des peuples ou des nations est de fait plus que douteuse (voir ce que j’en disais en 1999 à partir de l’exemple de l’identité bretonne). Or cette version vulgaire est réactualisée aujourd’hui. Beaucoup de commentateurs, contrairement à Pipes, semblent croire que la Russie en raison d’on ne sait quel atavisme serait « condamnée à vivre éternellement sous un régime despotique ou semi-despotique ». Dans ce contexte, la lecture ou la relecture de Soljénitsyne me paraît salutaire.
Blessé par le réception de son livre par l’écrivain, Pipes lui reprochait son ingratitude (Soljénitsyne était cité favorablement à plusieurs reprises dans La Russie sous l’Ancien Régime), sa « connaissance de l’histoire des plus imparfaites » ainsi que son idéalisation de la Russie tsariste qui n’avait d’égal que la façon dont il accablait le marxisme. Mais ce faisant, l’historien faisait preuve à son tour d’une certaine injustice. Car la lecture des essais et discours politiques de Soljénitsyne, cette part de son œuvre que le russe appelle publicistika (публицистика) et qui reprend à sa manière des thèses présentes dans L’Archipel et La Roue rouge, montre que Soljénitsyne est très loin de l’image caricaturale qui a pu être donnée de lui: slavophile, nationaliste, admirateur inconditionnel de la Russie tsariste. Elle donne raison à Daniel J. Mahoney qui soulignait, dans Solzhenitsyn. The Ascent from Ideology (traduction française ici), le caractère nuancé et humaniste de la pensée politique de Soljénitsyne, opérant à sa manière une synthèse de la tradition intellectuelle russe et de la philosophie politique et morale occidentale (la première, de toute façon, n’ayant jamais rompu avec la seconde). J’en retiendrai dans ce billet quelques leçons, à la fois scientifiques (elles peuvent donner lieu à des études) et politiques (elles peuvent inspirer des décisions).
1. La controverse entre Soljénitsyne et quelques historiens américains dont Richard Pipes, comme cela a déjà été dit plus haut, présente au moins le mérite de poser la question de la continuité mais aussi, du même coup, de la responsabilité en histoire. Peut-on penser sérieusement que la Russie dont les troupes entrent dans Paris en 1814 soit la même que celle qui signe le traité de Brest-Litovsk en mars 1918 ? Et cette dernière à son tour est-elle la même que celle qui signe le pacte germano-soviétique de 1939 ? C’est une politique, comme l’écrivait Jean Gagnepain, « de déclarer l’ennemi ancestral ou la France éternelle » (DVD, II, 36). C’en est donc une également de considérer tel pays comme un allié « naturel ». Mais cela ne doit pas masquer le fait, du moins aux yeux du sociologue ou de l’historien, que les configurations historiques, par définition, sont occasionnelles (ibid.) et que la position des uns à chaque fois ne se définit jamais, comme celle des pièces sur l’échiquier à chacune des étapes de la partie, que par la position de tous les autres. Il s’agit dans tous les cas, pour parler comme Saussure, de systèmes de valeur (CLG, première partie, chap. III, §. 4). La Russie de 1814 fait partie, aux côtés du Royaume-Uni, de la Prusse, de l’Autriche, de la Suède et de quelques autres de la sixième coalition contre Bonaparte. Et il est permis de penser, mais mon jugement sur Bonaparte doit peut-être trop à Chateaubriand et à Tolstoï, que le despotisme, dans ce cas précis, n’était pas seulement ni même principalement du côté russe (voir le récit que fait Chateaubriand, au livre vingt-deuxième des Mémoires d’Outre-Tombe, chapitres 12 et 13, de la capitulation de Paris, du discours d’Alexandre et de l’entrée des alliés dans la ville). En 1853, quand commence la guerre de Crimée, la configuration a changé. L’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la Présidence de la République en décembre 1848 avait d’abord inquiété les britanniques. Mais les deux ennemis ancestraux, France et Royaume-Uni, vont se trouver des intérêts communs alors que Nicolas Ier affiche ses prétentions sur les Balkans et les détroits. Ils entrent en guerre contre la Russie aux côtés des Ottomans. Cela n’empêcha pas le Royaume-Uni, trois ans plus tard, de demander non seulement l’aide de la France et des États-Unis, mais aussi celle de la Russie lors de la seconde guerre de l’opium contre la Chine (lors de laquelle les troupes franco-britannique s’illustrèrent, si l’on peut dire, par le sac du Palais d’Été, en octobre 1860). L’empire Ottoman quant à lui choisira l’alliance avec les puissances centrales (Allemagne et Autriche-Hongrie) lors de la première guerre mondiale. Quant à la Russie qui signe le traité de Brest-Litovsk, elle n’a évidemment plus grand-chose à voir avec celle d’Alexandre dont le lointain héritier a abdiqué un an auparavant. La politique de Trotski, qui était de transformer la guerre mondiale en guerre civile des classes, a échoué et c’est Lénine qui a imposé à ses camarades la signature d’un traité qui permettait, de son point de vue, de gagner du temps : « C’est un crime, du point de vue de la défense de la patrie, que d’accepter le combat avec un ennemi infiniment plus fort et mieux préparé, alors que notoirement l’on n’a pas d’armée. Force nous est, du point de vue de la défense de la patrie, de signer la plus dure, la plus oppressive, la plus barbare et la plus honteuse des paix, non pas pour « capituler » devant l’impérialisme, mais pour apprendre à le combattre et s’y préparer d’une façon sérieuse et efficace» (Lénine).
2. Pour plusieurs des contradicteurs de Soljénitsyne, en 1980, l’impérialisme était l’une des grandes caractéristiques de la politique russe quelle que soit l’époque de son histoire. Cet impérialisme intrinsèque était donc un élément de continuité entre la Russie tsariste et la Russie soviétique. J’ai déjà cité plus haut la formule d’Eugen Loebl au sujet du «rêve tsariste de domination mondiale» qui s’était emparé selon lui de «l’âme de la nation russe […] pour se renforcer encore sous le régime du communisme russe». Il affirmait également que «l’impérialisme russe […] constitue aujourd’hui le plus grand danger pour notre civilisation». Car c’était bien, selon lui, l’impérialisme russe, et non soviétique, qui avait remplacé après 1945 «l’impérialisme allemand des nazis». Un autre lecteur ironisait sur la volonté supposée de Soljénitsyne de «remplacer l’impérialisme soviétique par l’expansionnisme, oh tellement pacifique et bénin, de la Russie tsariste du XIXe siècle». La réponse de Soljénitsyne était déjà en germe dans son article initial quand il soulignait la différence entre l’attitude d’Alexandre Ier en 1814, qui n’avait pas «annexé à la Russie la moindre parcelle de terre européenne», et celle des «envahisseurs soviétiques» qui, eux, «ne délogent plus jamais d’un pays où ils ont eu l’occasion de poser les pieds». Dans sa réponse aux lettres des lecteurs, il ajoutait que le seul empereur, au XIXe siècle, qui rêva de domination mondiale fut Napoléon avec moins de succès toutefois que «l’immense empire britannique dispersé sur cinq continents». Ce point mérite que l’on s’y attarde un peu tant l’idée d’une nature intrinsèquement impérialiste de la Russie (sous-entendu contrairement aux autres pays) est très présente dans l’opinion. L’affirmation de Soljénitsyne selon laquelle la Russie n’annexa pas «la moindre parcelle de terre européenne» après la victoire des Alliés contre Napoléon en 1814 est évidemment très discutable, à moins de considérer que la Finlande, la Pologne et la Bessarabie n’étaient pas des «terres européennes». La première avait été enlevée par les Russes aux Suédois en 1809 et les deux autres occupées en 1812 et 1813. L’acte final du Congrès de Vienne, en juin 1815, apportait une reconnaissance internationale à ces annexions. Mais il est vrai également que la Russie n’était pas le seul des «quatre grands» représentés à Vienne à agrandir ainsi son territoire. Si Alexandre dut modérer ses appétits sur la Pologne, ce fut au bénéfice de la Prusse (qui obtint Poznan) et de l’Autriche (qui obtint la Galicie). La Prusse était désormais directement frontalière de la France en Rhénanie et le Royaume-Uni n’était évidemment pas oublié, accroissant sa domination sur les mers et son empire colonial: cela faisait déjà près d’un siècle que le célèbre Rule, Britannia! rule the waves avait été mis en musique. Bref, l’impérialisme, à l’époque, n’était pas plus caractéristique de la Russie que des autres puissances. Celui de la France révolutionnaire puis bonapartiste, qui n’avait pas peu contribué à la naissance du nationalisme allemand (défaite d’Iéna), était pour l’heure sérieusement bridé. Mais il avait fallu pour cela la défaite de 1812 puis, après les Cent-Jours, celle de Waterloo et l’exil de Bonaparte à Sainte-Hélène (souhaité par Chateaubriand dès octobre 1814: que les Anglais, maîtres des mers, «fassent le travail jusqu’au bout!»2 ). La conquête par la France d’un empire colonial reprendra avec Napoléon III et sera poursuivie par la troisième république. L’époque est aussi celle de l’apogée de l’Empire britannique qui conduit à une rivalité directe avec la Russie en Asie centrale (s’il y a eu ce fameux «Grand jeu» entre le Royaume-Uni et la Russie, qui peut encore expliquer certains antagonismes actuels, c’est bien parce qu’il y avait deux impérialismes). Qu’en est-il maintenant des États-Unis ? Si ce pays ne s’est pas lancé en même temps que la France et le Royaume-Uni à la conquête d’un empire colonial, c’est peut-être parce qu’il avait assez à faire avec la conquête de l’Ouest. En 1835, Tocqueville constatait déjà que le sort des Indiens, dans ce cadre, ne pouvait être que de se faire ravir leur pays. Mais il ironisait sur la façon dont les Américains, contrairement aux Espagnols, avaient su «exterminer la race indienne […] tranquillement, légalement, philanthropiquement, sans répandre de sang, sans violer un seul des grands principes de la morale aux yeux du monde» (DA I, 2e partie, chapitre X). Il n’aurait sans doute pas pu écrire la même chose soixante ans plus tard tant la fin des guerres indiennes fut rythmée par une série de massacres, de celui de Sand Creek à celui de Wounded Knee. Ayant ainsi achevé leur conquête continentale, les États-Unis pouvaient à leur tour se lancer dans la conquête d’un empire outre-mer : guerre américano-philippine à partir de 1899… (Parenthèse à propos de cette habileté des États-Unis à agir «sans violer un seul des grands principes de la morale aux yeux du monde» : il est curieux d’observer que Nicolas Tenzer, dans un article où il s’interroge sur la date qui marque l’entrée dans le 21e siècle, oublie complètement de parler de l’année 2003 et de l’invasion de l’Irak par la coalition menée par les États-Unis. Comme de nombreux commentateurs l’avaient souligné à l’époque, cette invasion «en dehors du cadre de l’ONU», malgré la mise en garde de D. de Villepin au nom de la France, créait pourtant un dangereux précédent dont Poutine n’a pas manqué de se prévaloir, par exemple dans ce discours à l’ONU le 29 septembre 2015. Mais il est vrai que les invasions américaines, elles, sont censées toujours apporter la liberté, la démocratie et la prospérité !)
3. Tout ceci ne veut pas dire que Soljénitsyne, contrairement à ce que disait Pipes, idéalisait la Russie ancienne et légitimait la politique des tsars. Bien au contraire. Les recherches historiques menées pour la rédaction de La Roue rouge lui dévoilèrent «des tares et des déformations dans le développement multiséculaire de la Russie autrement plus profondes que celles que m’opposent mes fiévreux contradicteurs». C’est ainsi que les lecteurs d’Août 14 et Novembre 16 découvrent en même temps que Vorotyntsev, l’un des principaux personnages de La Roue rouge, l’incurie qui règne dans l’armée russe et plus particulièrement à la Stavka, au plus haut niveau. Mais l’une des principales critiques de Soljénitsyne à l’égard des dirigeants russes rejoignait celle que faisait l’historien Vassili Klioutchevski dans ses cours d’histoire de la Russie : неестественное отношение внешней политики государства к внутреннему росту народа (Русская история, лекция XLI). La Russie souffrait d’une «relation anormale entre la politique extérieure de l’État et le progrès intérieur du peuple» (traduction de Georges Sokoloff, La puissance pauvre. Une histoire de la Russie de 1815 à nos jours, Fayard, 1993 ; voir déjà ce billet de mars 2008). Dans la Lettre aux dirigeants de l’Union soviétique de 1973, Soljénitsyne invitait ces derniers à abandonner les «tâches externes» pour se concentrer sur les «tâches internes» et le développement intérieur, ce qui impliquait d’abandonner la tutelle sur l’Europe orientale et de ne plus maintenir pas la force aucune nation limitrophe dans les limites du pays. Tout comme Klioutchevski, mais à propos cette fois de l’URSS, il relevait l’écart entre les succès en politique étrangère et la puissance militaire d’une part, l’impasse et la situation désespérée en matière économique de l’autre. «Les impératifs de notre développement intérieur sont beaucoup plus importants pour nous, en tant que peuple, que ceux de notre expansion extérieure en tant que puissance. […] Comment oserions-nous nous inventer des tâches internationales et en payer le prix tant que notre peuple se trouve dans un tel délabrement et tant que nous nous considérons comme ses fils ?» Vingt ans plus tard, Soljénitsyne consacrait plus de la moitié d’un essai publié très peu de temps avant son retour en Russie, Le «problème russe » à la fin du XXe siècle, à passer «en revue trois cent ans d’histoire russe [du règne de Pierre Ier à celui de Nicolas II] d’un unique point de vue: celui des possibilités de développement intérieur négligées et du gaspillage impitoyable des forces du peuple pour des objectifs extérieurs inutiles à la Russie» (p. 98). Il s’en prenait particulièrement aux objectifs découlant de la «fatale passion panslaviste». «Le fardeau d’être une grande puissance, ajoutait-il encore, je ne le souhaite pas à la Russie et ne le souhaiterai pas non plus à l’Ukraine» (p. 126). Mais cela n’allait pas sans une certaine inquiétude, exprimée un peu moins de quatre ans plus tôt, dans un autre essai publié initialement en russe dans un numéro spécial de la Komsomolskaïa Pravda du 18 septembre 1990, Как нам обустроить Россию (Comment réaménager notre Russie ?):
« Au début de ce siècle, notre grand esprit politique S. Kryjanovski voyait déjà que « la Russie de souche ne dispose pas d’une réserve de forces culturelles et morales suffisante pour assimiler toutes ses marches. Cela épuise le noyau national russe ». Or cette affirmation était lancée dans un pays riche, florissant, avant que des millions de Russes soient fauchés par des massacres qui, loin de frapper aveuglément, visaient à anéantir le meilleur de notre peuple. Elle résonne aujourd’hui encore mille fois plus juste : nous n’avons pas de forces à consacrer aux marches, ni forces économiques, ni forces spirituelles. Nous n’avons pas de forces à consacrer à l’Empire ! Et nous n’avons pas besoin de lui : que ce fardeau glisse donc de nos épaules ! Il use notre moelle, il nous suce et précipite notre perte. Je vois avec angoisse que la conscience nationale russe en train de s’éveiller est, pour une large part, tout à fait incapable de se libérer du mode de pensée d’une puissance de grande étendue, d’échapper aux fumées enivrantes qui montent d’un empire : empruntant aux communistes la baudruche d’un « patriotisme soviétique » qui n’a jamais existé, ils sont fiers de la « grande puissance soviétique » » (14-15).
4. Cet autre essai (auquel je ne peux que renvoyer pour les détails) rappelait les grands principes qui devaient, selon l’écrivain, inspirer la politique de développement intérieur, une fois abandonnés les «objectifs extérieurs inutiles à la Russie». Le premier de ces principes, une des grandes constantes de la pensée politique et morale de Soljénitsyne, exposée dans ses travaux de publiciste depuis au moins le recueil Des voix sous les décombres (1975) était celui de l’autolimitation (самоограничение). Cela conduisait d’ailleurs Soljénitsyne à souligner les limites de la référence aux «droits de l’homme». «Chacun doit se mettre à lui-même un frein. […] On ne fonde pas une société stable sur l’égalité des résistances mutuelles, on la fonde sur l’autolimitation consciente : sur le devoir de toujours céder à la justice morale» (Comment réaménager…). «Seule l’autolimitation permettra à l’humanité, toujours plus nombreuse et plus dense, de continuer à exister. Et sa longue évolution aura été vaine si elle ne se pénètre pas de cet esprit : tous les animaux possèdent en effet la liberté de happer des proies et de se remplir le ventre. La liberté humaine, elle, va jusqu’à l’autolimitation volontaire pour le bien d’autrui. Nos obligations doivent toujours dépasser la liberté dont nous jouissons». Cette insistance sur la nécessité d’une autolimitation, que ne récusera certainement pas notre axiologie, se retrouve dans le souci constant chez Soljénitsyne de la préservation de l’environnement, cela au moins depuis la Lettre aux dirigeants de l’Union soviétique, où elle occupe une place importante, en référence aux travaux alors récents du Club de Rome sur les limites de la croissance. Mais Soljénitsyne insiste aussi dès cette époque sur le fait, comme l’écrit Mahoney, que «le marxisme-léninisme a radicalisé l’hubris technique de la modernité. La conduite de l’économie était affranchie des contraintes démocratiques ou morales» (Mahoney, p. 69-70). La solution, dans ce domaine comme dans celui de l’économie, passe, selon l’écrivain, par la propriété privée: «la possession d’une propriété de dimensions raisonnables, qui n’écrase pas autrui, est l’une des constituantes de la notion de personne, elle donne à l’homme une assise. Et le travail pour un employeur privé, s’il est exécuté consciencieusement et bien rémunéré, est une forme d’entraide et conduit les gens à la bienveillance mutuelle» (Comment réaménager…, p. 40). Autre solution chère à Soljénitsyne, qui vient s’articuler à la première: une démocratie des petits espaces (демократия малых пространств) dans le cadre d’une auto-administration locale (местное самоуправление) inspiré des zemstvos créés en Russie par la réforme de 1864 et supprimés par le pouvoir soviétique au profit des Soviets entièrement contrôlés par le parti communiste. Comme l’observe Mahoney, Soljénitsyne rejoint sur ce point Tocqueville qui décrivait et valorisait en même temps le rôle de la commune (township) dans la démocratie américaine des années 1830.
5. Ajoutons, pour conclure, que l’autolimitation, pour Soljénitsyne, devait concerner non seulement chaque individu mais aussi chaque peuple (L’erreur de l’Occident, p. 120). C’était là, soulignait-il, l’essentiel du programme qu’il avait présenté dans «Du repentir et de la modération comme catégories de la vie des nations» (texte inclus dans le recueil de 1974, Des voix sous les décombres). C’est dans ce texte que figurait sa définition du patriotisme qu’il croyait utile de reproduire in extenso en 1994 dans Le problème russe: «Le patriotisme consiste à aimer d’un amour opiniâtre sa patrie et sa nation et à servir son pays sans complaisance, sans soutenir ses prétentions injustes, mais en émettant au contraire un jugement sincère sur ses vices et ses péchés». Bref, «il s’agit d’introduire, dans les rapports entre les États, la morale individuelle: ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse» (Du repentir…, 1974, repris dans L’erreur de l’Occident, 1980, p. 122). Voilà des préceptes que les «réalistes», au sens de Bernanos, devraient être invités à méditer.
- Soljénitsyne visait plus particulièrement un des livres de Pipes, Russia under the Old Regime, publié en 1974, ainsi qu’un article de Tucker publié dans le New York Times à l’occasion du centenaire de la naissance de Staline. Le livre de Pipes n’a été traduit en français que très récemment, en 2013. [↩]
- Voir Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Gallimard, 2012, p. 558. [↩]