1968-2018, La révolution introuvable (2 : l’université comme foyer d’agitation politique)

Je continue ma série de billets à partir de citations du livre de Raymond Aron, La révolution introuvable. Réflexions sur les événements de mai, publié chez Fayard en juillet 1968. Après la question des cours magistraux et des polycopiés de cours dans le premier billet, voici la question de la tolérance réciproque et de la discipline volontaire des étudiants comme condition du bon fonctionnement des universités :

L’Université […] est une institution spécialement fragile. Et, je le répète, si j’ai parlé, écrit avec tant de passion, c’est que les jeunes gens et beaucoup de mes collègues détruisent une institution précieuse parce qu’ils en ébranlent le fondement moral. Il n’y a pas d’autre fondement moral de l’Université que la tolérance réciproque des enseignants et la discipline volontaire des étudiants. Il n’y a plus d’enseignement supérieur si les étudiants utilisent l’Université comme foyer d’agitation politique. […] Quelle que soit la part que les étudiants prennent à la gestion de l’Université, et surtout si cette part est finalement plus grande, plus la discipline volontaire des étudiants s’imposera comme la condition indispensable à la survie des universités. (p. 44-45)

Je partage entièrement l’avis de Raymond Aron. J’ai vu à de nombreuses reprises mon université transformée en foyer d’agitation politique, d’abord en tant qu’étudiant (la première fois ce fut à l’occasion de la contestation de la loi Devaquet à l’automne 19861 ) puis en tant qu’enseignant-chercheur (au temps du CPE en 2006, de la LRU en 2009, de la loi Travail en 2016, de la loi ORE cette année – loi d’ailleurs promulguée depuis le 8 mars -, ceci pour ne retenir que les dates les plus marquantes, mais il y en a eu d’autres). Je n’ai jamais eu l’impression que c’était dans ces moments-là que l’université était au plus proche de sa mission. Car l’ambiance, dans ses moments-là, me parait aux antipodes de celle que nécessite l’activité d’enseignement tout comme l’activité scientifique. C’est Lévi-Strauss qui exprime cela le mieux, à propos de mai 1968, dans le livre d’entretiens avec Didier Éribon. Autant donc lui céder la parole (une parole qui rejoint celle d’Aron) :

Une fois passé le premier moment de curiosité, une fois lassé de quelques drôleries, mai 68 m’a répugné. Parce que je n’admets pas […] qu’on transforme en poubelle des lieux publics qui sont le bien et la responsabilité de tous, qu’on couvre des bâtiments universitaires ou autres de graffiti. Ni que le travail intellectuel et la gestion des établissements soit paralysée par la logomachie. (Lévi-Strauss et Didier Éribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 116 – dernière phrase soulignée par moi).

L’indiscipline, qui est mon parti épistémologique, bien plus que la pluridiscipline, suppose précisément la discipline volontaire, axiologique celle-là, dont parlait Aron (l’agitation au contraire s’accommode très bien du respect le plus étroit des disciplines).

Mais tout ceci ne rend que plus inacceptable ce qui s’est passé à la fac de droit de Montpellier la nuit dernière (je siégeais à la CFVU de Rennes 2, ce matin, quand une élue étudiante, qui suivait probablement l’actualité sur son smartphone, nous en a informés à l’occasion des questions diverses, en fin de réunion). Tout particulièrement inacceptables sont les propos du doyen (chez nous on dirait directeur d’UFR mais certains restent attachés au vocabulaire ancien). Ce triste sire, monsieur Philippe Petel, dans une vidéo que l’on peut voir dans l’article du monde auquel renvoie le précédent lien conclut l’entretien avec les journalistes par ces mots: « Je suis assez fier de mes étudiants. Je les approuve totalement ». Cela m’inspire plusieurs remarques : 1° – pour un doyen de fac de droit ce monsieur semble avoir une étrange conception du droit et je pense que ses collègues vont très vite le lui rappeler (la ministre, comme il se doit, a d’ailleurs immédiatement missionné l’IGAENR) 2° – ce monsieur a aussi une conception très curieuses de la franchise universitaire, une excellente tradition que nous avons conservée des universités médiévales, 3° – enfin et surtout, ses propos ressemblent plus à ceux d’un mollah iranien fier de ses bassidjis (les lecteurs pourront trouver sans peine d’autres comparaisons dans les différents régimes totalitaires, de gauche comme de droite, dont le XXe siècle a été particulièrement riche) qu’à ceux d’un directeur d’UFR français digne de ce nom.

  1. Il me semble que la tolérance à l’époque était bien plus grand que ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Les avis étaient tranchés, mais n’empêchaient pas une certaine écoute. Des royalistes, par exemple, je m’en souviens très bien, pouvaient prendre la parole dans une AG tenue par les communistes tendance PCF (UNEF-SE) et les trotskystes (UNEF-ID) (un témoignage ici). Aujourd’hui les jeunes Marcheurs n’ont à peu près aucune chance de pouvoir s’exprimer en AG étudiante. Ce n’est peut être qu’une impression, qu’il faudrait pouvoir objectiver. mais si la tendance est avérée, elle est inquiétante. []
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