À propos de performativité

Je publie en l’état, c’est-à-dire sans plus de rédaction, quelques notes de lectures, prises en vue de leur utilisation dans un cours, sur la notion de performativité

En 1953, Milton Friedman publie un essai « épistémologique » pour réfuter les critiques qui jugeaient irréalistes les postulats (assumptions) de la théorie orthodoxe. Pour lui, la théorie économique est une « machine (engine) d’analyse du monde et non une reproduction photographique de ce dernier » (cité par MacKenzie 2006, p. 11). Cette affirmation, d’un certaine manière, est un truisme, comme le dit MacKenzie : une carte n’est jamais aussi grande que le territoire et ne reproduit pas tous ses détails. Mais elle faisait partie de la « culture épistémologique » des économistes de la finance (financial economists) qui acceptaient largement le point de vue de Merton : l’irréalisme des postulats n’était pas considéré comme un argument valide contre les modèles (Samuelson toutefois et, dans une moindre mesure, son étudiant Robert C. Merton avaient un point de vue quelque peu différent).

Mais on peut aller plus loin et entendre l’affirmation de Friedman différemment de lui. L’économie de la finance ne fait pas qu’analyser les marchés : elle les transforme. Il s’agit alors d’une machine (engine) au sens d’une force active qui transforme l’environnement, et pas seulement d’un appareil photographique qui l’enregistre passivement. Cela signifie que la science économique (notamment financière) est performative. Elle contribue à faire exister ce qu’elle prétend seulement décrire. C’est la perspective développée par le sociologue Michel Callon, qui inspire déjà de nombreux travaux, et que je vais reprendre ici.

Pour Callon, la sociologie économique ne doit pas se contenter du rôle que lui assignent souvent les économistes : étudier les facteurs sociaux « irrationnels » qui interfèrent avec les processus économiques (cf. déjà Pareto). Elle doit aller plus loin pour devenir une « anthropologie du calcul » (anthropology of calculation) qui étudie les processus qui rendent les calculs économiques et l’existence des marchés possibles.

Ces processus sont notamment des processus de désenchevêtrement (disentanglement) qui rendent certains objets négociables sur les marchés, en les détachant de leurs liens religieux ou sociaux (tout en créant de nouveaux liens). Plus généralement, il s’agit de s’intéresser aux infrastructures des marchés : quels sont les conditions sociales, culturelles, techniques, qui les rendent possibles ?

Mais Callon ajoute que la science économique elle-même fait partie de cette infrastructure. C’est en cela qu’elle est performative. Elle « fait exister et donne forme à l’économie plutôt que simplement observer comment elle fonctionne » (Callon, 1998). On peut en donner un premier exemple, un peu grossier : le rôle des Chicago Boys formés par Milton Friedman et ses disciples à l’Universidad Católica du Chili entre 1955 et 1964. Ces Chicago Boys n’ont pas seulement « analysé » l’économie chilienne : ils ont cherché à la reconstruire dans une optique libre-échangiste et monétariste dont ils avaient appris à apprécier les avantages (cela d’autant plus facilement qu’ils avaient un accès direct au pouvoir politique). On peut facilement multiplier les exemples de ce type : le président Kennedy écoutait ses conseillers économiques keynésiens menés par Walter W. Heller et la politique économique des États-Unis, à partir de 1962, était donc orientée dans un sens keynésien ; nommée Premier Ministre du Royaume-Uni en 1979, Margaret Thatcher va en revanche appliquer un programme inspiré par le monétarisme de Milton Friedman, de même que Ronald Reagan à partir de l’année suivante ; de nombreux traités internationaux s’inspirent des principes du libre-échange (ALÉNA ou North American Free Trade Agreement entré en vigueur le 1er janvier 1994…) ; les traités européens cherchent à mettre en place « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (art. 3 du projet de traité établissant une constitution pour l’Europe qui a contribué à son rejet ; phrase non reprise telle quelle dans le traité « simplifié » de Lisbonne, mais idée reprise dans l’article 101 de la version consolidée du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne 1 )… Bref, les idées et théories économiques (au sens large) influencent les décisions politiques : l’observation est assez banale, mais permet déjà de dire que ces théories sont performatives (les théories économiques ne font pas que décrire : elles influencent certaines politiques et contribuent donc à faire exister des réalités politiques).

Cette façon de parler de théories performatives doit beaucoup à un livre du philosophe anglais John Langshaw Austin, How to do Things with Words, 1962 (trad. française Quand dire c’est faire). Austin proposait de distinguer deux types d’énoncés :

  • certains énoncés sont seulement descriptifs (ils décrivent des réalités qui existent indépendamment d’eux) ; tels sont les énoncés scientifiques (la science moderne repose sur un postulat réaliste : le monde existe en dehors de la science et la science ne fait que le décrire) ;
  • mais d’autres énoncés sont performatifs : ils font exister ce qu’ils énoncent ; c’est le cas si je dis « Je déclare la séance ouverte » ou « Je vous déclare unis par les liens du mariage » ou « Je te baptise au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit » ou « Je nomme ce navire Queen Elisabeth » ou « je parie 10 euros qu’il va pleuvoir demain » : en disant cela, je ne fais pas que décrire, je fais exister ce que je dis (l’ouverture d’une séance, un mariage, un baptême, le nom d’un navire, un pari) ; encore faut-il que je sois une personne autorisée pour cela : en France, pour qu’il ne soit pas fictif, le mariage doit être prononcé par un officier d’état civil de la commune où l’un des époux a sa résidence (art. 165 du Code civil), c’est-à-dire par le maire, par un adjoint, ou exceptionnellement et par délégation, par un conseiller municipal ; un baptême ne peut être prononcé que par un évêque, un prêtre ou un diacre (par un laïc en cas de danger de mort) ; par contre un pari peut être conclu par n’importe qui (mais la loi n’accorde aucune action pour son paiement, cf. art. 1965 du Code civil).

Les travaux sur la performativité des sciences économiques veulent montrer que les énoncés de ces sciences ne sont pas seulement descriptifs. Ils sont performatifs au sens d’Austin. Mais pour bien le comprendre, il faut distinguer au moins trois niveaux de performativité: un niveau faible, un niveau moyen et un niveau fort (MacKenzie 2006). [Je ne suis pas certain que tous ces niveaux relèvent de la performativité au sens strict d’Austin : il me semble que l’usage du mot performativité relève pour une part d’un effet de mode ; c’est une nouvelle façon de nommer le vieux problème de l’influence causale des idées, des livres, etc. D’où ci-dessous l’exemple de l’influence de Clausewitz analysée par Aron: cette influence se range dans ce que MacKenzie appelle performativité faible, mais aussi, dans la mesure où l’on peut démontrer qu’elle a été effective, dans ce qu’il appelle performativité moyenne ; performativité ici n’est bien qu’un nouveau nom pour influence causale.]

Performativité faible ou « générique »

Le niveau faible est celui que MacKenzie propose d’appeler performativité générique. Dans ce cas, les énoncés économiques ne sont pas seulement utilisés par les économistes académiques, mais aussi par les acteurs du « monde réel » : intervenants sur les marchés, décideurs politiques, régulateurs… Ces acteurs agissent en s’inspirant d’énoncés économiques divers (théorie, modèle, concept, procédure, base de données…) ; ils « appliquent » en quelque sorte la théorie ; ils la mettent en œuvre, la « performent ». C’est la performativité au sens banal du terme (cf. les exemples ci-dessus : les Chicago Boys, Kennedy et ses conseillers…). Il appartient alors au sociologue ou à l’historien de montrer de façon empirique que les acteurs ont agi en s’inspirant de telle ou telle théorie économique (un historien des États-Unis peut par exemple prouver empiriquement que Kennedy s’inspirait de ses conseillers keynésiens ; dans certains cas cependant, les sources ou preuves n’existent plus, mais c’est un problème classique pour les historiens).

Dans un autre domaine que celui de l’économie, on trouve une enquête de ce genre dans l’étude de Raymond Aron sur Clausewitz (Aron 1976). Aron s’intéresse par exemple à « l’influence de Clausewitz sur la conduite de la guerre en 1914 » (Aron 1976, p. 44). Il lui faut d’abord déterminer si les généraux français et allemand, plus particulièrement Foch et Schlieffen, ont lu Clausewitz. Il lui faut ensuite « établir ce que les Français ont trouvé ou cru trouver dans le Traité » en tenant compte du fait qu’ils le lisaient « dans une traduction imparfaite [celle du colonel de Vatry, datant de 1886] et à la lumière d’un livre allemand » [celui de Colmar von der Goltz, Volk im Waffen, traduit en 1884 sous le titre La nation armée] (Aron 1976, p. 29). Il peut alors conclure que des officiers comme Foch « finissaient par le caricaturer alors qu’ils croyaient en saisir l’essentiel » (ibid.). C’est donc à tort que l’on a pu attribuer à Clausewitz, après 1918, « le culte de l’offensive » et les « fautes du haut-commandement [français] au cours des premières semaines de la guerre » (Aron 1976, p. 37). L’offensive à outrance prônée par Foch appartient moins à la postérité de Clausewitz qu’à son interprétation par un « mauvais élève » (Aron 1976, p. 33) 2. Côté allemand, la référence à Clausewitz permet de condamner l’existence d’un plan de guerre, le plan Schlieffen, « dressé par les seuls généraux », en violation du principe clausewitzien de la subordination du point de vue militaire au point de vue politique (Aron 1976, p. 38). Mais ce plan lui-même, dans son contenu, « représentait-il […] une application de la théorie clausewitzienne de “guerre absolue” » (ibid.) ? Là encore, Aron conclut que si « les cadres conceptuels proviennent pour une large part du Traité […] la lecture des deux volumes dans lesquels sont réunis les Gesammelte Schriften du comte Schlieffen décourage la comparaison avec Clausewitz » (Aron 1976, p. 41). Contrairement à Clausewitz, Schlieffen se montre « obsédé par les géométrie des opérations » (Aron 1976, p. 42). Sa pensée est « simple, pauvre, dogmatique » ; il pense « en homme des opérations, non en stratège au sens de Clausewitz » (Aron 1976, p. 45). Bref, l’ascension aux extrêmes qui résulta, dès le premier jour de la guerre, de l’adoption par les militaires aussi bien que par les politiques d’une « formule non clausewitzienne : un seul but, la victoire […] confirmait les craintes ou les prévisions de Clausewitz plus que son enseignement » (Aron 1976, p. 46). Bien que Liddell Hart l’ait surnommé « le Madhi des masses et des massacres mutuels », Clausewitz ne peut guère être rendu responsable des massacres de la Première Guerre mondiale (Aron 1976, p. 54). « Un auteur est-il coupable de la folie de ceux qui ne savent ni lire, ni calculer, ni penser ? » (Aron 1976, p. 56).

De la même manière, Aron étudie l’influence de Clausewitz sur Lénine (qui l’a lu et dont il a recopié des extraits en 1915) ainsi que sur Hitler (qui ne l’a probablement pas lu). Il en conclut que « la pensée de Clausewitz […] a servi de cadre théorique ou d’idéologie justificatrice à Lénine et aux marxistes-léninistes depuis 1915 jusqu’à nos jours inclusivement » (Aron 1976, p. 68). Lénine, dans les ouvrages rédigés entre 1914 et 1917, réalise une synthèse de Marx et de Clausewitz, tout au moins de l’idée selon laquelle « la totalité politique contient la guerre qui n’en constitue qu’un moment ou même un aspect toujours partiel, y compris durant les hostilités » (Aron 1976, p. 76). Mais le postulat selon laquelle la lutte des classes est « la cause dernière de tous les conflits entre les hommes », que démentait soixante ans plus tard l’opposition de l’Union soviétique et de la Chine communiste, était bien sûr étranger à Clausewitz. Quant à Hitler, qui n’a pas lu Clausewitz, mais a personnellement connu Ludendorff, il tend comme ce dernier à renverser la Formule pour mettre « la politique globale […] au service de la guerre » 3 (Aron 1976, p. 60 et 77).

Enfin, Aron compare la pensée de Mao Zedong sur la guerre avec celle de Clausewitz sans pouvoir affirmer que Mao ait étudié ce dernier (mais il avait lu Lénine). Comme Lénine, mais d’une façon étrangère à Clausewitz, Mao pense que « les guerres continuent ou expriment les régimes intérieurs des États aux prises. Livrées par des États capitalistes ou impérialistes, elles participent de l’injustice intrinsèque de ces États » (Aron 1976, p. 104). Menées par les classes opprimées, par contre, ou en leur nom, elles sont justes par définition et tendent à la paix perpétuelle. Aron, sur ce point, cite assez longuement Mao : « Dès que l’humanité aura détruit le capitalisme, elle entrera dans l’ère de la paix éternelle et elle n’aura plus besoin de guerre. Il n’y aura plus besoin d’armée, de vaisseaux de guerre, d’avions militaires ni de gaz asphyxiants. Dans tous les siècles des siècles, l’humanité ne connaîtra plus jamais de guerre. La guerre révolutionnaire qui a déjà commencé est une partie de cette guerre pour la paix éternelle » (Mao Zedong, Œuvres choisies, Paris, Éditions sociales, 1955, t. II, De la guerre prolongée, p. 173, cité par Aron 1976, p. 104) [Évidemment, on n’est pas obligé de croire que la paix éternelle résulterait de la destruction du capitalisme et Aron n’y croyait pas une seconde. Les hommes n’ont pas attendu le capitalisme pour se faire la guerre. Sur ces sujets voir par exemple ici, ici et ici.]

Performativité moyenne ou « effective »

Pour pouvoir parler de performativité effective, il ne faut pas seulement que tel ou tel acteur économique ait utilisé tel ou tel énoncé économique. Il faut que cette utilisation ait vraiment eu un effet, qu’elle ait fait la différence. Par exemple : l’énoncé a permis la mise en place d’un processus économique impossible sans lui, ou un processus aurait été différent si tel ou tel énoncé économique n’avait pas été utilisé. Là encore, il appartient au sociologue ou à l’historien de prouver empiriquement l’effet de l’énoncé économique (ce qui est plus compliqué que de prouver seulement que tel ou tel acteur s’est inspiré de tel ou tel énoncé). Dans l’idéal, il faudrait comparer le déroulement des processus en l’absence de l’énoncé en question et leur déroulement avec utilisation de cet énoncé. Mais cela est rarement possible (problème de la comparaison en histoire en général, cf. Aron 1986). La recherche mêle alors conjecture (que se serait-il passé si… ?) et observation (que s’est-il passé effectivement ?).

Performativité forte ou « barnésienne »

La performativité forte va au-delà de l’effet sur les processus économico-politiques. Dans la performativité forte, l’usage d’un énoncé ou d’un modèle économique modifie les processus économiques de telle manière que l’énoncé ou le modèle se voit vérifié. Les marchés, par exemple, se mettent à se comporter selon le modèle. MacKenzie propose de parler dans ce cas de performativité barnésienne, d’après les travaux du sociologue Barry Barnes qui a montré l’importance dans la vie sociale des rétroactions (boucles de feedback) auto-validatrices (par exemple, si tel roi considère Robin des Bois comme un hors-la-loi, alors Robin des Bois devient un hors la loi). En économie, ce sera le cas quand l’usage d’une théorie ou d’un modèle rend la théorie ou le modèle plus vrais. Une possibilité inverse existe : quand l’usage du modèle ou de la théorie amène les processus à s’en écarter et donc à rendre le modèle ou la théorie moins vrais (MacKenzie parle ici de contre-performativité).

La performativité barnésienne et la contre-performativité peuvent être rapprochées des notions classiques de prophétie auto-réalisatrice (prédiction créatrice) et de prophétie auto-négatrice (prédiction destructrice). Rappel : la notion de prophétie auto-réalisatrice (self-fulfilling prophecy) est développée par Robert K. Merton en 1948 (Merton 1983). Merton part du théorème de Thomas : « Quand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences » (William Isaac Thomas, 1863-1947). Il fait remarquer que d’autres, avant Thomas, avaient noté la pertinence de ce théorème (Bossuet 4, Mandeville, Marx, Freud, William Graham Sumner). Il distingue les cas dans lesquels les prévisions n’influencent pas les phénomènes (cas du retour des comètes) et les cas dans lesquels les prévisions influencent les phénomènes (rumeurs sur l’insolvabilité de la Last National Bank – banque fictive imaginée par Merton pour les besoins de la démonstration – qui amènent les déposants à retirer leur argent et provoque la faillite – bank run – de la banque).

C’est ce dernier cas, quand une prévision influence les phénomènes dans un sens conforme à la prévision, qu’il appelle « prophétie qui se réalise elle-même » (self-fulfilling prophecy) ou prophétie créatrice. Autres exemples de Merton : étudiant angoissé à l’idée d’échouer à un examen qui échoue à cause de son angoisse, croyance dans le caractère inéluctable d’une guerre entre deux pays qui conduit à la guerre, conflits entre groupes ethniques aux USA (préjugés sur les Noirs briseurs de grève conduisant à l’exclusion des Noirs des syndicats qui les conduit à se comporter comme des « jaunes » et « vérifie » a posteriori le préjugé)…

« La prédiction créatrice débute par une définition fausse de la situation, provoquant un comportement nouveau qui rend vraie la conception, fausse à l’origine » (Merton 1983, p. 143). On note qu’elle concerne des comportements humains (susceptibles de se laisser influencer, alors que les phénomènes naturels – comètes, météo, vagues… – sont indifférents aux prévisions à leur sujet). Et Merton insiste sur le fait que l’éducation ne suffit pas à effacer les mauvaises définitions initiales de la situation. Pour mettre fin aux faillites bancaires, par exemple, il a fallu une réforme de ces institutions.

Mais MacKenzie préfère parler de performativité barnésienne plutôt que de prophétie créatrice ou destructrice. D’abord, parce qu’il veut montrer que ces cas de performativité barnésienne constituent un sous-ensemble d’un phénomène plus général : l’incorporation de la science économique dans l’infrastructure des marchés. Ensuite, parce que la notion de prophétie chez Merton peut laisser croire qu’il s’agit seulement de croyances et de visions du monde (définitions de la situation). Bien sûr les croyances sont importantes en matière de comportement économiques, mais la performativité ne concerne pas seulement les croyances présentes « dans la tête » des acteurs économiques. La performativité concerne aussi des éléments de science économique incorporés dans les algorithmes, les procédures, les routines et les équipements matériels. Ces éléments de théorie ainsi incorporés peuvent avoir un effet même si les acteurs sont sceptiques à leur égard, ne les connaissent pas en détail, voire ignorent complètement leur existence. Une troisième raison qu’a MacKenzie de ne pas utiliser la terminologie de Merton est que ce dernier laisse entendre que les fausses définitions de la situation sont des phénomènes quasi pathologiques (croyances fausses ou arbitraires, préjugés…). Or ce n’est pas le cas des énoncés économiques impliqués dans la performativité barnésienne. L’équation de Black-Merton-Scholes par exemple, qui permet de calculer le prix des options, n’est pas arbitraire. Elle ne s’est pas seulement imposée parce qu’elle était développée par des personnes ayant autorité. Et elle aurait été très vite abandonnée si elle conduisait à perdre de l’argent. Elle a été adoptée parce qu’elle permettait de fixer les prix tout en apportant une explication satisfaisante des mécanismes économiques participant à la fixation des prix. Elle a conduit les acteurs à modifier leur façon de penser au sujet des options.

Pour détecter l’existence d’une performativité barnésienne, il faut comparer les conditions du marché et les schémas de prix avant et après l’adoption de l’innovation. Si ces derniers ont changé dans le sens d’une plus grande conformité au modèle, on peut parler de performativité barnésienne. On ne peut pas, toutefois, parler de preuve absolue dans la mesure où d’autre facteurs ont pu jouer (on reste dans le domaine de la causalité historique). En tout cas, il ne suffit plus, à ce niveau, d’étudier les énoncés économiques, ni ceux qui les produisent ou le adoptent : ils faut entrer dans l’étude des « objets » que l’économie analyse.

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Il serait intéressant de se pencher aussi sur la performativité de la sociologie. Les théories sociologiques sont-elles «performatives» et en quel sens (performativité faible, moyenne ou forte) ? Ou plus prosaïquement ont-elles une influence, des effets politiques, et lesquels ? C’est Jean-François Revel, qui, de façon polémique, soutenait que les réformes de l’Éducation nationale inspirées par les thèses de Bourdieu sur la reproduction avaient accru les phénomènes de reproduction (je ne sais plus si c’était dans La connaissance inutile ou dans La grande parade). Je pense pas qu’une démonstration en ait été faite, ni dans un sens ni dans l’autre. Mais de façon générale, si les sociologues se sont beaucoup intéressés à la performativité des sciences économiques (dans le cadre de leur vieille querelle avec ces dernières), il ne me semble pas qu’ils se soient beaucoup intéressés à la performativité de leurs propres énoncés.

Références

Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, Tel, 1938.

Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz. II. L’âge planétaire, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1976.

Michel Callon (Éd.). The Laws of the Markets, London, Blackwell, 1998.

Donald MacKenzie, An Engine, Not a Camera. How Financial Models Shape Markets, Cambridge, Mass., MIT Press, 2006.

Robert K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Brionne, Gérard Montfort, 1983.

Jean-Christophe Notin, Foch, Paris, Perrin, 2008.

  1. JO de l’UE du 30/03/2010 ; cf. déjà l’article 3, alinéa f) du Traité de Rome de 1957 instituant la CEE : l’action de la Communauté comporte « l’établissement d’un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché commun »
  2. Le dernier biographe de Foch, Jean-Christophe Notin, s’intéresse assez peu à cette question. Il se contente de noter que la théorie de la guerre de Foch « s’inspire grandement de Clausewitz » (Notin 2008, 39). Il remarque quand même que « la théorie de l’offensive de Foch est condamnée d’emblée par les progrès technique » (ibid.).
  3. « D’ailleurs, la politique globale doit être au service de la guerre ». Cette phrase, citée par Aron, clôt le premier chapitre du livre de Ludendorff, Kriegführung und Politik, publié à Berlin en 1922.
  4. « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je? quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance ». Histoire des variations des églises protestantes, Œuvres complètes, vol. XIV, livre IV, p. 145.
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