Gilets jaunes : observation sociologique impromptue et interrogations

Ce samedi, peu après midi, je me rends comme d’habitude en voiture au supermarché du coin pour faire quelques courses. Mon itinéraire passe par un pont qui surplombe la rocade. Chose inhabituelle : les rives du pont sont peuplées de personnes en gilets jaunes qui observent d’en haut le fort ralentissement que d’autres «gilets jaunes» ont causé sur la rocade en contrebas. J’avais bien entendu suivi dans ses grandes lignes l’actualité de la semaine et je ne suis donc pas complètement surpris. Mais je ne m’attendais pas non plus à une telle mobilisation. Je poursuis ma route en me disant que le mouvement annoncé a un impact bien réel et que les grands axes sont bloqués. Las, en arrivant au rond point juste avant le supermarché, me voici bloqué à mon tour. Une voiture a pu passer devant moi, mais à peine était-elle passée qu’une femme en gilet jaune s’est positionnée au beau milieu de la chaussée pour m’interdire le passage. Un rapide coup d’œil au parking me permet de constater qu’il est plus qu’aux trois quarts vide, alors qu’il est habituellement plein le samedi. Comme je suis au premier rang de la file de voitures bloquées, je m’attends à ce que quelqu’un vienne me donner quelques explications. Les manifestants me semblent assez nombreux pour cela. Mais non, rien. Ce qui me donne le désagréable sentiment d’être rangé d’emblée au nombre de leurs adversaires, alors que je suis seulement là par habitude hebdomadaire («par coutume invétérée» – durch eingelebte Gewohnheit – comme le dit Weber en définissant l’action traditionnelle). Mais je n’ai guère le temps, dans l’immédiat, d’analyser ma réaction. La conductrice de la voiture qui me suit ouvre sa portière et demande à pouvoir passer expliquant qu’elle vient juste de sortir du travail. L’argument est immédiatement entendu et accepté. Pour la laisser passer, on me libère aussi la route. Mais je me retrouve de nouveau bloqué quelques mètres plus loin à la sortie du rond-point. Cette fois je m’arrête, serre le frein à main, coupe le contact et sors de la voiture pour demander quelques explications. Je commence, il faut l’avouer, par un reproche (je suis encore sous la désagréable impression d’avoir été placé sans discussion possible dans le camp adverse) : quelle idée que la vôtre, d’aller bloquer les gens qui n’ont que le samedi pour faire leurs courses ! Mes interlocuteurs me répondent qu’ils sont dans le même cas, mais qu’il faut bien faire quelque chose et faire preuve de solidarité. Je devrais être avec eux me reprochent-ils en retour. L’un d’eux me fait remarquer que c’est d’ailleurs moi qui bloque, désormais, avec ma voiture garée dans le rond-point ! Une discussion s’engage sur les raisons du mouvement: les taxes sur les carburants justifiées par des arguments écologistes alors que beaucoup de gens n’ont tout simplement pas d’autre choix que de circuler en voiture, que ce soit pour des raisons familiales ou professionnelles ; le fait que ces taxes n’ont pas comme effet immédiat de faire opter pour d’autres modes de transports – dans des secteurs ruraux ou péri-urbains où ces modes alternatifs n’existent tout simplement pas – mais seulement d’obliger les gens à couper dans d’autres postes budgétaires, y compris celui de l’alimentation ; le fait que ces taxes s’ajoutent à d’autres taxes et impositions dont on ne voit jamais le bout ; le fait que se pointe maintenant à l’horizon l’obligation de remplacer sa chaudière au fuel alors que les aides promises ne couvriront qu’une partie des dépenses ; le fait que «eux, là-haut» (Macron, Trump, etc.) ne donnent toujours pas l’impression de vouloir se serrer la ceinture (est cité le coût de l’«itinérance mémorielle» des derniers jours et celui des cérémonies pour le centenaire de l’Armistice du 11 novembre)… Je suis bien obligé de reconnaître que beaucoup de ces arguments sont fondés. La discussion en tout cas a permis de briser la glace. Je ne suis peut-être pas devenu un allié, mais je n’ai plus le sentiment que j’avais au départ de me retrouver placé dans le camp adverse. Et je me souviens que je suis sociologue. L’action traditionnelle, empêchée, fait place à une attitude plus professionnelle : j’écoute afin d’essayer de «comprendre par interprétation» et – peut-être – «d’expliquer causalement»…

Quelques réflexions à partir de là :

a) Il ne faut pas grand-chose pour créer ex nihilo un clivage entre «eux» et «nous» : le fait de me trouver bloqué sans explication a créé ce clivage que la discussion qui a suivi a permis d’atténuer.

b) Même quand on est sociologue de profession, on oublie parfois de l’être dans ses rapports aux autres, d’autant que le fort impératif professionnel de se tenir au courant de l’état de l’art, au moins dans sa spécialité à l’intérieur de la discipline, mobilise une grande partie de l’attention. Si l’on ajoute à cela le fait que la vie universitaire est quand même assez éloignée de la vie des gens ordinaires, on peut finir par perdre le contact avec le «terrain», qui est pourtant devant nous, à chaque instant. La connaissance de la sociologie (de ses courants, de ses auteurs, de ses controverses, etc.) prend alors le pas sur la connaissance de la société. C’est d’ailleurs aussi une question pour l’enseignement: comment apprendre aux étudiants à observer sociologiquement la vie sociale et pas seulement à disserter sur une sociologie qui peut leur sembler dès lors un peu arbitraire1 ? La réponse, dans l’état actuel de la discipline, ne va pas de soi.

c) Ce mouvement des gilets jaunes est une manifestation des plus nettes de ce que les économistes appellent une demande inélastique. De très nombreuses contraintes sociales font que la quantité demandée de carburant ne peut pas réagir immédiatement à une hausse du prix (que cette dernière soit due à la hausse du prix du baril, à la hausse des taxes ou aux deux à la fois). Le carburant et les véhicules fonctionnant à l’essence ou au gazole ne sont pas des biens substituables à court terme. À revenus restant égaux, la seule solution à court terme pour la plupart des gens face à la hausse des prix est donc de réduire leurs dépenses sur d’autres postes budgétaires. Quand ils le peuvent ! Dans ces conditions, la hausse des taxes au nom de la transition écologique ne peut qu’apparaître injuste voire cynique (selon le degré de sincérité que l’on prête à sa justification).

d) En Bretagne rurale et péri-urbaine, ces contraintes sociales sont particulièrement fortes. Elles étaient pour partie anticipées, dès 1971, dans un chapitre d’un ouvrage collectif dirigé par Marcel Jollivet et Henri Mendras, Les collectivités rurales françaises, Tome 1, Paris, A. Colin (Marcel Jollivet, «La collectivité rurale d’hier à demain», p. 21-31). Depuis, il y a eu de nombreux autres travaux là-dessus, mais c’est un sujet en soi (voir par exemple ici un regard critique, à partir du cas breton, sur les notions d’urban sprawl et de périurbanisation).

e) Il y aurait d’autres réflexions à faire sur l’atomisation de la société d’une part et la croissance de la tutelle étatique de l’autre. Il n’y a sans doute plus un seul domaine de l’existence, du berceau – voire de la conception – jusqu’à la tombe, dans lequel l’État n’intervient pas, d’une manière ou d’une autre, parfois jusqu’au moindre détail, et souvent de façon chaotique au gré des majorités, des rapports et des sollicitations de groupes de pression en tout genre, que ce soit pour interdire, obliger, inciter, désinciter, éduquer, réguler, réglementer, aider, taxer, surveiller, etc. Cela a un coût, bien entendu, au détriment des fonctions régaliennes (clic). Mais cela n’empêche pas beaucoup de gens de se sentir démunis, oubliés et livrés à eux-mêmes. Il ne manque d’ailleurs pas d’idéologues pour expliquer que chacun doit devenir l’entrepreneur de sa propre vie. En laissant traîner mon oreille du côté des manifestants, aujourd’hui, je n’ai pas manqué d’entendre la phrase qui, à peine modifiée, revient désormais comme un boomerang: il suffirait de traverser la rue pour trouver du boulot. Bref, vous êtes responsables de ce qui vous arrive. Ce mélange de «stato-dépendance» (clac) et d’atomisation ne manque pas d’interroger. Affaire à suivre.

  1. C’est toute la différence, si on veut, entre enseigner la médecine et enseigner ce que disent et ont dit les livres de médecine. []
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