Relire Weber sinon dans son intégralité (il faudrait pour cela être capable de lire aisément l’allemand, seule langue à ma connaissance dans laquelle il existe un projet d’édition complète), du moins dans ce qui est disponible en traduction française ou anglaise (c’est déjà assez volumineux), conduit à s’interroger entre autres sur le décalage entre le projet sociologique tel que Weber le concevait et ce qu’est devenue la sociologie aujourd’hui. Une réflexion un tant soit peu aboutie sur ce décalage demanderait un travail considérable, qui n’entre pas dans mes priorités de recherche, qui dépasserait mes capacités de toute façon (ne serait ce qu’en raison de mes notions d’allemand très limitées) et dont l’exposé excéderait de très loin les dimensions d’un billet de blog. Il n’est pas interdit, ceci dit, de soulever quelques questions, au fil de la lecture.
La première concerne le fameux rapport du savant et du politique, qui fait l’objet des célèbres conférences données à Munich, l’une le 7 novembre 1917, l’autre le 28 janvier 1919. Il est difficile, je pense, de s’exprimer sur ce sujet plus clairement que ne le fait Weber dans la conférence de 1917 (en pleine guerre et le jour même de la révolution russe d’Octobre).
On dit, et j’y souscris : la politique n’a pas sa place dans la salle de cours. Elle n’y a pas sa place s’agissant des étudiants. Je déplorerais également, par exemple, que des étudiants pacifistes se rassemblent autour de la chaire et fasse du tapage dans l’amphithéâtre de mon ancien collège Dietrich Schäfer à Berlin 1, comme des étudiants antipacifistes sont dits l’avoir fait contre le professeur Foerster 2, dont je suis à bien des égards, par mes opinions, aussi éloigné que possible. Mais la politique n’a pas sa place dans l’amphithéâtre, non plus, s’agissant de l’enseignant. Et précisément pas quand il traite de politique en scientifique, c’est même alors qu’elle a le moins sa place. Car se sont deux choses différentes que, d’une part, prendre position pratiquement en politique et, d’autre part, d’analyser scientifiquement des formations politiques et des positions de partis. (nouvelle traduction, p. 93)
Je ne peux pas tout citer (toute la conférence mérite d’être lue, relue et méditée), mais je cite quand même un autre passage un peu plus loin qui laisse penser que la neutralité politique défendue par Weber ne concerne pas seulement l’enseignement à strictement parler, mais aussi la recherche :
C’est aussi et précisément dans un intérêt purement scientifique que je récuse cette attitude [afficher ses convictions politiques personnelles]. Je me fais fort d’administrer la preuve, en m’appuyant sur les œuvres de nos historiens, que partout où l’homme de science intervient avec son propre jugement de valeur, il cesse de comprendre pleinement les faits. (ibid., p. 95).
Il y a toute une littérature là-dessus, que je ne vais pas examiner ici. Ce qui paraît certain c’est que cette attitude clairement défendue par Weber n’est pas unanimement respectée, loin de là. Au nom de la « sociologie critique » toute une partie de la discipline ne semble plus avoir pour finalité que d’accompagner toute une série de pratiques militantes, qui ont en commun le plus souvent de se ranger du côté de la radicalité et du « progressisme » (autoproclamé). C’est un choix, mais je ne pense pas que la discipline y gagne. Il n’est pas interdit de s’engager bien sûr (Weber ne dit pas le contraire), mais le mélange des genres n’aide pas à « comprendre pleinement les faits ». L’urgence politique – qu’il s’agisse d’apporter des réponses immédiates à des commanditaires divers et variés ou de se mobiliser pour telle ou telle cause – a toutes les chances de se faire au détriment de la construction scientifiques des problèmes et de leur analyse.
La seconde concerne la notion de « capital ». C’est vers Économie et société qu’il faut cette fois se tourner. Au §. 11 du chapitre II (chapitre sur « les catégories sociologiques fondamentales de l’économique »), Weber insiste sur la nécessité
de faire une distinction rigoureuse entre « administration d’un budget » et « gestion d’une entreprise » au plan terminologique. L’achat de titres que fait un rentier afin de vivre de ses dividendes n’est pas un « placement de capitaux » mais un « placement de fortune ». […] La nette distinction entre fortune (patrimoine) et capital, entre budget et entreprise, a son importance, car elle est indispensable à la compréhension de l’évolution économique dans l’Antiquité et des limites du « capitalisme » tel qu’il existait à cette époque. (p. 147)
Tout cela est effectivement très clair. L’une des différences entre le « capitalisme » antique et le « capitalisme » moderne (de même d’ailleurs qu’entre l’État antique et l’État moderne), c’est précisément cette distinction entre la fortune personnelle et le capital de l’entreprise (ou le budget de l’État dans le domaine politique). Ainsi, confondre pratiquement le capital de l’entreprise et la fortune personnelle, quand on est dirigeant d’une société commerciale, c’est commettre le délit que le droit français actuel appelle abus de biens sociaux (à ranger avec le détournement de fonds publics dans la catégorie plus générale des détournements de fonds) 3. Weber, attaché à décrire dans ses différents aspects les processus de rationalisation qui caractérisent la modernité occidentale ne pouvait qu’être attentif à cette distinction. Or la notion de « capital économique », telle qu’elle s’est diffusée dans l’enseignement à partir des travaux de Bourdieu, tend à brouiller les choses. Le « capital économique » désigne « l’ensemble des ressources économiques d’un individu, à la fois ses revenus et son patrimoine » (comme le dit Wikipédia). On peut difficilement mieux inciter à la confusion – pauvres étudiants d’AES qui doivent jongler avec des définitions contradictoires d’une discipline à l’autre ! – et compliquer les discussions entre sociologues et économistes. Pourquoi ne pas tout simplement appeler revenu le revenu (en distinguant bien sûr salaires, BIC, honoraires, loyers, etc.), patrimoine le patrimoine (ou fortune la fortune) et capital le capital, comme le fait à juste titre l’INSEE (clic et clac) ? Quitte bien sûr à étudier, dans une perspective de sociologie économique, la façon dont ces différentes réalités peuvent se convertir les unes dans les autres. C’est d’ailleurs ce que durent faire – et pour cause, car ne pas faire la distinction que faisait Weber, c’est s’interdire de comprendre quoi que ce soit, même d’un point de vue sociologique, au fonctionnement de l’économie contemporaine – les très bourdieusiens Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans leur étude empirique sur les nouveaux patrons (à l’époque où le projet sociologique l’emportait encore chez eux sur le projet militant). Ils observaient ainsi que :
Il faut donc vendre l’entreprise pour être véritablement très riche, même si, bien sûr, cette fortune professionnelle [investie sous forme de capital] génère par ailleurs des revenus considérables (p. 33).
Ou encore que :
nombre d’entrepreneurs, s’ils venaient à être taxés aussi à l’ISF sur leur capital professionnel, n’hésiteraient pas alors à vendre, à réaliser sous une forme patrimoniale leurs actifs, de façon à pouvoir jouir de cette richesse amassée ou à se délocaliser à l’étranger (p. 223).
Un prochain billet devrait poursuivre ces réflexions, au sujet cette fois des us et abus contemporains de la notion de « construction sociale ». Weber, à ma connaissance, n’utilisait pas cette expression, dont la fortune me semble remonter au célèbre livre de Berger et Luckmann. Mais il est peu probable qu’il aurait souscrit à certains de ses usages actuels pour lesquels faire des sciences humaines consiste à affirmer à propos d’à peu près tout objet que c’est une construction sociale, voire que ça n’est que une construction sociale (le nihil aliud quam ou nihil aliud nisi latin, formule réductionniste s’il en est). C’est ce qui ressort en tout cas de ce qu’observe Stephen Kalberg 4 au sujet de la typologie wébérienne de l’action qui s’appuie « sur des capacités universelles [je dirais plutôt générales] de l’Homo sapiens » (p. 119) et « ne dépend donc pas de constellations sociétales, culturelles ou historiques particulières » (ibid.) mais au contraire définit « d’un point de vue ‘anhistorique’, des traits anthropologiques propres à l’homme » (ibid.). Weber aurait-il accepté l’idée que les sciences de l’homme sont (ou seront) nécessairement anthropobiologiques (voir encore cette prochaine soutenance de thèse), ce qui ne veut pas dire – surtout pas – cognitivistes ? Il est impossible bien sûr de répondre à sa place, mais ce ne serait pas contradictoire avec plusieurs de ses propositions. C’est ce sur quoi je pense en tout cas revenir prochainement.
- Historien cofondateur du « Parti de la Patrie »
- Friedrich Foerster, philosophe et pédagogue, qui « condamnait la politique militaire du Reich, sur la base d’un pacifisme d’inspiration religieuse »
- Un prétendant au pouvoir impérial romain ne risquait pas de connaître les déboires qu’a connus François Fillon à partir du 14 mars 2017 ! Il pouvait bien évidemment en connaître d’autres, ceci dit.
- Les valeurs, les idées et les intérêts. Introduction à la sociologie de Max Weber, Paris, La Découverte, Textes à l’appui, série « Bibliothèque du MAUSS », Paris, 2010, 276 p.