Le passage des Mémoires d’Outre-Tombe sur le printemps en Bretagne (MOT, livre I, chap. 6) est célèbre et doit figurer dans bien des anthologies. Une première version, beaucoup plus courte, de ce passage figurait déjà dans les Mémoires de ma vie, dont l’écriture était achevée en 1817. La voici telle qu’elle figure dans l’édition en Livre de Poche des Mémoires d’Outre-Tombe, établie par Jean-Claude Berchet :
Le printemps en Bretagne est beaucoup plus beau qu’aux environs de Paris: il commence trois semaines plus tôt. La terre se couvre d’une multitude de primevères, de hyacinthes des champs et de fleurs sauvages. Le pays entrecoupé de haies plantées d’arbres offre l’aspect d’une continuelle forêt et rappelle singulièrement l’Angleterre. Des vallons profonds où coulent de petites rivières non navigables, présentent des perspectives riantes et solitaires: les bruyères, les roches, les sables qui séparent ces vallons entre eux en font mieux sentir la fraîcheur et l’agrément.
Et voici ce même passage, retravaillé, tel qu’il figure dans les Mémoires d’Outre-Tombe (édition de Jean-Claude Berchet, Le Livre de Poche1 ) :
Le printemps, en Bretagne, est plus doux qu’aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l’annoncent, l’hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec des brises qui hébergent dans les golfes de la Péninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de narcisses, d’hyacinthes, de renoncules, d’anémones, comme les espaces abandonnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-Jérusalem, à Rome. Des clairières se panachent d’élégantes et hautes fougères ; des champs de genêts et d’ajoncs resplendissent de leurs fleurs qu’on prendrait pour des papillons d’or. Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont décorées d’aubépines, de chèvrefeuille, de ronces dont les rejets brunis et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d’abeilles et d’oiseaux : les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Dans certains abris, le myrte et le laurier-rose croissent en pleine terre, comme en Grèce ; la figue mûrit comme en Provence ; chaque pommier, avec ses fleurs carminées, ressemble à un gros bouquet de fiancée de village. [Je coupe un paragraphe plus historique sur la forêt de Brocéliande selon le Roman de Rou du poète anglo-normand Wace.] Aujourd’hui, le pays conserve des traits de son origine: entrecoupé de fossés boisés, il a de loin l’air d’une forêt et rappelle l’Angleterre : c’était le séjour des fées, et vous allez voir qu’en effet j’y ai rencontré ma sylphide. Des vallons étroits sont arrosés par de petites rivières non navigables. Ces vallons sont séparés par des landes et par des futaies à cépées de houx.
La comparaison permet de mesurer le travail littéraire d’une version à l’autre. Peut-on y voir aussi un morceau d’observation naturaliste2 ?
Je laisse de côté pour l’instant la comparaison entre la Bretagne et Paris. Météo France met à notre disposition un comparateur de climat entre deux villes qui tend à contredire ce qu’écrivait Chateaubriand. Si les moyennes minimales et maximales de l’hiver sont plus basses à Paris qu’à Dinard (station de référence pour Combourg) elles sont supérieures dès le mois de mars et cela pendant tout le printemps et l’été. Mais il faut tenir compte aujourd’hui des îlots de chaleur urbains et les choses pouvaient être différentes du temps de Chateaubriand. Il n’entre pas dans mon propos d’essayer de reconstituer ce que pouvaient être les climats de Paris et de Combourg il y a deux siècles ou plus.
Il est plus simple de vérifier si les espèces que nomme Chateaubriand sont bien celles qui marquent l’arrivée du printemps en Bretagne. Pour être tout à fait exact, il faudrait là encore faire de l’ornithologie et de la botanique historiques puisque l’on sait que certaines espèces peuvent ne plus être observées dans une région après l’avoir été antérieurement alors que d’autres au contraire colonisent un territoire où elles étaient autrefois absentes. Mais l’exercice serait difficile, sinon impossible. Nous ne disposons pas en effet, pour l’époque de Chateaubriand, d’atlas comparable à l’Atlas de la flore d’Ille-et-Vilaine paru en 2005 sous la direction de Louis Diard. Pour les oiseaux, ce sont justement des textes comme celui de Chateaubriand qui permettent d’attester que le loriot était déjà présent en Haute-Bretagne il y a deux siècles3. Je me contenterai donc du plus facile : comparer ce que dit Chateaubriand avec ce que l’on peut observer de nos jours, en tenant compte du fait que le printemps s’étale sur plusieurs mois. Que l’on parle du printemps météorologique (par convention mars, avril et mai dans nos régions) ou du printemps calendaire qui va de l’équinoxe de printemps au solstice d’été, la notion de printemps couvre près de quatre mois, voire cinq si l’on fait démarrer le printemps au 1er février comme le faisaient les Celtes (fête d’Imbolc, christianisée selon certains par la fête de la Chandeleur – en breton Gouel Maria ar gouloù, mot-à-mot «la fête de Marie de la lumière»). Il est bien évident qu’en quatre ou cinq mois, la flore et la faune changent d’aspect.
Les cinq oiseaux nommés par Chateaubriand (l’hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol) sont des migrateurs qui nous arrivent bien au printemps (mais ils ne sont pas les seuls dans ce cas). Le bulletin trimestriel Faune Bretagne de janvier/mars 2016 donnait les dates moyennes d’arrivée en Bretagne de toute une série de taxons, dont ceux dont parlait Chateaubriand. Voici ces dates, calculées à partir des observations des années 2014, 2015, 2016 : hirondelle de rivage le 3 mars ; hirondelle rustique le 9 mars ; coucou gris le 15 mars ; hirondelle de fenêtre le 18 mars ; caille des blés le 27 mars ; rossignol philomèle le 12 avril ; loriot d’Europe le 20 avril. Les arrivées de ces espèces s’étalent sur un bon mois et demi. Toutes annoncent bien le printemps, mais à divers stades (le printemps de début mars n’est pas celui de la fin avril).
Qu’en est-il de la floraison maintenant ? Tous les taxons que mentionne Chateaubriand sont bien représentés en Bretagne (pour l’Ille-et-Vilaine et les secteurs de Saint-Malo et Combourg, ceux de l’enfance et de l’adolescence de l’écrivain, voir notamment l’atlas dirigé par Louis Diard déjà mentionné). Le confinement, cette année, ne permet pas d’aller par les sentiers (dre ar wenojenn) observer ce qui pousse et noter les dates des premières floraisons. Il est clair ceci dit que l’on ne risque guère de voir les « fruits magnifiques » de la ronce au printemps. Comme pour les arrivées d’oiseaux migrateurs, il y a un étalement des premières floraisons dont ne rend pas bien compte le passage des Mémoires d’Outre-Tombe. Parmi les espèces en fleurs les plus facilement visibles en ce moment (fin mars), correspondant à des taxons mentionnés par Chateaubriand, on peut noter la renoncule ficaire (Ranunculus ficaria), qui fleurit dès début février, mais reste bien visible fin mars dans le paysage, l’anémone des bois (Anemone nemorosa) — vue cette année dès la fin février –, la primevère à grandes fleurs (Primula vulgaris Huds.), mentionnée dans les Mémoires de ma vie, mais curieusement effacée dans les Mémoires d’Outre-Tombe (cette année elle était visible depuis décembre, mais en moins grand nombre qu’en ce moment), la violette de Rivin (Viola riviniana), la jacinthe des bois (Hyacinthoides non-scripta) — elle n’est pas encore en pleine floraison mais j’ai pu en voir un pied fleuri le 22 mars –, l’ajonc d’Europe (Ulex europaeus) bien sûr, mais sa période de floraison va de l’automne au printemps. Châteaubriand ne mentionne ni le prunellier (Prunus spinosa) dont les fleurs blanches apparaissant avant les feuilles sont pourtant caractéristiques du début du printemps ni la stellaire holostée (Stellaria holostea) également primo-printanière. Il ne pouvait pas observer l’ail triquètre (Allium triquetrum) inscrit depuis 2007 sur la liste des plantes introduites envahissantes de la région. Enfin une petite brassicacée que ne mentionne pas Chateaubriand et à laquelle peu de monde prête attention : elle n’est pas très spectaculaire, mais c’est une des plantes les plus communes dans la région, y compris sur les trottoirs dès qu’un interstice le permet, et elle est en fleurs actuellement : l’arabette de Thalius (Arabidopsis thaliana). Elle a comme particularité d’être devenu une plante de référence pour la recherche génétique. À suivre…
- Le texte de ce livre I, dans cette édition du Livre de Poche est celui du manuscrit de 1848 ; c’est celui, précise Berchet, que Chateaubriand voulait définitif et qu’«il arrêta lui-même à la fin de sa vie» ; d’autres éditeurs n’ont pas respecté ce vœu et ont donné d’autres versions [↩]
- Une des questions à ce sujet est celle des sources éventuelles de l’écrivain. Qu’est-ce qui dans ce texte vient de ce qu’il a pu observer dans son enfance et sa jeunesse ? Qu’est-ce qui pourrait venir d’emprunts ? [↩]
- Comme l’observait François de Beaulieu dans sa chronique naturaliste du Télégramme. [↩]