J’ai vu passer hier un courriel de ma direction de laboratoire annonçant le lancement de deux appels à projets de recherche nationaux pour lutter contre le Covid-19, l’un émanant de l’Agence d’Innovation de la Défense, l’autre de l’Agence Nationale de la Recherche. Le second, qui était ouvert dès le 6 mars, comprend un volet éthique et sciences humaines et sociales (SHS) qui demande un éclairage sur les points suivants :
- Enjeux géopolitiques
- Éthique de la recherche et du soin et droits humains
- Représentations, perceptions, attitudes, comportements relatifs à l’épidémie
- Organisation des soins, politique de santé et acceptabilité des décisions.
Les projets doivent être déposés au plus tard le lundi 23 mars à 13 h. Il est clair que seules des équipes de recherche assurant une veille documentaire sur ces questions et ayant reçu l’appel à projet dès son ouverture sont en mesure d’y répondre avec des chances raisonnables de succès. Je ne pense pas, de surcroît, pouvoir être d’une grande utilité dans l’immédiat, sauf à rester chez moi et tenter de maintenir à distance une certaine « continuité pédagogique ».
Il n’est pas sans intérêt ceci dit de se demander ce que l’on serait à même de proposer comme pistes de recherche si d’aventure on était interrogé à ce sujet. Je laisse de côté pour ma part la géopolitique qui n’est pas de mon domaine. Je laisse de côté aussi l’éthique de la recherche et du soin (la question entre en revanche, à plus long terme, dans l’appel à contribution de Tétralogiques pour le numéro de 2021 sur l’axiologie et un article de Thierry Collaud, dans la même revue, sur l’immoralité d’une certaine façon de concevoir les soins aux personnes âgées, bien avant que l’on parle de SARS-CoV-2 et de Covid-19, n’en prend que plus d’acuité aujourd’hui). Je n’aurais pas grand-chose à dire ou à proposer non plus sur la question de l’organisation des soins, de la politique de santé et de l’acceptabilité des décisions.
En revanche, je pourrais avoir quelques idées de problématique et d’enquête sur la question des représentations, perceptions, attitudes et comportements relatifs à l’épidémie. J’en ébauche, sans doute bien maladroitement pour l’instant, quelques-unes dans la suite de ce billet.
Je partirai d’une citation de Thucydide, dans La guerre du Péloponnèse. Elle nous donne une leçon magistrale dans sa façon de souligner la nouveauté de l’épidémie de peste qui atteint Athènes au début du deuxième été de la guerre (été 430 av. JC) :
καὶ ὄντων αὐτῶν οὐ πολλάς πω ἡμέρας ἐν τῇ Ἀττικῇ ἡ νόσος πρῶτον ἤρξατο γενέσθαι τοῖς Ἀθηναίοις, λεγόμενον μὲν καὶ πρότερον πολλαχόσε ἐγκατασκῆψαι καὶ περὶ Λῆμνον καὶ ἐν ἄλλοις χωρίοις, οὐ μέντοι τοσοῦτός γε λοιμὸς οὐδὲ φθορὰ οὕτως ἀνθρώπων οὐδαμοῦ ἐμνημονεύετο γενέσθαι. οὔτε γὰρ ἰατροὶ ἤρκουν τὸ πρῶτον θεραπεύοντες ἀγνοίᾳ, ἀλλ’ αὐτοὶ μάλιστα ἔθνῃσκον ὅσῳ καὶ μάλιστα προσῇσαν, οὔτε ἄλλη ἀνθρωπεία τέχνη οὐδεμία· ὅσα τε πρὸς ἱεροῖς ἱκέτευσαν ἢ μαντείοις καὶ τοῖς τοιούτοις ἐχρήσαντο, πάντα ἀνωφελῆ ἦν, τελευτῶντές τε αὐτῶν ἀπέστησαν ὑπὸ τοῦ κακοῦ νικώμενοι.
Ils [les Péloponnésiens, sous la conduite d’Archidamos, fils de Zeuxidamos, roi de Lacédémone] n’étaient encore que depuis peu de jours en Attique, quand l’épidémie se mit à sévir parmi les Athéniens ; et l’on racontait bien qu’auparavant déjà le mal s’était abattu en diverses régions, du côté de Lemnos entre autres, mais on n’avait nulle part souvenir de rien de tel comme fléau ni comme destruction de vies humaines. Rien n’y faisait, ni les médecins qui, soignant le mal pour la première fois, se trouvaient devant l’inconnu (et qui étaient même les plus nombreux à mourir, dans la mesure où ils approchaient le plus de malades), ni aucun autre moyen humain. De même, les supplications dans les sanctuaires, ou le recours aux oracles et autres possibilités de ce genre, tout restait inefficace : pour finir, ils renoncèrent, s’abandonnant au mal (Guerre du Péloponnèse, II, XLVII, 3-4, trad. de Jacqueline de Romilly, Paris, Les Belles Lettres, 2009).
L’histoire ne se répète pas à l’identique. Les moyens humains et médicaux mis en œuvre pour lutter contre le Covid-19 et sa cause ne sont pas – nous pouvons du moins l’espérer – complètement inefficaces et nous ne sommes pas condamnés à renoncer et à nous abandonner au mal. Il y a en revanche un point commun entre la situation que décrivait Thucydide, vingt-cinq ans après les faits, et la nôtre : c’est le fait de se retrouver devant un phénomène nouveau et largement inconnu. C’est toute la force de Thucydide. Il prend acte de cette nouveauté et ne force pas les événements à entrer dans un récit préconçu. Il n’essaye pas de se faire passer pour celui qui avait tout prévu, sur le mode du « je vous l’avais bien dit ». Il « laisse à chacun – médecin ou profane – le soin de dire son opinion sur la maladie, en indiquant d’où elle pouvait vraisemblablement provenir, et les causes qui, à ses yeux, expliquent de façon satisfaisante ce bouleversement, comme ayant été capables d’exercer une telle action ».
λεγέτω μὲν οὖν περὶ αὐτοῦ ὡς ἕκαστος γιγνώσκει καὶ ἰατρὸς καὶ ἰδιώτης, ἀφ’ ὅτου εἰκὸς ἦν γενέσθαι αὐτό, καὶ τὰς αἰτίας ἅστινας νομίζει τοσαύτης μεταβολῆς ἱκανὰς εἶναι δύναμιν ἐς τὸ μεταστῆσαι σχεῖν· (ibid. XLVIII, 3)
Le seul rôle qu’il se donne, c’est de dire « comment cette maladie se présentait ; les signes à observer pour pouvoir le mieux, si jamais elle se reproduisait, profiter d’un savoir préalable et n’être pas devant l’inconnu »
ἐγὼ δὲ οἷόν τε ἐγίγνετο λέξω, καὶ ἀφ’ ὧν ἄν τις σκοπῶν, εἴ ποτε καὶ αὖθις ἐπιπέσοι, μάλιστ’ ἂν ἔχοι τι προειδὼς μὴ ἀγνοεῖν (ibid.).
Telle n’est pas l’attitude de nombreux commentateurs aujourd’hui. On pourrait d’ores et déjà faire une liste très longue de tous ceux qui sont venus nous dire : « je vous l’avais bien dit », chacun interprétant les événements en fonction de son dada habituel, comme ce fut le cas déjà après les attentats de 2015 (le sang des victimes était à peine refroidi que l’on trouvait sur les étals des libraires les livres de toute la ribambelle des intellectuels médiatiques – je ne donnerai pas de noms, chacun les trouvera sans peine (AB, MO…) – dont on pourrait souhaiter mais dont on ne peut guère attendre en réalité « qu’ils travaillassent », comme l’écrivait à l’époque une collègue des Écoles de Coëtquidan).
Dans le cas présent, en tant que sociologue de l’environnement, je serais plus particulièrement attentif aux lectures écologistes.
Certaines de ces lectures sont certainement pertinentes. Il y a beaucoup à tirer par exemple de la distinction que faisait Bruno Latour ces dernières années entre le « global » et le « terrestre ». La mondialisation, celle d’avant cette crise, était une « globalisation ». Les modernisateurs de tout poil prétendaient nous arracher au « local » pour nous conduire vers le « global ». Le défi – que vient encore souligner l’épidémie actuelle – était déjà de sortir de cette opposition « local »/« global » pour devenir « terrestre ». Devenir « terrestre » c’est cesser de croire que la Terre et l’environnement sont seulement des décors, dans lesquels prennent place les actions humaines. C’est comprendre que le « géo » de la géopolitique est lui-même un agent qui participe à la vie publique, c’est comprendre que ce ne sont pas seulement les humains, ni même les animaux, mais encore les arbres, les champignons, les algues, les bactéries et les… virus (comme nous le prouve en ce moment SARS-Cov-2) qui sont dotés d’une puissance d’agir (agentivity)1.
D’autres lectures écologistes sont moins pertinentes. Parmi les nombreuses publicités que je continue à recevoir par courrier électronique, j’ai retenu tout particulièrement celle de la revue L’Écologiste, version française du magazine créé en 1970 en Grande-Bretagne par Edward Goldsmith. « Ce que nous révèle le coronavirus » dit le titre du courriel, dont le texte ajoute :
Un choc extraordinaire. Une démonstration. Un espoir. La crise engendrée par le coronavirus sera peut-être une vraie mutation vers la relocalisation de l’économie, vers des sociétés humaines dont la valeur centrale ne sera pas l’économie, vers des cultures en harmonie avec la nature et les animaux – l’anti-modèle étant le marché aux animaux de Wuhan d’où est partie l’épidémie.
Voilà typiquement une attitude opposée à celle de Thucydide. Tout se passe pour ce texte publicitaire comme s’il n’y avait pas grand-chose d’inconnu, pas grand-chose de nouveau, dans la crise actuelle. Le biais de confirmation est manifeste. La crise ne ferait que confirmer ce que L’Écologiste avait toujours dit : nous ne vivions pas en harmonie avec la nature. J’attends toujours que l’on me montre – en dehors d’Adam et Eve avant la chute – une culture qui aurait été en harmonie avec la nature au sens où semble l’entendre la revue. Le commerce du pangolin – intermédiaire probable dans le saut d’espèce du virus de la chauve-souris à l’espèce humaine – est lié à son usage dans la médecine traditionnelle, en Chine2, mais aussi en Afrique (exemples au Ghana, au Sierra Leone et au Nigeria). Cela probablement – mais ça reste à vérifier – dans le cadre de cosmologies analogistes, selon la classification de Philippe Descola. Ce qui est sans doute plus nouveau, c’est l’ampleur de ce commerce, le nombre d’animaux concernés et, par la suite – une fois le saut d’espèce réalisé et la transmissibilité du virus établie entre humains –, la vitesse de sa propagation, liée nettement aux déplacements en avion (voir les deux cartes à la fin de ce billet). Mais virus et autres agents infectieux, comme nous l’enseigne Thucydide, n’ont pas attendu l’anthropocène pour agir (en tout cas si l’on réserve le terme anthropocène à la période qui démarre aux alentours de 1800 ap. JC). Or eux aussi font partie de la nature. Celui qui bouleverse aujourd’hui tout ce que nous croyions établi, qui nous place depuis une semaine dans une situation que la plupart d’entre nous étaient incapables d’imaginer il y a une dizaine de jours encore, qui fait que «beaucoup de choses que nous pensions impossibles adviennent » comme le disait lundi soir le Président de la République, est bien le produit de la sélection naturelle, comme le montre un article récent dans Nature Medicine3. Tout comme sont des produits de la sélection naturelle les fameux Ichneumonidae, ces insectes dont les larves dévorent d’autres insectes vivants, qui, ainsi que les chats qui jouent avec les souris, firent douter Darwin, selon son propre témoignage, de l’existence d’un Dieu bon et omnipotent :
I cannot persuade myself that a beneficent and omnipotent God would have designedly created the Ichneumonidae with the express intention of their feeding within the living bodies of Caterpillars, or that a cat should play with mice (Lettre à Asa Gray, 22 mai 1860)4.
Bref, devenir terrestre c’est ne plus prétendre pouvoir s’arracher à la nature ou au local pour gagner le global. Nul ne peut s’arracher à quoi que ce soit. On peut seulement s’illusionner à ce sujet. Ce ne veut pas dire qu’il faille nécessairement tout relocaliser, ni, encore moins, que l’on puisse croire à une harmonie préétablie que nous aurions perdue et qu’il faudrait retrouver. C’est en revanche tenir compte de l’extrême complexité des interactions entre de multiples puissances d’agir qui composent ce que, depuis Vernadski, il est convenu d’appeler la biosphère. Les humains, avec tout ce qui les spécifie, en font partie bien sûr. C’est ce qu’il ne faudra pas oublier « le jour d’après, quand nous aurons gagné » pour qu’il ne soit pas « un retour au jour d’avant » (pour citer une nouvelle fois le Président de la République le 16 mars). Pour les sciences humaines, cela pourrait demander une vraie révolution, mais elles peuvent aider, en acceptant de devenir anthropobiologiques, à caractériser ces différentes puissances d’agir.
Carte 1 : Nombre de cas cumulés de Covid-19 dans le monde (carte du 22 mars 2020 à 7h43)
Carte 2 : Le trafic aérien en 2018
Superposition de cartes inspirée de celle réalisée par le professeur Philippe Sansonetti pour sa conférence au Collège de France il y a quelques jours (vers 29’30 dans la conférence).
- Je résume ici à l’extrême ce que dit Latour dans Où atterrir ? (2017), tout particulièrement p. 56-57, et dans Face à Gaïa (2015). [↩]
- Un court article dans Nature en 1938 s’inquiétait déjà de la menace pour la survie de l’espèce dans le sud de la Chine due à sa consommation par la médecine traditionnelle. [↩]
- Andersen, K.G., Rambaut, A., Lipkin, W.I. et al. The proximal origin of SARS-CoV-2. Nat Med (2020). https://doi.org/10.1038/s41591-020-0820-9 [↩]
- Il y a un livre sur le sujet, que je n’ai pas encore lu, mais qui semble mériter de l’être : Edmond Constantinescu, Ichneumonidae: Darwin’s theological dilemma and the rethinking of creation, Createspace Independent Publishing Platform, United States, 2012. [↩]