Plus d’agriculteurs ? Où les trouver ?

Un entretien avec Dominique Bourg dans Libération sur la sortie des « modes de vie consuméristes » fait beaucoup réagir, semble-t-il, sur les réseaux dits sociaux. Dominique Bourg y prône non seulement la mise en place de « permis de consommer » – qui rappellent à certains les tickets de rationnement – mais aussi une forme de retour à la terre avec des agriculteurs plus nombreux :

Plus généralement, nous devrions connaître des exploitations plus petites et des agriculteurs plus nombreux et mieux rémunérés. Nous avons calculé qu’il serait nécessaire que 20 à 30% de la population active travaille dans ce secteur pour qu’une agriculture ayant très peu recours aux énergies fossiles se mette en place, soit une proportion similaire à celle des années 50. La bonne nouvelle, c’est qu’il y a un appétit pour cela. La contrepartie, c’est que la nourriture sera plus chère, mais nous l’assumons : mieux vaut manger sain qu’acheter plein de babioles.

Je n’ai malheureusement pas sous la main les livres d’Henri Mendras, La fin des paysans (premières éditions 1967/1970) et surtout Voyage au pays de l’utopie rustique (1979) inspiré du livre d’Alexandre Tchayanov, qui venait alors d’être traduit en français sous le pseudonyme d’Ivan Kremniov, Voyage de mon frère Alexis au pays de l’utopie paysanne (L’Âge d’Homme, 1976 — une numérisation de l’original russe de 1920 ici). Ces textes sont bien plus utiles que l’assimilation de Dominique Bourg à Pétain ou à Pol Pot pour analyser la place du paysan dans l’imaginaire écologiste.

Dans ce billet, je me contenterai d’interroger les chiffres donnés par Dominique Bourg. La bonne part d’actifs agricoles, comme l’indique la citation ci-dessus, lui paraît être celle des années 1950, soit 20 à 30 %.

J’ai voulu dans un premier temps vérifier ces chiffres. Un article de 1958 de la revue Population nous donne, page 118, la structure de la population active française en 1954 telle qu’elle ressortait du recensement général de la population (RGP) effectué cette année-là. Les actifs agricoles étaient 5,2128 millions, dont 1,1969 millions de salariés et 4,0159 millions de non-salariés (chefs d’exploitations et aides familiaux), cela pour une population active de 18,824 millions. Les actifs agricoles représentaient donc 27,69 % des actifs, une proportion plutôt dans le haut de la fourchette souhaitée par Bourg. Un autre article publié dans la revue Économie rurale en 1969 nous donne quelques chiffres tirés cette fois du recensement général agricole (RGA) de 1955 (le premier grand RGA). Cet article est très complémentaire du premier en ce qu’il nous précise la part des femmes dans ces actifs agricoles: 2,762 millions de femmes pour 3,367 millions d’hommes. On arrive à un total de 6,129 millions d’actifs largement supérieur à celui du RGP de 1954 (+ 911 000). Un tel écart pose évidemment question car la tendance était déjà à la baisse du nombre d’actifs agricole et on ne voit pas comment il aurait augmenté de près d’un million en un an. Cela s’explique probablement par une différence de définition entre le RGP et le RGA mais je n’ai pas les éléments pour le préciser (les articles ne le précisent pas, mais il semble bien que les chiffres qu’ils donnent ne concernent que la France métropolitaine). On peut quand même admettre les proportions du RGA, soit 45 % de femmes et 55 % d’hommes.

Voilà donc le nombre minimal d’actifs agricoles qu’il nous faudrait atteindre pour arriver à ce que souhaite Bourg : autour de 5,2 millions. Je dis minimal car si l’on raisonne en proportions et que l’on tient compte du nombre actuel d’actifs (29,668 millions en 2018 pour la France hors Mayotte), il faudrait quelques 8 millions d’actifs agricoles pour atteindre les 27 % de 1954. C’est presque 10 fois plus que le nombre d’actifs agricoles actuel (824 000 emplois permanents en 2016, dont 564 000 chefs d’exploitation et coexploitants).

Où irait-on les chercher ? Même en ajoutant, de gré ou de force, aux 824 000 permanents de 2016 les 2,4 millions de chômeurs du 4e trimestre 2019 (France hors Mayotte) on n’arrive pas aux 5,2 millions de 1954. Il manque encore 2 millions. Cherchons donc mieux. Selon le dernier Repères et références statistiques (2019) du ministère de l’Éducation nationale, il y avait 137 600 élèves inscrits à la rentrée 2018 dans l’enseignement secondaire agricole de métropole et des DOM, 15 000 étudiants préparant un BTS lié de près ou de loin à l’agriculture (productions végétales, productions animales, agronomie, forêts, espaces verts, faune sauvage, aménagement paysager, parcs, jardins) et 5111 étudiants dans les formations d’ingénieur du secteur de l’agriculture et de la pêche, ce qui fait un peu plus de 157 000 personnes, un chiffre encore très loin des 2 millions manquants (au minimum). En revanche, il y avait plus d’un million d’étudiants (1.071,8 milliers) inscrits dans les formations LMD (licence, master, doctorat) de l’université, c’est-à-dire l’université hors IUT, PACES (professions de santé), formations d’ingénieurs et « prépas » (CPGE). Voilà déjà un vivier plus conséquent. Mais il y a encore un problème. Dominique Bourg nous dit qu’il y a un appétit pour le travail agricole. La part des inscrits dans l’enseignement supérieur agricole (20 000 avec une définition très très large de ce qu’est l’enseignement supérieur agricole) par rapport aux inscrits dans les filières LMD de l’université peut être prise comme un des indicateurs possibles de cet appétit. Or elle n’est que de 1,8 %. Par rapport à l’effectif total de l’enseignement supérieur, cet indicateur est beaucoup plus bas encore, de l’ordre de 0,7 %. Mais il pourrait exister des appétits cachés, sait-on jamais. Il y a peut-être des étudiants en droit, en physique, en sociologie, voire en études sur le genre (par exemple) qui se languissent sur les bancs de la fac et aimeraient mieux faire autre chose, dont, pourquoi pas, apprendre à planter des échalotes ou sarcler du fenouil 1. À la fin de l’entretien, Dominique Bourg se réjouit du Plan de sortie de crise en 34 mesures publié fin mai 2020 par un collectif d’organisations dont la CGT, Greenpeace, Attac, la Confédération paysanne, etc. La mesure 14 prévoit la création d’emplois dans l’agriculture, avec un objectif beaucoup plus modeste, il est vrai, que celui de Dominique Bourg : 1 million d’actifs soit un peu moins de 200 000 de plus qu’aujourd’hui (mais tous avec un revenu décent, contrairement à ce qui se passe parfois aujourd’hui). L’UNEF figure parmi les signataires de ce plan de sortie de crise. Ira-t-elle jusqu’à expliquer, à la rentrée prochaine, que beaucoup d’étudiants des filières LMD de l’université (de l’ordre d’1 sur 5 pour arriver en gros aux 200 000) feraient mieux de s’orienter vers l’enseignement agricole ? Charité bien ordonnée commence par soi-même, n’est-ce pas ? En poussant encore un peu dans le sens des propositions de Bourg, elle pourrait même contribuer à régler une bonne fois pour toutes le problème du manque de moyens dans les filières de type LMD (après tout, la France des années 1950, qui avait beaucoup plus d’actifs agricoles, avait aussi beaucoup moins de bacheliers et d’étudiants et tous les emplois agricoles ne demandent pas non plus un bac + 5).

[Je précise que je n’ai rien contre l’agriculture et que je ne dévalorise pas, bien au contraire, l’enseignement agricole : mes grands-parents étaient paysans et il m’arrivait l’été d’aider à la ferme ; j’ai été ouvrier maraîcher, en conventionnel et en bio, dans le cadre de jobs d’étudiant – ce qui m’a appris entre autres à planter des échalotes et sarcler du fenouil – et j’ai même pensé un moment, alors que je doutais des débouchés de mes études de sociologie, me réorienter vers l’enseignement agricole, niveau BTS, avant de faire ma thèse sur une expérience d’agriculture durable. Mais justement, je ne me contente pas du simple baratin sur la question.]

  1. En fait, je sais qu’ils existent. Je ne sais pas dans quelle proportion, mais ils existent. Ce serait un autre sujet, mais le maintien sur les bancs de la fac de jeunes qui ont depuis longtemps accédé à la personne s’apparente dans certains cas à de la maltraitance. Je me souviens par exemple d’une étudiante, de celles qui réussissent sans trop de difficultés, avec une moyenne de 13 ou 14 à chaque semestre, qui m’avouait se demander ce qu’elle faisait là alors qu’un de ses cousins, titulaire d’un CAP ou d’un BEP de l’artisanat du bâtiment, était autonome depuis des années et gagnait bien sa vie. Elle a d’ailleurs saisi la première occasion pour arrêter la fac et aller travailler. Un autre étudiant avait commencé un mémoire de master sur la maçonnerie écologique, à base de terre et de paille. Il a découvert un métier qui l’a passionné et a abandonné la sociologie pour devenir maçon. Je suis persuadé que si, au douzième coup de minuit, un beau jour, le plein emploi revenait d’un seul coup en France, à tel point que les employeurs se mettent à embaucher et former en interne sans être trop regardants sur les diplômes, les universités se videraient très vite d’une bonne partie de leurs effectifs.
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