À propos d’ethnocentrisme et de traduction…

Dans un livre scientifiquement exigeant, Métaphraste ou De la traduction (Bern, Peter Lang, 2020), qui propose une analyse approfondie de cette situation d’interlocution particulière qu’est la traduction1, Michael Herrmann examine entre autres la question, déjà abordée par Georges Mounin, de la traduction des dialectes régionaux. Il reprend deux exemples de choix différents de traduction, déjà donnés par Mounin dans Les belles infidèles (1955). Le premier est celui de la traduction française de L’Amant de Lady Chatterley par Frédéric Roger-Cornaz pour Gallimard en 1932. Dans une Note du traducteur, ce dernier précise que plusieurs dialogues importants du livre sont écrits en patois du Derbyshire. Mais il n’a pas cherché à les traduire en patois français. La différence dialectale présente dans le livre de D. H. Lawrence, qui donnait une couleur locale à ces dialogues, est donc effacée dans cette traduction française. Roger-Cornaz reconnaît un appauvrissement, mais cet appauvrissement lui semblait moins préjudiciable que la « trahison » qui aurait consisté à traduire ces passages en normand ou en picard. Le second exemple est celui de la traduction par Jacques Valette de La Délogée de Dymchurch, de Rudyard Kipling (« Dymchurch Flit », un des contes du recueil Puck of Pook’s Hill, publié initialement en 1906 ; traduction française en 1932 sous le titre Puck, lutin de la colline). Jacques Valette a choisi de faire parler des paysans anglais en bas-normand. Mounin le lui reproche : il n’a pas eu la sagesse de Roger-Cornaz pour L’Amant de Lady Chatterley.

Ses paysans anglais […] parlent un bas-normand d’autant plus pénible qu’il est entièrement faux, c’est du bas-normand « littéraire » (« A sentit une p’tiote main qu’attrapait l’bord d’sa robe, et a s’laissa pleuyer par c’te p’tiote main », etc., p. 287). Faux bas-normand qui jure avec le fait que les personnages s’appellent Hobden, Spray, Whitgift ; et les lieux Bulverhithe, Rye, les marais de Romney. Traduire le conte de Kipling en bas-normand n’est alors qu’une demi-traduction ; la seule solution compatible alors avec le registre des verres absolument transparents, avec passage intégral de l’anglais au bas-normand, ce serait de récrire une adaptation du récit, de transposer totalement le texte, avec des noms de paysans normands authentiques, et de le localiser vers l’embouchure de la Seine entre Honfleur et Villequier, dans les Marais de Saint-Jérôme ou le Marais Vernier.

Ce choix de transposition totale du texte était à peu près celui d’Armand Keravel pour la traduction en breton de la pièce de Tchekhov, Une demande en mariage (Предложение, 1888), sous le titre, Ar Goulenn-Dimezi. Dans cette pièce, l’une des plus jouées en langue bretonne2, l’action était transposée en Cornouaille et les noms des personnages comme ceux des lieux devenaient des noms bretons (Stefen Kergidavreg, Lom Bouzellok, Kemper, Gwaremm-ar-Menez, Koad-Pin…). Mounin jugeait tout à fait légitime un tel choix de transposition. Mais Michael Herrmann pose la question autrement. Il ne cherche pas à opposer des traductions entre elles selon qu’elles résolvent plus ou moins bien un problème, mais à distinguer celles, synallactiques, qui élargissent la langue traduisante « à la faveur d’un contact linguistique avec un interlocuteur étranger », de celles, anallactiques, qui ramènent de façon ethnocentrique aux usages courants de la langue traduisante. Il conclut, de ce point de vue, au caractère anallactique des deux exemples donnés par Mounin: c’est le cas bien sûr quand on traduit en français standard un dialecte anglais, mais c’est le cas aussi quand on pose comme équivalents un dialecte anglais et un dialecte normand.

Je trouve un autre exemple de ce dernier choix dans la traduction française par Alexis Berelowitch, en collaboration avec Anne Coldefy-Faucard, du roman de Vassili Grossman, Vie et destin (éditions L’Âge d’Homme, 1980 et Le livre de poche, 2005-2012). Aux deux tiers environ de la première partie (chapitre 53 de la traduction française), le commissaire politique Krymov assiste à une conversation devant une tourte entre le lieutenant-colonel Batiouk, commandant d’une division, et plusieurs de ses subordonnés, lieutenants ou hommes du rang. L’un d’eux, un pointeur de mortier, se nomme Bezdidko. Voici leur dialogue, en traduction française :

Quand il [Batiouk] s’adressa en ukrainien à Bezdidko, les yeux des assistants s’éclairèrent, dans l’attente d’une plaisanterie.
– Queument va t’o à matin ?
– Hier, i l’eu z’en ai fé vouèr d’la misère aux Boches ! Mais à matin l’en a tué que cinq avec quatre obus.
– Ouis, pas terrible, commenta Batiouk. Ce n’est pas comme Choulkine : avec un seul canon il a détruit quatorze chars.
– Choulkine, il a tiré avec ïun seul canon, pasqu’o n’avé pu qu’ïun dans sa batterie.
– Il leur a fait sauter leur bordel de campagne aux Allemands, dit en rougissant Boulatov.
– Mâ, s’étonna Bezdidko, i o z’ai inscrit queumes si ol é été in’ guitoune.
– Moi un obus a soufflé la porte de la mienne, de guitoune, dit Batiouk.
Puis, se tournant vers Bezdidko, il reprit en ukrainien sur un ton de reproche :
– Et mâ, i ai pensé : « Qué-t-o qu’lai en train de fère tïo fi’d’bougre de Bezdidko ! Ol’é pourtant bé mâ qui li ai appris à tirer ! »

Et voici l’original où le russe se mêle à l’ukrainien (de l’ukrainien translittéré : і devient и…):

Когда он обратился к Бездидько, в глазах у всех сидевших появилось веселое ожидание шутки.
— Ну, як воно дило, Бездидько?
— Вчора я зробыв нимцю велыкый сабантуй, товарищу подполковник, це вы вже чулы, а з утра убыв пять фрыцив, истратил четыре мины.
— Да, то не Шуклина работа, одной пушкой четырнадцать танков подбил.
— Потому он и бив одной пушкой, шо у него в батареи только одна пушка и осталась.
— Он немцам бардачок разбил, — сказал красавец Булатов и покраснел.
— Я его запысав як обыкновенный блиндаж.
— Да, блиндаж,— проговорил Батюк, — сегодня мина дверь вышибла.— И, повернувшись к Бездидько, укоризненно добавил по-украински: — А я подумав, от сукин сын Бездидько, шо робыть, хиба ж я его учыв так стрелять.

Grossman ne précise pas au début de ce dialogue que Batiouk s’adresse «en ukrainien» à Berdidko. Il suppose probablement que ses lecteurs russophones sauront très bien s’y retrouver et distingueront d’eux-mêmes ce qui dans ce dialogue est en ukrainien et ce qui est en russe. À l’intention du lectorat francophone, les traducteurs ont cru bon, eux, d’ajouter cette précision, tout en remplaçant l’ukrainien par un dialecte français (du vendéen ou du poitevin, si je ne me trompe pas). Ils font de même quelques pages plus loin pour un second dialogue bilingue, russo-ukrainien, dans la maison 6 bis, entre le lieutenant Batrakov et l’observateur Bountchouk. Par ce choix, ils posent implicitement l’équivalence suivante: l’ukrainien est au russe ce que le vendéen ou le poitevin (si j’ai bien identifié le dialecte choisi) est au français standard. Dans la perspective proposée par Michael Herrmann, il me semble que l’on peut y voir l’expression d’un double ethnocentrisme : un ethnocentrisme français d’abord (les lecteurs sont incités à ramener la différence russe/ukrainien à une différence franco-française : celle entre le français standard et ses « patois », celle entre Paris et la « province ») mais aussi un ethnocentrisme russe qui tend précisément à considérer le russe comme la seule langue «universelle» en ramenant la langue ukrainienne à une langue «provinciale» (voir à ce sujet les rappels d’Anna Colin Lebedev, qui relève au passage l’analogie avec la distinction, commune en France, entre le français langue supposée «universelle» et les langues régionales, forcément «provinciales»).

Dans une perspective plus normative, je ne sais pas d’ailleurs quelle aurait été la «bonne» traduction. Tout transposer en changeant les lieux, les noms propres, etc. n’avait évidemment aucun sens. Alors tout traduire en français standard en précisant seulement au besoin «ajouta en ukrainien» comme l’avait fait Grossman lui-même dans la dernière réplique ? C’est, à la différence de langue près, la solution adoptée par Vasil Stefak (Василь Федорович Стефак) pour sa traduction en ukrainien (Життя і доля, Kyiv, 1991). Il choisit de tout traduire dans cette langue, en corrigeant au besoin l’«ukrainien» de Grossman :

Коли він звернувся до Бездідька, в очах присутніх з’явилося веселе очікування жарту.
– Ну, як воно діло, Бездідьку?
– Вчора я зробив німцю великий сабантуй, товаришу підполковник, це ви чули, а вранці убив п’ятьох фріців, витратив чотири міни.
– Так, це не Шуклінова робота, той однією гарматою чотирнадцять танків підбив.
– Отож він і стріляв однією гарматою, бо в його батареї тільки одна гармата й лишилася.
– Він німцям розважальне кубельце розбив, – сказав красень Булатов і почервонів.
– Я записав його як звичайний бліндаж.
– Так, бліндаж, – промовив Батюк, – сьогодні міна двері вибила. – І, повернувшись до Бездідька, докірливо додав українською: – А я подумав, от сучий син Бездідько, що робить, хіба ж я його вчив так стріляти.

  1. Voir un compte-rendu de lecture ici. []
  2. Voir mon inventaire des traductions de la littérature russe en breton dans la Revue des études slaves. []
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