J’ai montré ailleurs, en français et en anglais, comment Jakob von Uexküll, dans sa tentative, inspirée entre autres par sa lecture d’Emmanuel Kant, de reconstituer les mondes (Umwelten) animaux tendait au cognocentrisme dans le cadre d’une « théorie de la signification » (Bedeutungslehre). Cette tendance cognocentrique, écrivais-je aussi, a encore été accrue chez ceux de ses héritiers (dont son propre fils, Thure von Uexküll) qui se sont attachés à développer une « biosémiotique ». Et je tentais de montrer qu’il y a pourtant chez von Uexküll des observations qui invitent à sortir de ce cognocentrisme (ou « sémiocentrisme ») pour développer une conception plus complète de la complexité de ces mondes animaux. Tout n’est pas affaire de sémiotique. Seul notre logocentrisme, hérité des Grecs, qui se prolonge en cognocentrisme, amène à le croire. Mais il y a là un obstacle épistémologique, au sens exact que Bachelard donnait à cette expression, qu’il convient de dépasser. Je m’appuyais pour cela sur ce que Jean Gagnepain a appelé les « plans » de la médiation, dont la distinction et l’autonomie est attestée par une approche clinique. Ils invitent à rechercher chez les autres espèces animales les équivalents de ce que l’on peut distinguer chez l’humain: une gnosie bien sûr, mais aussi une praxie, une somasie et une boulie1. Je renvoie à mes deux articles donnés en lien ci-dessus pour plus d’explications sur ces distinctions (sur la question de la somasie, voir aussi cet article ou indirectement cette note de lecture, et sur celle de la gnosie notre article sur anthropologie clinique et langage animal).
Je constate cependant que l’obstacle épistémologique cognocentriste est décidément bien difficile à dépasser. Il est fortement ancré dans les esprits occidentaux et revient toujours, y compris chez des auteurs qui, pressés de sortir d’une conception « naturaliste » ou « dualiste », vont sans doute trop vite et reproduisent au final ce qu’ils critiquent. J’en veux pour preuve l’usage que font Eduardo Kohn et, à sa suite, Baptiste Morizot, de la distinction que l’on doit à Charles Sanders Peirce (1839-1914) entre icône, indice et symbole. Chez Kohn, cet usage est exposé en détails dans son livre, Comment pensent les forêts (2017). On peut ranger l’auteur, qui enseigne à l’université McGill de Montréal et dont le terrain est un peuple d’Amazonie équatorienne de langue quichua, les Runa, dans tout un courant qui entend dépasser le dualisme, l’eurocentrisme, l’anthropocentrisme, etc. La traduction française du livre de Kohn est préfacée par Philippe Descola, pour qui Kohn apporte une solution majeure aux problèmes que lui-même avait commencé à poser dans Par-delà nature et culture en 2005, problèmes auxquels se confronte l’anthropologie quand elle cherche à « repeupler les sciences sociales avec des non-humains » (Descola, préface à Kohn, p. 12). L’un de ces problèmes, écrit Descola, est « de donner la voix aux non-humains » sans les faire parler comme le ferait un humain ventriloque. La solution, selon lui, consiste à se placer à un niveau « antéprédicatif »,
« celui dans lequel humains et non-humains deviennent conscients les uns des autres et développent des formes de relations antérieures aux processus habituels de catégorisation et de communication insérés dans des cadres historiquement et linguistiquement contingents » (ibid. p. 13).
C’est précisément, poursuit-il, ce que fait Eduardo Kohn en « adoptant la triade sémiologique de Peirce » :
« il propose que les signes iconiques (c’est-à-dire qui partagent une ressemblance avec ce dont ils tiennent lieu) et les signes indiciels (c’est-à-dire qui sont dans une relation de contiguïté spatiale et temporelle avec ce qu’ils représentent) doivent être introduits dans l’analyse anthropologique, non seulement comme des suppléments aux signes symboliques, afin d’élargir la sémiose humaine […], mais aussi et surtout parce que les icônes et les indices sont des signes dont les organismes non humains se servent pour se représenter le monde et qui permettent à des formes de vie très différentes de communiquer » (ibid., p. 15).
C’est la même « triade sémiologique » que reprend Baptiste Morizot, dans son livre Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant (2016). Il s’agit chez lui de définir quel type de « signe » excrète le loup quand il dépose ses laissées (urine, excréments) aux limites de son territoire. Reprenant les définitions de Peirce, Morizot exclut que la signification des laissées comme limites puisse se ramener à l’icône ou à l’indice. Par élimination, il faut donc y voir un symbole, mais un symbole au sens animal (Morizot, Les diplomates, p. 114). Il suppose implicitement ce faisant que la « triade sémiologique » de Peirce, pour parler comme Descola, est complète, c’est-à-dire que 1° – tout se ramène à du signe et à de la sémiologie ; 2° – il n’existe que trois types de signes, identifiés et définis une bonne fois pour toutes par Peirce en 1867. Or rien ne prouve que ces deux propositions soient valides. De très nombreuses observations, au contraire, conduisent à penser qu’elles ne le sont pas. Je ne les présenterai pas dans ce billet forcément très bref. Mais je peux quand même faire quelques remarques à partir des définitions que donne Kohn des trois types de signes définis par Peirce.
Le symbole est « une forme de représentation exclusivement humaine » (Kohn, p. 59). Les symboles « renvoient à leurs objets de manière indirecte, en vertu de leurs relations systémiques avec d’autres symboles. Les symboles impliquent une convention. C’est pourquoi causanguichu [un mot quichua] signifie seulement – et en vient à produire un sentiment de signification – en vertu du système établi de relations qu’il entretient avec d’autres mots comparables en quichua » (ibid.). Une telle définition du symbole rappelle bien évidemment le signe saussurien, défini par sa valeur dans le système de différences qu’est la langue. On y retrouve à la fois le caractère arbitraire (ou plus exactement immotivé) du signe et le caractère conventionnel de la langue. On comprend aussi que Morizot prenne quelques précautions dans sa déduction du caractère symbolique des laissées : un symbole, mais un symbole animal précise-t-il, « qui fait bouger les attendus de la définition traditionnelle, vers quelque chose d’encore inconceptualisable » (Morizot, ibid.).
Les indices, maintenant, « représentent en vertu de leurs liens réels » avec les objets (Kohn, p. 59, qui cite Peirce). Il y a indice, par exemple, dans le fait de « tirer des petits coups secs sur la tige des lianes qui s’étirent jusqu’au cœur de la canopée » de façon à « effrayer les singes et les forcer à quitter leurs cachettes perchées » (Kohn, p. 59-60). C’est un indice car le singe va pouvoir lier ce mouvement de lianes, ces petits coups secs, à quelque chose qui ne s’est pas encore produit : bris de branche, arrivée d’un jaguar… L’indice, ainsi défini, correspond très bien à ce que Jean Gagnepain appelle symbole (distinct chez lui du signe), « où l’objet qui s’évide devient tout naturellement indice d’un autre du même coup constitué comme son sens » (Gagnepain, Du vouloir dire, 1, p. 14-15). Le mouvement de la liane ou la chute du palmier, ici, se fait, pour le singe, indice de danger, comme la cendre, pour nous, peut se faire indice de feu, ou le fait que le maître se saisisse de la laisse, pour le chien, indice de sortie. Il y a bien là une capacité cognitive commune aux humains et à d’autres espèces (voir aussi sur ce sujet, Jean-Yves Urien, Une lecture de Jean Gagnepain. Du vouloir dire 1. Du signe, 2017, p. 37-38).
Les icônes, enfin, « représentent en vertu des ressemblances qu’elles partagent avec des objets » (Kohn, p. 59). Kohn en donne plusieurs exemples quichua. Ainsi tsupu qui, chez les Runa, correspond au bruit que fait une « entité » – dixit Kohn – qui tombe dans l’eau : grosse pierre, pécari qui plonge (p. 54) ; ta ta qui correspond à des coups de machette (p. 57) ; pu oh qui « reproduit » – dixit encore Kohn – « le processus de l’effondrement d’un arbre » (p. 57). Ces « mots » – Kohn ici prend soin de placer le terme entre guillemets – « sont des images qui ressemblent à ce qu’elles signifient » (p. 57). Leur sens est censé se « ressentir » de « manière évidente », « même pour quelqu’un qui ne parle pas le quichua » (p. 54). À condition toutefois, comme le reconnaît Kohn lui-même, qu’on vous ait d’abord appris ce que ces mots décrivent (p. 54). Une fois cet apprentissage fait, vous êtes censé éprouver « le sentiment subit du sens de ce mot: ‘Ah, oui, bien sûr, tsupu!’ » (p. 54). Je dois dire que je reste sceptique : l’ayant appris en lisant Kohn, je veux bien croire que tsupu puisse évoquer le bruit d’une pierre qui tombe dans l’eau. Mais je ne ressens ou n’éprouve aucun sentiment subit, pas plus en tout cas que quand j’entends le mot « plouf ». Car c’est bien ce que à quoi me semblent correspondre tous ces exemples d’icônes donnés par Kohn: à des onomatopées. Lui-même se garde bien de parler d’onomatopées et de mettre tsupu, ta ta ou pu oh sur le même plan que « plouf », « bing », « paf » ou « cocorico ». Je ne vois pourtant aucune différence. Or l’identification des icônes aux onomatopées fait s’écrouler une bonne partie de la « solution » de Kohn: son caractère novateur et original en tout cas. Car il y a belle lurette que Saussure avait observé que les onomatopées, « une fois introduites dans la langue, […] sont plus ou moins entraînées dans l’évolution phonétique, morphologique, etc. que subissent les autres mots […] : preuve évidente qu’elles ont perdu quelque chose de leur caractère premier pour revêtir celui du signe linguistique en général, qui est immotivé » (Saussure, CLG, p. 102).
Mais le défaut principal de ces prétendues innovations – Charles Sanders Peirce, 1867, ce n’est pas franchement neuf – , de toutes ces tentatives de dépassement anthropologique, c’est de revenir toujours et encore à de la sémiotique. C’est très explicite chez Kohn qui prône une sémiotique générale qui inclut tous les « signes » (icône, indices et symboles au sens de Peirce donc) et pas seulement les « symboles » (ceux des langues humaines). C’est moins net chez Morizot dont l’approche « politique » et « diplomatique » ouvre à d’autres dimensions que la seule dimension « symbolique », à laquelle il donne cependant beaucoup d’importance sans la définir très clairement. Mais c’est très net aussi chez Descola qui, dès Par-delà nature et culture, décrivait son entreprise comme une « grammaire générale des cosmologies » ou « une sorte de syntaxe de la composition du monde », avant de s’enthousiasmer pour la solution de Kohn, tout en lui reprochant – « désaccord minime » écrit-il – de restreindre sa sémiotique au vivant et donc à une « biosémiologie » (Descola, préface à Kohn, 2017, p. 17). Mais ce « neuf » sémiotique ou sémiologique, très à la mode dans toutes ces « anthropologies au-delà de l’humain », me paraît décidément bien vieux en se montrant incapable de sortir des seules considérations de « signe », de « symbolique », de « signification » ou de « sens », et en s’appuyant de surcroît sur des définitions pré-saussuriennes très imprécises alors que la clinique des aphasies et des agnosies a permis, depuis, de rectifier et préciser nettement ce qu’ébauchait Saussure. Ce « neuf » se lance alors dans de faux procès. Kohn écrit: « nous devons provincialiser le langage [c’est-à-dire, dans sa langue, montrer sa dépendance d’avec les théories européennes, son européocentrisme donc], car nous confondons représentation et langage » (p. 69). Mais qui est ce « nous » qui confond représentation et langage? Ce ne sont pas, en tout cas, ceux qui ont travaillé de façon approfondie sur ces questions (voir l’article de synthèse de Clément de Guibert et al. dans le n° 2-2022 de la Revue semestrielle de droit animalier). Kohn, en revanche, en ramenant tout à du « signe » et à de la « sémiotique », reste prisonnier de ce savoir « provincial » qu’il prétend dépasser.
- Je partage l’idée que cohabiter autrement avec les autres espèces suppose de s’appuyer sur ce que nous avons en commun avec elles. Mais ce que nous avons en commun n’est pas seulement de l’ordre du sêma – étymologie de toutes les « sémiologies » et autres « sémiotiques » – , il est aussi de l’ordre de l’action (praxis), de l’ordre du corps (soma) et de ses relations à un milieu, de l’ordre du vouloir (boulê), trois dimensions irréductibles à la première. [↩]