Traduction et botanique

La question de la traduction étant inépuisable, voici, toujours dans le cadre de la lecture de la traduction française du Don paisible par Antoine Vitez, la question de la traduction des noms de plantes1. Ils sont nombreux dans le roman et leur traduction est d’autant plus difficile qu’il s’agit de noms vernaculaires, parfois spécifiques à la langue des cosaques du Don.

En voici deux exemples.

Au chapitre 8 de la première partie, Mitka Korchounov s’adresse ainsi à Aksinia (p. 42 de la traduction française, Presses de la Cité, Omnibus, 1991) :

– Tu fais la timide ? Est-ce que nous allons tout nus ? Lui cria Mitka et il cligna de l’oeil : Hein, églantine !

Le dernier mot m’a étonné. Pourquoi l’appelle-t-il « églantine » ?

Voici ce que l’on trouve dans le texte original :

– Чего застыдилась, аль мы телешами едем? – крикнул Митька и подмигнул: – Калинушка моя, эх, горьковатенькая!

Kalina (калина) c’est la viorne obier (Viburnum opulus) un arbuste, indigène aussi en Bretagne, que la classification classique rangeait dans la famille des caprifoliacées (famille du chèvrefeuille) et que la classification phylogénétique range dans la famille des adoxacées. La page Wikipedia qui lui est consacrée souligne son rôle dans les traditions slaves (clic). Rien à voir avec l’églantine qui est un nom vernaculaire des roses sauvages (genre Rosa, dont Rosa canina, « rosier des chiens » ou « églantier commun »). Kalina donne en russe les diminutifs kalinka, titre de la chanson bien connue, et kalinouchka, qui est aussi le titre d’une chanson. « Ma petite viorne amère », dit en substance Mitka à Aksinia. Comme l’explique cet article, c’est une façon d’exprimer le destin amère des femmes russes. La traduction par « églantine » nous fait perdre cet effet de sens. (La phrase russe, par ailleurs, contient le mot телешами (pluriel de телешом) un terme de la langue des cosaques du Don qui désigne bien le fait d’être nu.)

Un peu plus loin, au tout début du chapitre 10 de cette première partie, l’auteur nous donne une sorte de maxime de son cru :

« L’amour tardif d’une femme n’est pas la tulipe écarlate des steppes, c’est la belladone et la jusquiame des chemins » (p. 47 de la traduction française).

Le texte russe dit :

Не лазоревым алым цветом, а собачьей бесилой, дурнопьяном придорожным цветет поздняя бабья любовь.

Une note des éditeurs précise : Лазоревым цветком называют на Дону степной тюльпан – « La fleur azurée (лазоревый цветок) est le nom donné dans le Don à la tulipe des steppes ». Le dictionnaire de la langue des cosaques du Don, publié par l’université de Rostov2, confirme : Лазоревый цветок, Степной тюльпан, Tulipa Schrenkii, soit la tulipe de Schrenk, dont l’autre nom scientifique est Tulipa suaveolens, la tulipe sauvage de la steppe eurasienne. Mais on trouve sur la toile russe une identification avec une autre plante typique du même habitat: Paeonia tenuifolia, une espèce de pivoine dont le nom russe est Пион узколистный (« Pione à feuilles étroites »). Dans un cas comme dans l’autre, on peut se demander toutefois d’où vient ce nom d’azurée alors que ni Tulipa suaveolens, ni Paeonia tenuifolia n’ont de fleurs bleues. C’est d’autant plus curieux que cette incohérence n’existe pas dans le nom d’une autre plante formé sur la même racine : Lazur’ka (Лазурька, « Azurée »), selon Dahl, est un des noms de la gentiane pneumonanthe, dont les fleurs, de fait, sont bleu vif. Je n’ai pas trouvé la réponse. Elle viendra peut-être.

Datura stramoniumMais la difficulté, dans cette phrase, ne s’arrête pas là. Elle fait référence à une autre plante : Собачья бесила. La solution, cette fois, nous est donnée directement par le dictionnaire de la langue des cosaques du Don, à l’entrée бесила. Собачья бесила est la plante que le russe appelle Дурман обыкновенный (« Datura commun »), soit Datura stramonium, en français Datura officinal, Stramoine ou Stramoine commune. Comme la belladone (Atropa belladona) c’est une solanacée. Antoine Vitez a peut-être choisi la traduction par belladone, pour rester dans la même famille botanique, mais avec une plante dont le nom est mieux connu en français.

Reste la question de la jusquiame, qui apparaît dans la traduction française. C’est aussi une solanacée, du genre Hyoscyamus. Le dictionnaire de la langue des cosaques du Don nous apprend que Бесила seul désigne bien des des plantes du genre Hyoscyamus, et plus spécialement Hyoscyamus niger, la jusquiame noire. Mais le même dictionnaire, la page Wikipedia en russe sur le genre Datura et le Dahl nous apprennent que Дурман, le nom russe du genre, se dit aussi Дурнопьян dans le dialecte du Don. Il semble donc que là où Cholokhov emploie deux noms synonymes (Собачья бесила, Дурнопьян) désignant une même plante du genre Datura, le traducteur, Antoine Vitez a préféré mentionner deux autres plantes de la même famille, mais de genres différents (Atropa et Hyoscyamus). L’effet de sens, dans tous les cas, est le même pour les lecteurs — à condition qu’ils aient un minimum de connaissances botaniques : Datura, Atropia ou Hyoscyamus sont toutes des plantes toxiques.

  1. J’ai déjà abordé le sujet à propos de la traduction par Anna Gibson de l’Almanach d’un comté des sables d’Aldo Leopold. Comme je l’explique dans une note de cet article, la traduction qu’elle a fait de certains noms de plantes me semble douteuse. []
  2. Большой толковый словарь донского казачества: Около 18 000 слов и устойчивых сочетаний / Ростов, гос. ун-т; Ф-т филологии и журналистики; Каф. общ. и сравнительн. языкознания. — М.: ООО «Русские словари»: ООО «Издательство Астрель»: ООО «Издательство ACT», 2003. – 608 с. []
Ce contenu a été publié dans Écologie humaine, Linguistique, Littérature, avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.