Dans un billet de novembre dernier, j’ai abordé la question de la traduction des dialectes régionaux, en m’inspirant de ce qu’en dit Michael Herrmann dans son livre Métaphraste ou De la traduction (Bern, Peter Lang, 2020). La lecture de la traduction française par Antoine Vitez du roman de Mikhaïl Cholokov, Le Don paisible (Presses de la Cité, Omnibus, 1991) permet de revenir sur ce sujet. On sait que Cholokhov (je laisse de côté la controverse, qui n’est pas close, au sujet du véritable auteur du roman) a largement utilisé, dans les dialogues, le dialecte des cosaques du Don. Quoi de plus normal que d’entendre des cosaques parler dans la langue qui est la leur ? Les lecteurs russophones, surtout s’ils connaissent cette langue, s’y retrouvent facilement et peuvent en tirer un plaisir de lecture supplémentaire. Mais comment rendre compte en français de cette variation dialectale ? Antoine Vitez, tout comme Frédéric Roger-Cornaz, dans sa traduction de L’Amant de Lady Chaterley, a fait le choix de l’effacer. Les dialogues en dialecte cosaque sont traduits dans le même français que le reste du texte, en russe « ordinaire ». J’en donne ci-dessous un exemple, tiré du chapitre 2 de la deuxième partie. La fille d’un riche marchand, Elizaveta Sergueïvna Mokhova, s’est laissée tentée et séduire par un jeune cosaque, Mitka Korchounov. La rumeur ne tarde pas à se répandre dans le village, désapprouvant les deux jeunes gens. Voici la traduction française d’une partie des commérages (entre [] autre traduction possible):
– Les filles d’aujourd’hui, c’est dans le péché jusqu’au cou…
– Mitka a dit à mon Mikichka : « Je vais la demander en mariage », il a dit.
– Il l’a prise de force, à ce que j’ai entendu dire l’autre jour, il l’a violée…
– Eh bien ! Voisine [commère] !…
Le bruit courait par les rues et les ruelles, salissait le nom autrefois pur de la jeune fille, comme du goudron une porte neuve…
Et voici le texte original :
– Девки ноне, хвитина им в дыхало, пошли… (le mot à mot serait « elles ont le péché dans la gorge »)
– Митька мому Микишке расписывал: «Дескать, сватать буду».
– Нехай хоть трошки сопли утрет!
– Приневолил ее, гутарили надысь, ссильничал…
– И-и-и, кума!..
Текли по улицам и проулкам слухи, мазали прежде чистое имя девушки, как свежие ворота густым дегтем…
En russe plus ordinaire, le dialogue pourrait donner quelque chose comme :
— Девки сегодня, по уши в грехе…
— Митька моему Микишке сказал*: «Дескать, сватать буду».
— Он ее силой взял, я слышал на днях, изнасиловал…
— Ну, что ж, кума!
* расписывать n’est pas un verbe spécifiquement cosaque. Vladimir Dahl (clic) le glose comme « décrire précisément, représenter verbalement ou par écrit », mais сказать est plus courant.
La différence dialectale est importante, mais elle n’apparaît pas du tout en français. Axiologiquement, cela me semble avoir été un bon choix: la traduction du dialecte du Don en un dialecte ou « patois » français quelconque (normand, picard ou autre) n’aurait rien apporté ; bien au contraire, elle aurait sonné faux, sociologiquement, les cosaques n’étant pas des paysans français.
Antoine Vitez a fait le même choix quand des personnages s’expriment en ukrainien. On me dira qu’il ne s’agit plus ici d’une différence de dialecte mais d’une différence de langue. Encore faudrait-il savoir ce qui distingue un dialecte d’une langue. Jusqu’à quand peut-on parler de variation dialectale à l’intérieur d’une même langue et à partir de quand doit-on décréter que l’on a changé de langue ? Sociologiquement, la question est indécidable (sauf à enregistrer la façon dont elle est décidée ou controversée politiquement). Le processus de variation est exactement du même ordre1 et le problème posé au traducteur est identique. Dans le cas qui nous occupe, celui de la traduction du Don paisible, Antoine Vitez est donc tout à fait cohérent quand il efface la différence russe/ukrainien comme il efface la différence russe/cosaque. En voici un exemple (ils sont pas très nombreux), au chapitre 23 de la troisième partie. Dans une clinique de Moscou où il a été admis pour soigner une blessure à l’œil, le personnage principal du roman, Grigori Mélékhov, fait la connaissance d’un mitrailleur ukrainien, originaire de Tchernigov (Tchernihiv), Garanja, qui tente de le convertir aux idées bolchéviques. Voici un extrait du dialogue:
— Allons cosaque, comment vont les affaires ?
— Blanches comme la suie.
— Et ton œil, qu’est-ce qu’il dit?
— On me fait des piqûres.
— Combien on t’en a faites ?
— Dix-huit.
— Ça fait mal?
— Non, c’est un plaisir.
— Demande donc qu’on te l’enlève.
— Il ne faut pas que tout le monde soit borgne.
— C’est vrai.
Et voici le même extrait en version originale:
– Ну, козак, як дила?
– Как сажа бела.
– Глаз, шо ж вин?
– Хожу на уколы.
– Скилько зробилы?
– Восемнадцать.
– Больно чи ни?
– Нет, сладко.
– А ты попроси, шоб воны геть його выризалы.
– Не всем кривым быть.
– Це так.
Les lecteurs russophones perçoivent nettement la différence entre le parler de Garanja et celui de Grigori. Mais cette différence disparaît totalement dans la traduction française. On y trouve seulement une note de bas de page qui dit : « Dans le texte, Garanja parle un langage mi-ukrainien, mi-russe, dont la saveur est évidemment intraduisible ». Cholokhov avait lui même donné une précision de ce type à propos de Garanja : « Il s’exprimait en ukrainien, sauf dans les rares moments où il s’échauffait : il se servait alors du russe et le parlait bien, émaillant son langage de gros mots » (Говорил по-украински, но в редкие минуты, когда волновался, переходил на русский язык и, уснащая его ругательствами, изъяснялся чисто). Comme le roman a été traduit en ukrainien dès les années 1930, il est possible de comparer le choix de Vitez et celui du traducteur ukrainien (Semen Kats2 ). Voici la traduction :
— Ну, козаче, як живемо?
— Як горох при дорозі.
— Око, що ж воно?
— Ходжу на уколи.
— Скільки зробили?
— Вісімнадцять.
— Боляче чи ні?
— Ні, солодко.
— А ти попрохай, щоб вони геть його вирізали.
— Не всім косими бути.
— Це так.
On constate que le choix est le même que celui de Vitez. La différence russe/ukrainien est effacée au profit de l’ukrainien seul. La phrase précisant que Garanja s’exprime tantôt en ukrainien tantôt en russe n’est d’ailleurs pas reprise.
- Sur cette question de la différence entre dialecte et langue, on lira utilement ce qu’en dit Malo Morvan (clic), plus particulièrement p. 103 sqq. [↩]
- Je n’ai pas réussi, à cette date, à identifier avec certitude qui était Semen Kats (Семен Кац). Mais un Semen Markovitch Kats écrivain et traducteur figure parmi les dizaines de milliers de victimes enterrées à Bykivnia. La publication de la traduction en ukrainien du Don Paisible (Тихий Дін) s’était étalée sur 10 ans, de 1931 à 1941. Semen Katz avait traduit les deux premiers livres. Le troisième avait été traduit par Ievhen Ploujnyk, mort de tuberculose aux Solovki en 1936. Le quatrième tome fut traduit par Stepan Kovganiouk. [↩]