Armand Robin et Boris Pasternak

En 1949, dans le recueil Quatre poètes russes, Armand Robin s’excuse auprès des lecteurs de ne pas pouvoir donner le texte russe de certains des poèmes de Pasternak qu’il a traduits, « les textes originaux étant devenus introuvables ». Le plus souvent, il ne donne pas non plus les dates des poèmes qu’il a choisi de traduire, ni la référence des recueils dans lesquels il les a trouvés. Il faut se mettre soi-même en quête. On découvre alors que Robin n’a parfois retenu qu’une strophe ou deux, qu’il a combinée avec d’autres pour reconstituer un poème (ou sa traduction) de son propre cru.

Comme le fait remarquer aussi Françoise Morvan1, il retient comme poème d’ouverture une seule strophe de la « Postface » à Ma sœur la vie (sans le préciser), strophe qui devient dans sa traduction « Le poème d’avant les poèmes ».

Laisse de toi les mots descendre
Comme d’un clos le zeste et l’ambre :
Distraitement et richement,
Lents, très lents, très lentement.

Le texte russe est reproduit, mais sans indication ni de date ni de source. Le voici :

Давай ронять слова,
Как сад янтарь и цедру
Рассеянно и щедро,
Едва, едва, едва.

Le poème de clôture n’est donné que dans sa version française, sous le titre « Le poème qui suit les poèmes » :

Sur votre étagère j’ai posé des poèmes,
Poèmes que vous prenez pour du « moi-même ».
Sur mon étagère aucun poème ;
Et dans les jours que j’ai subis aucun « moi-même ».

Dans la vie de ceux qui le mieux ont chanté,
Des traits d’une telle simplicité
Que quiconque, authentique, y a goûté
Ne peut plus que s’achever en silence entier.

Né de même parenté avec tout ce qui est,
Familier d’un avenir qui dès aujourd’hui est,
Comment ne pas, finalement, tomber
Dans l’hérésie de la simplicité inouïe ?

J’ai honte, tous les jours plus honte
Qu’au profond de ce siècle de telles ombres
Subsiste une certaine haute maladie
Nommée « haut mal de poésie ».

Il s’agit cette fois d’un montage. Françoise Morvan indique que le premier quatrain vient aussi de la « Postface » à Ma sœur la vie ; que « les deux quatrains suivants sont empruntés aux « Vagues », poème qui sert d’introduction au volume Seconde naissance (1932) » et que « la dernière strophe est un fragment de Haute maladie (1923-1928) ». Il n’y a pas de doute pour les 3 derniers quatrains et voici ce que donnerait ce montage dans l’original russe :

Есть в опыте больших поэтов
Черты естественности той,
Что невозможно, их изведав,
Не кончить полной немотой.

В родстве со всем, что есть, уверясь
И знаясь с будущим в быту,
Нельзя не впасть к концу, как в ересь,
В неслыханную простоту

Мне стыдно и день ото дня стыдней,
Что в век таких теней
Высокая одна болезнь
Еще зовется песнь.

Ces trois strophes étaient assez faciles à identifier. C’est plus compliqué en revanche pour la première. Quoi qu’en dise Françoise Morvan, je ne vois pas très bien à quelle strophe de la « Postface » à Ma sœur la vie pourrait correspondre la première strophe de ce « Poème qui suit les poèmes ». Françoise Morvan semble dire que c’est la même qui était traduite ainsi par André du Bouchet, dans L’Incohérence (Hachette Littérature, 1979) : « La place réservée au poète : si elle n’est pas vide elle est dangereuse ». Si c’est le cas, elle ne vient pas de Ma sœur la vie, mais d’un poème de 1931 « À Boris Pilniak » (Борису Пильняку)2:

Напрасно в дни великого совета,
Где высшей страсти отданы места,
Оставлена вакансия поэта.
Она опасна, если не пуста.

Mais la traduction de Robin est alors bien éloignée des vers de Pasternak. C’est peut-être ce qu’entend Françoise Morvan quand elle dit que Robin, ici, « écrit à la place de Pasternak », toutes ces libertés étant selon elle la vraie raison de l’absence de certains textes originaux.

À suivre… peut-être.
.

  1. F. Morvan, Armand Robin ou le mythe du Poète. Paris, Classiques Garnier, 2022. []
  2. On trouve parfois aussi l’intitulé « À un ami » (Другу). []
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