Cette seconde note sur le livre de Richard Hoggart pourra être vue comme une sorte d’intermède musical.
Dans sa présentation de la traduction française, Jean-Claude Passeron notait, dans une formulation savante que l’on ne trouve pas chez Hoggart, que ce dernier s’efforçait « de trouver dans la structure d’un système d’attitudes les principes qui commandent la transformation de cette structure ». C’était le cas par exemple quand Hoggart observait, selon Passeron, que « l’interprétation des chansons de style rock conformément à l’idiome mélodique du Yorkshire finit par les faire ressembler aux anciennes complaintes locales » (p. 23).
Le passage concerné, traduit en français, est le suivant:
J’avais entendu, il y a quelques années, une vedette américaine interpréter Poupée de carton dans le plus pur style rock et je n’aurais jamais imaginé que cette chanson puisse toucher les classes populaires; mais, six mois après la sortie du disque américain, un chanteur local d’un club de Hull l’avait déjà adaptée et, pour ainsi dire, traduite: les deux premiers vers de la chanson (Id’ (sic) rather have a paper doll to call my own/Than just a good-for-nothing real life gal) étaient lancés, dans la version américaine, avec violence et sur un rythme haletant, la voix nasillarde s’attardant sur le « gal » final du second vers. Dans la version du Yorkshire, le chanteur de Hull attaquait l’air sur un rythme deux fois plus lent et transformait la cadence effrénée de l’original pour l’étirer en guimauve et la faire entrer dans le schéma traditionnel du flux et du reflux; quant au « gal » américain, il se voyait adjoindre l’inévitable er nostalgique du nord de l’Angleterre. (p. 211)
Dans la version originale, Hoggart écrit:
I first heard ‘Paper Doll’ sung in the ‘red-hot’ fashion by an American star crooner, and it seemed quite unsuitable for transplantation to Northern England; but two or three years later a local amateur sang it whilst I was in a Hull pub, and it had been beautifully translated. ‘I’d rather have a paper doll to call my own/Than just a good-for-nothing real life gal’ was delivered in the American version with immense speed and attack, and the final ‘gal’ was a powerful sock of a drawl. In Yorkshire the whole thing was taken at half the speed, the rhythms pulled out to the usual up-and-down pattern and ‘gal’ transmuted into the standard Northern-English moan-ending on ‘er’. (p. 161).
La traduction française, cette fois encore, diffère sensiblement de l’anglais. Outre le fait que « two or three years » y deviennent « six mois », le texte anglais est de nouveau quelque peu glosé. Hoggart a pourtant raison quand il dit simplement que la chanson a été « joliment traduite » (beautifully translated) plutôt que d’user d’une formule plus complexe comme « adaptée et, pour ainsi dire, traduite » (ce que Passeron traduisait à son tour en « transformation d’une structure selon les principes d’un système d’attitudes »). Car il s’agit bien en l’occurrence d’une traduction, non pas des paroles, mais du rythme et de l’accentuation, traduction habituelle dans la musique populaire. Hoggart ne nous dit pas qui était le crooner américain qui chantait la version qu’il a d’abord entendue. Ce que l’on peut facilement savoir aujourd’hui, grâce à Wikipedia, c’est que la chanson fut enregistrée pour la première fois en 1942 par les Mills Brothers, avec des paroles qui diffèrent un peu de celles que cite Hoggart.
Je n’ai aucune certitude sur ce que Hoggart appelle « ‘red-hot’ fashion ». C’est cette expression, semble-t-il, que le français rend par « dans le plus pur style rock ». Fallait-il comprendre « dans le style de la chanson ‘Red Hot’ » de Billy ‘The Kid’ Emerson, qui date de 1955, mais qui a été interprétée dès 1957 dans une version plus rock par Billy Lee Riley & The Little Green Men (on trouvera facilement ces enregistrements sur You Tube) ?
Je n’ai pas trouvé sur le web pour l’instant de version rock de Paper Doll antérieure à la première parution du livre de Hoggart (1957). La version suivante par Brian Hyland date de 1960:
Puisque Hoggart parlait d’un crooner star américain (et non de style rock comme la traduction française), on peut penser aussi à la version de Bing Crosby (1956). Sauf qu’elle n’est pas très rapide :
Quant à la version dans le style du Yorkshire, les chances sont faibles de la trouver, à moins qu’elle n’existe quelque part dans les archives de collecteurs tels Peter Kennedy, qui travailla avec Alan Lomax.
Je relève pour terminer cette observation de Hoggart: à la date où il écrivait The Uses of Literacy, « les deux seules chansons modernes qui aient été vraiment adoptées par le public populaire » (« the latest songs to gain a complete entry into the canon » – toujours ce texte anglais plus concis et qui dit quelque chose d’assez différent de la traduction française) étaient How Much is that Doggie in the Window? et Oh, my Papa. Ce n’est pas sans intérêt. La première, enregistrée en 1952 par Patti Page, est citée par Bob Dylan, dans le documentaire de Martin Scorsese, No Direction Home, parmi les chansons très populaires à Hibbing (Minnesota) au début de son adolescence, mais qui lui donnaient justement envie d’entendre autre chose. Keith Richards, de son côté, dit quelque part qu’il avait 12 ou 13 ans quand le rock and roll a vraiment démarré en Angleterre, alors que jusque là c’était How Much is that Doggie in the Window? (citation ici, que je ne retrouve pas dans Life ; elle provient donc vraisemblablement d’une autre source). Ce que ne semble pas avoir anticipé Hoggart en 1957, c’est que le goût populaire était sur le point de se transformer radicalement, sous l’influence entre autres des Beatles, des Rolling Stones et de Bob Dylan, eux-mêmes influencés (entre autres aussi) par le rock and roll.