Toponymie funeste

C’est dans la forêt de Katyń, près de Smolensk, qu’eut lieu le massacre que venait commémorer le président polonais. Je ne sais pourquoi, j’ai voulu connaître l’étymologie de ce mot : Katyń (Катынь). La version russe de wikipédia donne trois interprétations possibles. La première renvoie au verbe russe катать, катить (katat’, katit’ : rouler). Le village de Katyń, qui a donné son nom à la forêt, est en effet situé sur la route commerciale des Varègues au Grecs, qui, au temps de la Russie kiévienne, reliait la Baltique à la Mer Noire, l’Europe du Nord à Constantinople. Le chemin se faisait surtout par voie fluviale, sur la Dvina au nord, sur le Dniepr au sud. Mais dans la région de Katyń, située entre les deux bassins versants, il fallait sortir les bateaux du fleuve et les faire rouler par voie terrestre. Une autre étymologie serait le vieux russe кать, катунь (kat’, katun’ : camp). Des camps pouvaient en effet s’établir ici, sur cette même route des Varègues aux Grecs. Mais wikipédia en propose une troisième : le mot polonais kat, qui signifie bourreau (russe палач, palatch). Katyń désignerait ainsi un lieu de supplice. Cette étymologie polonaise est rendue plausible par le fait que la terre de Smolensk fut sous contrôle polonais du temps de la République des Deux Nations. C’est l’interprétation que retient le quotidien ukrainien russophone Сегодня (Sevodnia) dans un article qui parle de la « mystique de l’accident d’avion de Kaczynski ».

Et cette lecture de la toponymie me fait penser à une autre catastrophe, dans une région relativement proche : celle de Tchernobyl, il y aura bientôt 24 ans. Il y eut en effet des gens pour faire remarquer que le toponyme Tchernobyl (чернобыль) vient du nom vernaculaire russe de l’armoise commune (Artemisia vulgaris) (cf. le dictionnaire de Vladimir Dal).

Artemisia vulgaris

Artemisia vulgaris

Or le genre armoise est aussi celui de l’absinthe (Artemisia absinthium) qui, dans l’Apocalypse de Jean, est le nom de l’étoile qui tombe sur le tiers des fleuves et des eaux pour les rendre amères et mortelles. Et de citer ces vers (prophétiques ?) des années 1930 du poète Nicolas Kliouev, qui chantait la mort de la terre russe sous les coups des plans quinquennaux, retrouvés dans les archives du KGB par Vitali Chentalinski1 :

Тут ниспала полынная звезда, –
Стали воды и воздухи желчью,
Осмердили жизнь человечью.
А и будет Русь безулыбной,
Стороной нептичной и нерыбной!
(extrait de Песнь о Великой Матери)

Ici est tombée l’étoile d’Absinthe,
Faisant des eaux et des airs du fiel,
Empoisonnant la vie des mortels,
Et laissant la Russie éteinte,
Pays sans oiseaux et sans poissons.
(trad. de Galia Ackerman et Pierre Lorrain)

C’est aussi comme cela que les hommes habitent l’œcoumène : en lisant dans les noms de lieu les signes du destin.

  1. Sur les motifs apocalyptiques chez N. Kliouev : А .П. Казаркин, АПОКАЛИПТИКА НИКОЛАЯ КЛЮЕВА (к истолкованию поэмы “Песнь о Великой Матери” []
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Une réponse à Toponymie funeste

  1. Elisabeth.b dit :

    Je n’avais pas vu votre message sur mon blog. D’où une réponse tardive, ce soir.

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