Essentialismes

Raymond Aron s’est exprimé plusieurs fois au sujet du racisme et de l’antisémitisme. Dans Les désillusions du progrès, un ouvrage écrit en 1964-1965 pour l’Encyclopaedia Britannica, mais publié en français en 1969, il consacre tout un chapitre à la question du racisme et du nationalisme. Il y rappelle que les hommes, en tant qu’être sociaux, « inclinent à la pensée essentialiste » (86). C’est-à-dire qu’ils ont tendance à attribuer aux membres de leur propre groupe comme aux membres des groupes étrangers des qualités intrinsèques, tantôt positives, tantôt négatives, censées constituer l’essence de ce groupe.

« La pensée essentialiste, précisait Aron, se définit par deux caractères : elle attribue à tous les membres d’un groupe social, ethnique, historique ou racial des traits qui peuvent, en effet, se rencontrer plus ou moins fréquemment, chez les membres de ce groupe ; elle explique ces traits par la nature du groupe et non par la situation sociale ou les conditions de vie. Quand ce groupe est tenu pour bon, les traits favorables passent pour caractéristiques ; quand il est tenu pour mauvais, seuls les traits défavorables passent pour caractéristiques. Les individus exemptés du mépris qui s’adresse à leur communauté deviennent des exceptions, atypiques » (87).

Le racisme, apparu au 19e siècle en même temps que la notion de race (l’un des ouvrages fondateurs étant L’essai sur l’inégalité des races humaines, de Gobineau, paru en 1853), était, écrivait Aron, un « avatar », de cette pensée essentialiste, soit l’une seulement de ses expressions possibles. L’antisémitisme n’avait pas toujours été raciste. Il le devint clairement au 20e siècle, tout particulièrement dans l’idéologie nazie :

« Les Hitlériens n’ont pas d’autre originalité que la traduction en une philosophie raciste du mode de pensée essentialiste ; ils ont fait ensuite accepter par une nation civilisée cette interprétation d’un stéréotype honteux » (86).

Cette distinction importante permettait au même Aron, dans un ouvrage ultérieur (Plaidoyer pour l’Europe décadente, 1977) de dénoncer la tendance, déjà nette à l’époque, à utiliser la notion de racisme à tort et à travers, pour parler par exemple d’un « racisme antijeune ».

« On a pris la mauvaise habitude d’appeler racisme toute forme d’hostilité à l’égard d’un groupe quelconque » (420).

Si l’essentialisme n’est donc pas nécessairement raciste1, il n’en reste pas moins que tout stéréotype social « va dans le sens de la pensée essentialiste » (87). Aron évoquait plus particulièrement les stéréotypes nationaux, mais cela est vrai également des stéréotypes de classe pour ne prendre qu’un autre cas particulier. Cela est tellement vrai, faisait remarquer Aron, que les adversaires de l’antisémitisme avaient tendance à adopter à l’égard des antisémites la même attitude que ces derniers à l’égard des Juifs. Les antisémites essentialisaient les Juifs, et les anti-antisémites avaient raison de dénoncer cette essentialisation, mais ces derniers ne se rendaient pas compte, bien souvent, qu’eux-mêmes tendaient à essentialiser les antisémites. Cette tendance se retrouvait jusque dans les réflexions d’un authentique philosophe. Dans ses Mémoires, Aron explique en effet qu’après avoir lu les Réflexions sur la question juive de Sartre, il eut un échange avec son ancien condisciple. Il lui reprochait notamment de durcir le portrait de l’antisémite

« au point de lui prêter une essence. Bien sûr, dans sa philosophie l’existence précède l’essence. L’antisémite n’a point à proprement parler une essence, mais il est traversé de part en part par son antisémitisme ; cette hostilité se rattache intimement à son choix existentiel » (647).

Ces remarques d’Aron au sujet des adversaires de l’antisémitisme me semblent faire sens au sujet du Front national et de ses électeurs.

Depuis les premiers succès électoraux de ce parti dans les années 1980, il est de bon ton de le dénoncer comme un parti xénophobe, quand ce n’est pas raciste, exploitant la « peur » et la « haine » de l’« autre »2. Or tous ces termes, utilisés souvent à tort et à travers, ne sont pas équivalents. Je laisse de côté pour l’instant la question de la xénophobie pour traiter de la question du racisme et de l’essentialisme. Il est très improbable que les 6,82 millions d’électeurs du Front national (effectif du 2e tour des dernières élections régionales) soient, dans leur grande majorité, motivés par des considérations racistes. Il est encore plus douteux que ces électeurs soient plus essentialistes que la moyenne des Français3. C’est ce que disait déjà Gauchet dans un article du Débat de 1990, repris dans le recueil La démocratie contre elle-même, qui n’a rien perdu de son actualité aujourd’hui (j’en avais déjà parlé ici dans un billet de 2010).

Ce que l’on peut observer, en revanche, c’est une tendance très nette, chez les adversaires du Front national, à essentialiser les électeurs frontistes. Ces derniers seraient, au minimum, traversés de part en part par leur xénophobie, leur « racisme », leur peur ou leur haine. La naturalisation, qui accompagne souvent l’essentialisme, est patente. Le fameuse tribune de Philippe Sollers dans Le Monde, le 28 janvier 1999, au sujet de la « France moisie » était de ce point de vue exemplaire4. Elle ne visait pas spécialement le Front national, puisqu’elle rangeait dans cette France prétendument « moisie » le PCF et un ministre de l’intérieur de gauche, Jean-Pierre Chevènement. Il n’empêche que cette tribune fournissait un échantillon particulièrement condensé de pensée essentialiste (et naturalisante) au sujet de toute une part de la population française, devenue étrangère aux élites intellectuelles et médiatiques (part de la population qui serait « avare », « soupçonneuse » et « grincheuse » par essence, même si, « de temps en temps, La Marseillaise prend à la gorge, on agite le drapeau tricolore » – je souligne, comme si, là encore, cette partie de la population était commandée par la seule physiologie [et merci au passage pour le drapeau]). Elle montrait que ces élites qui se veulent éclairées n’en continuent pas moins de fonctionner comme n’importe quel groupe humain, de façon ethnocentrique, tendant à se considérer comme les seuls vrais civilisés et rejetant les autres en dehors de la civilisation, du côté de la sauvagerie, de la barbarie ou de la nature (le « moisi », le « rance », le « viscéral »)5.

Or l’Autre absolu, dans la France actuelle, plus encore peut-être que le djihadiste, auquel on prête quand même un minimum de rationalité, c’est l’électeur du Front national. Tout se passe, selon ces élites, comme si le vote frontiste n’était pas vraiment un vote, mais une simple expression de mécontentement, ayant des aspects « tripaux ». Bref, une sorte de cri, plus proche de la pulsion que de la raison. Quand on n’insulte pas l’électeur frontiste, on se penche à son chevet, on essaie de comprendre (mais d’une façon qui nous ramène le plus souvent aux vieilles thèses sur les « mentalités hétérogènes »). On propose parfois aussi quelques pistes qui permettraient de le civiliser, un peu comme Jules Ferry prétendait « civiliser les races inférieures ».

Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette condescendance essentialiste à l’égard d’un électorat qui se recrute pour la plus grande part (mais pas seulement) dans les catégories populaires n’a pas empêché le Front national de s’installer comme une des grandes forces du paysage politique français. Elle y a même probablement contribué, en accréditant la thèse d’un « establishment » éloigné du « peuple ». Les résultats en trompe l’œil du second tour de ces dernières régionales (le Front national, comme par magie, a disparu) ne sauraient évidemment effacer les résultats du premier tour : l’avenir seul nous dira si les artifices qui ont permis d’y parvenir n’ont pas encore accentué le phénomène.

[à suivre : xénophobie et crise identitaire, deux phénomènes à distinguer]

  1. La meilleure définition – et dénonciation – du racisme que je connaisse est encore celle d’Ayn Rand : « le racisme est la pire forme de collectivisme… ». Suite de cette définition ici. []
  2. Il n’est pas le seul ceci dit. D’autres entretiennent la haine des « patrons » ou des « capitalistes », avec moins de succès il est vrai, mais ça n’a pas toujours été le cas et ça pourrait changer… []
  3. Je parle dans ce billet des électeurs. La stratégie agressive et opportuniste du Front national et de sa holding familiale pour enlever des parts de marché à ses concurrents serait un autre sujet. []
  4. Je ne mets volontairement pas de lien mais on la trouvera facilement. Elle a été republiée en 2014 par Jean Quatremer, qui la trouve évidemment « magnifique ». []
  5. C’est un détail, mais il est assez plaisant de voir Sollers citer Heidegger et Céline, contre Péguy, du côté de la pensée complexe. On ne m’en voudra pas de préférer Péguy à Céline. []
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