Tocqueville, Fukuyama et la « guerre nihiliste » contre la démocratie libérale

Il y a presque deux siècles que Tocqueville expliquait à ses contemporains les raisons pour lesquelles il était illusoire de prétendre arrêter le mouvement démocratique. Alors que les ultras, littéralement plus royalistes que le roi, voulaient effacer la Révolution française, les orléanistes prétendaient trouver un compromis : une monarchie associée à une représentation nationale élue au suffrage censitaire. Tocqueville dénonce dans les deux cas l’illusion. La démocratie est en marche. Il est illusoire de prétendre l’arrêter ou même de prétendre se contenter d’un compromis. Puisque le mouvement démocratique est inéluctable, c’est un « fait providentiel », il faut l’accepter. Et si possible l’accompagner, pour que les choses se passent au mieux et pour éviter ses effets pervers (tyrannie toujours possible de la majorité, nouvelles formes de despotisme). Mais pour cela il faut comprendre ; c’est pourquoi il faut « une science politique nouvelle à un monde tout nouveau » (De la démocratie en Amérique, I, introduction)1. Tocqueville n’est pas forcément démocrate « de cœur », du moins au départ. Mais il devient, après son voyage en Amérique, un démocrate de raison (un démocrate par résignation, dira, si je me souviens bien, de façon un peu pessimiste, Raymond Aron) .

La situation aujourd’hui me semble présenter des analogies avec celle de 1835. La question de l’égalisation des conditions est toujours ouverte. On peut, plus exactement, observer un double mouvement bien vu par Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire ou le dernier homme (1992). D’un côté, à gauche, on a l’isothymia, une « exigence hypertrophiée pour la reconnaissance de l’égalité des droits ». Le mouvement était déjà bien engagé en 1992 et « les droits universels de l’individu commen[çaient] à se dissoudre dans un fatras de droits particuliers et particularistes » (Fukuyama, p. 335). Plus de 20 ans après la parution du livre de Fukuyama, il me semble qu’on peut lui donner raison (voir par exemple cet interview de Mark Lilla au sujet du « politiquement correct » – au sens américain du terme –, des dangers de l’idéologie de la diversité et de l’échec de l’appel aux votes ethniques et genrés). De ce côté là, autrement dit, tout se passe comme si, plus l’égalité progresse, plus les moindres inégalités devenaient insupportables. Elles donnent lieu à des revendications exacerbées, exaspérées. De l’autre côté, à droite, on a la megalothymia, qui voit dans l’État démocratique libéral la victoire sans condition de l’esclave. Du point de vue de la megalothymia, les démocraties libérales actuelles seraient le monde du « dernier homme » nietzschéen (Fukuyama, p. 340), un monde où « une multitude d’hommes, tous égaux et semblables, s’efforcent sans relâche de se procurer les plaisirs mesquins et dérisoires dont ils surchargent leur existence » (Tocqueville, cité par Fukuyama, p. 348). Cette megalothymia était pour Fukuyama le principal défi auquel étaient confrontées les démocraties libérales. Mais il se contentait de dire qu’il fallait tenir compte des « fines observations psychologiques » de Nietzsche pour accepter des « exutoires » (p. 360): esprit d’entreprise, compétition électorale pour la reconnaissance publique, diplomatie et politique étrangère, sports, dont les sports à risque, tels que l’alpinisme, l’escalade libre ou le surf – deux activités très développées, observait-il, dans l’une des régions les plus « post-historiques » du monde, à savoir la Californie, ce qui, selon lui, n’était pas un hasard. Si c’était seulement cela la megalothymia, on ne voyait pas bien à vrai dire en quoi elle constituait le principal défi. La suite de l’histoire semble en avoir donné des manifestations bien plus nettes et bien plus virulentes, dont celle des jeunes occidentaux qui rejoignent les djihadistes. Mais il n’est pas certain que la megalothymia se manifeste seulement de ce côté-là ni même seulement à droite, au sens habituel du terme. Quelques paragraphes du dernier chapitre du livre de Fukuyama fournissent des hypothèses pour aujourd’hui et montrent que ce dernier – contrairement à ce qu’avaient prétendu des lecteurs superficiels, qui n’avaient peut-être lu que le titre – ne croyait pas tant que cela à la thèse de la fin de l’histoire :

Supposons toutefois que le monde soit « rempli », pour ainsi dire, de démocraties libérales, de sorte qu’il n’y ait plus ni tyrannie ni oppression dignes de ce nom et contre lesquelles combattre. L’expérience suggère que si les hommes ne peuvent plus lutter pour une juste cause parce que celle-ci a été victorieuse au cours d’une génération antérieure, ils lutteront alors contre cette juste cause. Ils lutteront pour le plaisir de la lutte. En d’autres termes, ils se battront en raison d’un certain ennui : ils ne peuvent pas s’imaginer vivre dans un monde sans luttes. Si la plus grande partie du monde dans lequel ils vivent est caractérisée par des démocraties libérales prospères et pacifiques, alors ils se battront contre cette paix et cette prospérité, et contre la démocratie (p. 370).

La pensée moderne n’oppose aucun obstacle à une future guerre nihiliste contre la démocratie libérale, de la part de ceux qui ont été élevés en son sein. Le relativisme – doctrine qui soutient que toutes les valeurs sont simplement relatives et qui attaque indifféremment toutes les « perspectives privilégiées » – finira par miner aussi les valeurs de la démocratie et de la tolérance. Le relativisme n’est pas une arme que l’on peut employer sélectivement contre les seuls ennemis que l’on aurait choisis : elle tire sans discrimination, brisant les jambes non seulement des « absolutismes », des dogmes et des certitudes de la tradition occidentale, mais aussi de la tolérance, de la diversité et de la liberté de penser que cette tradition met en valeur. Si rien n’est absolument vrai, si toutes les valeurs sont culturellement déterminées, alors les principes favoris comme celui de l’égalité des hommes doivent être eux aussi passés à la trappe (p. 373).

C’est à ces deux citations que j’ai repensé quand j’ai lu ceci, qui m’a été retweeté hier matin :

J’ai d’abord voulu répondre que cette banalisation de l’extrême gauche n’était pas nouvelle, que c’était précisément cela que Raymond Aron, en 1977, dans Plaidoyer pour l’Europe décadente, appelait le sinistrisme (en modifiant quelque peu le sens de ce mot créé par Albert Thibaudet) : « l’application systématique du principe « deux poids deux mesures » ». Mais je me suis dit que les citations de Fukuyama étaient encore une meilleure réponse. Il est clair en effet – mais ce n’est pas nouveau – que l’extrême gauche entretient et développe chez certains une haine des démocraties libérales qui se traduit par cette guerre nihiliste qu’envisageait Fukushima.

PS. L’ébauche de ce billet prévoyait une deuxième partie qui fait le parallèle entre la question de l’égalisation des conditions à l’époque de Tocqueville et la question de la mondialisation aujourd’hui. L’adjectif « providentiel », au sens que lui donne Tocqueville, me semble en effet pouvoir s’appliquer aussi dans le second cas (« Le développement graduel de l’égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les événements comme tous les hommes servent à son développement »). Comme il était vain de prétendre arrêter le mouvement démocratique, il est tout aussi vain de prétendre arrêter la mondialisation. Cela ne veut pas dire qu’il faille s’accommoder des manifestations anomiques de l’une comme de l’autre (Tocqueville n’utilise pas le terme, mais décrit assez bien, en anticipant sur Durkheim, la situation d’anomie dans laquelle se trouve la France de son temps au regard de l’égalisation des conditions). C’est pourquoi s’il fallait à l’époque «une science politique nouvelle à un monde nouveau», il en faut peut-être une autre aujourd’hui.

  1. Tocqueville, au fond, nous donne un très bon exemple de cette politique dont parlait Gagnepain, qui cherche à accompagner le changement plutôt que de s’efforcer de maintenir l’ordre. Il l’incarne certainement mieux que Gorbatchev, que Gagnepain prenait comme exemple à ce sujet (par exemple Huit leçons d’introduction, p. 230-231), mais dont la politique fut très ambiguë et qui de toute façon perdit assez rapidement le contrôle de la situation (Gorbatchev, à partir d’un certain moment, est mené par les événements bien plus qu’il ne les dirige). []
Ce contenu a été publié dans Histoire, Sociologie, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.