La Dame de pique de Lounguine, variation sur la domination

Le dernier film de Pavel Louguine, La Dame de pique (Дама пик), sorti l’an dernier, est un thriller particulièrement réussi dont les personnages sont engagés dans une nouvelle mise en scène de l’opéra de Tchaïkovski du même nom (Пиковая дама) lui-même inspiré par la nouvelle de Pouchkine (Пиковая дама). C’est dire que Lounguine utilise largement le procédé de la mise en abyme: l’œuvre littéraire est insérée dans l’opéra qui est inséré dans le film. Le ressort dramatique résulte précisément d’une sorte de confusion par le personnage principal, Andreï, de ces trois plans. Désireux d’obtenir à tout prix le rôle d’Hermann, le personnage principal de la nouvelle de Pouchkine, dans la nouvelle mise en scène de l’opéra par la diva Sofia Mayer (Ksenia Rappoport), Andreï (Ivan Iankovski), jeune chanteur, pauvre et encore inconnu, va vouloir lui prouver qu’il est Hermann. Il parvient à ses fins et obtient le rôle, mais ce sera au prix de l’esclavage. La noirceur déjà présente chez Pouchkine (Hermann devient fou), accentuée chez Tchaïkovski (Hermann se suicide), est poussée à son maximum chez Lounguine.

Mais le film peut être vu aussi comme une variation quasi-clinique sur le thème de la domination. Andreï, à la fin du film, comprend qu’il a toujours appartenu, corps et âme, à Sofia Mayer. Elle est la maîtresse. Il est l’esclave. Le film montre bien que la question de la domination est une question de pouvoir et de rôle (de munus) largement indépendante de la question du genre (masculin/féminin) qui est une question de statut (de nexus). Les deux questions peuvent être liées, mais l’étude de cette liaison demande une analyse autrement plus fine que bien des analyses en termes de domination masculine, y compris quand elles sont l’œuvre de Pierre Bourdieu. J’avais lu, il y a longtemps, le livre dirigé par Slavoj Žižek, Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Lacan sans jamais oser le demander à Hitchcock (première édition 1988). Après avoir vu le film de Lounguine, je me suis dit qu’il serait possible, de la même façon, de présenter et d’approfondir les concepts et la grille d’analyse dont nous avons hérité de Jean Gagnepain à partir d’une série de films. Ce pourrait être Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Gagnepain sans jamais oser le demander à Lounguine (Luna Park sur le statut et l’identité, L’Île sur la culpabilité, Tsar sur la violence et la mal-mesure du pouvoir, etc.). Mais d’autres réalisateurs feraient sans doute aussi l’affaire.

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