« Système zoophage »

La presse quotidienne nous apprend une nouvelle fois que « des actions pacifiques de militants antispécistes ont eu lieu dans plusieurs villes de France ce samedi [22 septembre], pour dénoncer le commerce et la consommation de viande » (Le Télégramme, 22 septembre 2018). Par ces actions devant des commerces de boucherie, ces militants qui «s’opposent à toute hiérarchie entre espèces, notamment entre l’être humain et les animaux» entendent dénoncer un « système zoophage » dont la vitrine dans nos villes est celle des artisans bouchers.

Dans ce billet très court, je me contenterai de pointer une certaine contradiction dans ces actions et dans la philosophie qui les motive.

De deux choses l’une:

  • ou bien il n’existe pas de hiérarchie entre les espèces («l’homme», comme ils le disent parfois aussi, «est un animal comme les autres») mais dans ce cas on ne voit pas très bien comment on peut prétendre interdire la «zoophagie» aux seuls humains sans l’interdire aussi aux autres espèces carnivores : si «la viande est un meurtre» comme le dit l’association organisatrice des actions de samedi, elle l’est aussi chez tous les autres animaux carnivores, et il ne faut pas seulement dénoncer les bouchers (humains) mais aussi les chats, les chiens, les loups, les rapaces, diurnes et nocturnes, les brochets, les bars (Dicentrarchus labrax), etc. ainsi que de très nombreux insectes, dont les frelons asiatiques (Vespa velutina) tueurs d’abeilles ainsi bien sûr ceux de la famille des Ichneumonidés dont les larves sont le plus souvent endoparasites : elles dévorent vivant l’animal dans lequel elles se développent, un traitement qui parut à Darwin si cruel qu’il le conduisit, selon sa correspondance, à perdre la foi: un Dieu bon n’aurait pas pu créer une chose pareille (I cannot persuade myself that a beneficent & omnipotent God would have designedly created the Ichneumonidæ with the express intention of their feeding within the living bodies of caterpillars, or that a cat should play with mice, Lettre de Charles Darwin à Asa Gray, 22 mai 1860.). Certains penseurs antispécistes sont d’ailleurs assez conséquents, si l’on peut dire, de ce point de vue. C’est ainsi que Eze Paez, l’un des intervenants au colloque La libération animale, quarante ans plus tard, organisé en mai 2015 à Rennes 2, évoquait, au nom de la lutte contre la souffrance et en faveur du «bien-être positif net», la nécessité d’intervenir, autant que possible, non seulement dans les élevages, mais aussi dans la nature, pour y éviter la souffrance et la mort prématurée («Les animaux qui vivent à l’état naturel, affirmait-il en préambule de sa réflexion, connaissent, dans leur très grande majorité, la souffrance et la mort prématurée. […] Assurément, notre capacité à intervenir dans la nature de façon à aider efficacement les animaux qui y vivent est très limitée. Néanmoins, il existe des interventions, à petite échelle, que nous pouvons effectuer et que, d’après cette position, nous avons d’excellentes raisons de réaliser : par exemple, mettre en place des programmes de vaccination, distribuer de la nourriture ou prendre en charge des orphelins et des adultes blessés »1).
  • ou bien c’est la «zoophagie» humaine et seulement celle-là qui fait scandale et qu’il s’agit d’abolir, mais dans ce cas cela revient à reconnaître, sinon nécessairement une hiérarchie entre les espèces2, en tout cas le fait que l’homme n’est pas un animal tout à fait comme les autres puisque l’on a envers lui et envers lui seulement une exigence éthique (un Non occides – «tu ne tueras pas» – absolu) que l’on n’a pas à l’égard des autres espèces animales carnivores. De ce point de vue d’ailleurs, l’antispécisme n’innove pas complètement. Le jaïnisme, par exemple, a depuis longtemps poussé l’exigence de non-violence et de respect de la vie (ahiṃsā) jusqu’au point où certains de ses adeptes prennent soin de ne pas allumer de flamme à la tombée de la nuit pour éviter que des insectes, attirés par la lumière, ne s’y brûlent accidentellement. Mais le végétarisme a été aussi l’une des manifestations du «renoncement à la chair» dans l’Antiquité tardive, tant chez les païens (le néo-platonicien Porphyre de Tyr par exemple) que chez les chrétiens, les uns et les autres ayant pu s’influencer mutuellement3.

En pointant comme je viens de le faire cette contradiction chez les «antispécistes», je n’entends pas du tout condamner leur «éthique de conviction». Il s’agit bien plutôt d’indiquer qu’il s’agit justement d’une éthique, c’est-à-dire d’un phénomène spécifiquement humain, qui a sa rationalité propre, tout en observant aussi que les convaincus, persuadés dans ce cas comme dans d’autres d’incarner la morale (ce sont bien des entrepreneurs de morale au sens de Howard Becker), tendent à vouloir politiquement l’imposer aux autres (voir plus généralement sur ces sujets le numéro 20 de Tétralogiques consacré aux rapports entre morale et politique).

  1. Eze Paez, « Posséder des intérêts sans avoir de désirs, concevoir une chose comme mauvaise sans que des intérêts soient en jeu. La valeur négative de la mort dans l’utilitarisme hédoniste de Peter Singer », p. 83-99. in Émilie Dardenne, Valérie Giroux et Enrique Utria (dir.). Peter Singer et La libération animale. Quarante ans plus tard, Presses Universitaires de Rennes, 2017, 162 p. []
  2. Le mot hiérarchie nous vient du latin ecclésiastique (hierarchia), lui-même issu du grec (ἱεραρχία), et fait référence au sacré (ἱερός). Il désigne à l’origine, dans le christianisme, l’ordre et la subordination des neufs chœurs des anges: la première hiérarchie (séraphins, chérubins, trônes); la seconde hiérarchie (dominations, puissances, principautés); la troisième hiérarchie (vertus, archanges, anges). Mais on le trouve parfois utilisé en écologie au sujet des niveaux et réseaux trophiques. []
  3. Voir sur ce sujet E.R. Dodds, Pagan and Christian in an Age of Anxiety, Cambridge, Cambridge University Press, 1965, 144 p. ainsi que Peter Brown, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1995, 597 p. []
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