Xavier Grall, Glenmor et les « coureurs de tubes»

Les noms des quatre scènes du festival des Vieilles Charrues à Carhaix sont Glenmor, Kerouac, Grall et Gwernig. On peut espérer que quelques-uns au moins des festivaliers font attention à ces noms et cherchent à en savoir un peu plus sur ceux qui les portaient. Mais on ne peut s’empêcher de se demander aussi si ces derniers apprécieraient tant que ça la programmation. Il n’est pas certain que la Bretagne et le monde dont rêvaient Glenmor, Grall et Gwernig soient ceux, par exemple, de Booba ou de David Guetta, annoncés en juillet 2019 à Carhaix depuis le 18 décembre (clic).

En 1975, les éditions Plon avaient publié dans la collection Terre humaine le livre de Pierre-Jakez Hélias, Le Cheval d’orgueil. Mémoires d’un Breton du pays bigouden. Le succès éditorial, pour un livre de ce type, fut immense, reposant, comme tout succès de cette importance, sur une bonne part de malentendu. Même l’édition française de Playboy lui consacra un article en août 1976. « La Bretagne selon Jakez Hélias » annonçait la une !

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Xavier Grall n’était pas spécialement rigoriste. Il dénoncera en 1980, dans Arthur Rimbaud. La marche au soleil, le « jansénisme rance » qui « croupissait au fond de l’enseignement » qu’il avait reçu enfant et adolescent au collège de Saint-Pol-de-Léon :

Il était écrit que tout dût être triste : la chair, l’amour, l’amitié, la beauté, la vie. Une culpabilité diffuse et fatale imprégnait nos âmes. Le péché était partout, singulier et pluriel, universel, roulant nos vies dans un flot de ténèbres, paralysant nos élans, rongeant nos désirs et nos appétits et jusqu’à nos soifs de connaissance !

En 1979, après le voyage de Jean-Paul II en Irlande, il écrit que «sur le chapitre de la liberté des mœurs, l’Irlande n’est certes pas un modèle et, là-dessus, l’Église serait avisée de tourner quelques pages » (La Vie, 1-XI-1979, repris dans Les vents m’ont dit, 1982).

Mais tout comme son ami Glenmor, il n’appréciait guère le monde mercantile dont le magazine d’Hugh Hefner était (et reste) l’un des vecteurs et des emblèmes. Il s’exprime à ce sujet dans les premières lignes d’une lettre à Glenmor datée du 10 août 1976 :

P.J. Hélias, dans Play Boy ! As-tu vu ça ? Moi non plus… J’imagine pour bientôt des développements érotiques sur le symbolisme de la coiffe bigoudène. Le monde moderne récupère tout. Il a une faculté d’absorption gigantesque, éléphantesque. Il récupère même ce qui l’attaque, ce qui le nie, et jusqu’au Cheval d’Orgueil1.

En 1972, dans la présentation d’un livre de chansons de Glenmor, Grall citait quelques vers de Table d’hôte (Glenmor, album Cet amour-là…, 1969), et prévoyait que « les imbéciles, les coureurs de « tubs », les entubés trouveront désuètes ces paroles »2. Combien de ces « coureurs de tubes » désormais, ô Milig et Xavier, sur les scènes qui portent vos noms ?

Oui, c’est vrai, le monde moderne a une faculté d’absorption gigantesque. Et les tildes sur les Fañch n’y pourront pas grand-chose.

J’ai choisi les horizons de brume
Les voies détournées, les chemins creux
J’ai choisi le chant d’amertume
Le rire sans soleil, le rire des vieux
J’ai choisi le chemin des peines
La vallée des cœurs endormis
Et chanté les vieilles rengaines
Du monde enseveli

(Glenmor, « J’ai choisi », album Glenmor à la Mutualité, 1967)

  1. Xavier Grall à Glenmor, dans Mikaela Kerdraon, Kan ha Diskan. Correspondance Grall-Glenmor, Spézet, Coop Breizh, 2007, p. 196 []
  2. Xavier Grall, Glenmor, Paris, Seghers, Chansons d’aujourd’hui, 1972, p. 13 []
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